04/04/2012
Amelia Rosselli (1930-1996),"Une brève anthologie", dans Europe, avril 2012

Dialogue avec les poètes
De poète à poète : dans un langage stérile, qui
s'approprie la bénédiction et en fait un petit
jeu ou geste, ralentissant le pas sur le fleuve
pour laisser dire toute honnêteté. De poète en poète :
semblables à de gros oiseaux, qui ravissent le vent
qui les porte et contribue à améliorer la
faim. Petit à petit un futile motif qui
les réjouit, eux qui se voient croître en estime, les lettrés
aux chemises ouvertes qui bronzent, au soleil
de toutes les tranquillités ; un petit geste malheureux
les reconduit dans l'au-delà avec la mort qui semble
descendre et les enserrer.
Ironique facticité, ou y a-t-il une vérité ? dont je
puisse dire qu'elle est aussi la tienne ?
Mais dans le fleuve des possibles se levait aussi
un petit astre nocturne : ma vanité, d'être parmi
les premiers un géant de la passion, un Christo-emblême
des renoncements. Annonçant chasteté, problèmes
des bouches viriles, j'ai su que tu t'étais tué
d'un coup sec à la nuque : empire sur soi si
dans la nuit tonne l'ouragan. Ouragan particule
de si vaste emprise qu'il fait ruisseler ton front même
de pudeurs inexistentielles.
Et au coup d'horloge je te revis, mort sur le carrelage, brandir
des non-sens, repasser ta chemise aux quatre coins
et à la terre crachant des coups de pied conformistes.
*
Changer la prose du monde,
son horloge intacte,
et nous qui encadrons les manèges
épuisants de baisers.
Tu as inventé de nouveau la lune,
c'est une pauvre île
elle t'appelle avec une contingence désespérée
abâtardie par les longs dîners.
Amelia Rosselli, Une brève anthologie, traduction de l'italien de Marie Fabre, dans Europe, avril 2012, n° 1996, p. 214-215 et 220
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : amalia rosselli, dialogue avec les poètes, europe |
Facebook |
03/04/2012
Robert Desnos, Corps et biens, Les portes battantes

Chanson de chasse
La chasseresse sans chance
de son sein choie son sang sur ses chasselas
chasuble sur ce chaud si chaud sol
chat sauvage
chat chat sauvage qui vaut sage
Laissez sécher les chasses léchées
chasse ces chars sans chevaux et cette échine
sans châle
si sûre chasseresse
son sort qu'un chancre sigille
chose sans chagrin
chanson sans chair chanson chiche.
Rober Desnos, Corps et biens, dans Œuvres, éditions établie et présentée par Marie-Claire Dumas, Quarto Gallimard, 1999, p. 530.
Paris
Pas encore endormi,
J'entends vos pas dans la rue, hommes qui vous levez tôt,
Je distingue vos pas de ceux de l'homme attardé, aussi sûrement que
l'aube du crépuscule.
Sans cesse il est des hommes éveillés dans la ville.
À toute heure du jour des hommes qui s'éveillent,
Et d'autres qui s'endorment.
Il est, pendant le jour, d'invisibles étoiles dans le ciel.
Les routes de la terre où nous ne passerons jamais.
Le jour va paraître.
J'entends vos pas dans l'aube,
Courageux travailleurs matinaux.
Le soleil se pressent déjà derrière la brume.
Le fleuve coule plus nonchalamment.
Le trottoir sonne sec sous le pas.
Le son des horloges est plus clair.
Vienne l'indécis mois de mars et les langueurs du printemps
Tu te lèves, tu t'éclaires, tu éclates,
Figure de pavé et de cambouis,
Ville, ville où je vis,
Paris
Robert Desnos, Les Portes battantes, dans Œuvres, édition établie et présentée par Marie-Claire Dumas, Quarto Gallimard, 1999, p. 815.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : robert desnos, vorps et biens, les portes battantes, jeux de mots |
Facebook |
02/04/2012
Philippe Beck, Un Journal

Samedi 11 février 2006
À Françoise Santon
« Je peins comme d'autres écrivent leur autobiographie. Mes toiles, finies ou non, sont les pages de mon journal, et en tant que telles, elles sont valables. L'avenir choisira les pages qu'il préfère » (Picasso). Journal est l'autobiographie du monde. Il y a des pierres. C'est pourquoi il peint ce que voient beaucoup. Déductions sont descriptions, ou visions communes, phrasées, des pensées courantes et concrètes, possibles, nombreuses, des vues distribuées ; et « l'effort dramatique d'une vision à l'autre » (Picasso) fait la transition des pages de la vie générale : J. Imp. est le livre des suavités.
Ainsi la Vision des faits de la nuit. Hamlet (III, 1) voit la réalité de Sommeil. La Commune du Sommeil. Il se tient avant le Lit, avant le Désir d'Oubli de Lady M. En deçà du Regret-Macbeth. Lady a l'idée de la Consommation Capitale. Idée tardive avant folie de marche incosnciente aux yeux de bœuf, et espace abîmé. Hamlet voit la frontière du Lit. Il oublie Consomm., en deçà de la peur. Il trouve la frontière ou pré-désir. Lit est l'espace loin. Et Désir de sommeil est feu éteint — désir de la boisson de rêve ou philtre d'oubli. Hamlet est ancien. Il trouve le moment exact : une frontière où l'humain résiste aux mille chocs d'existence. Au Chant du Sommeil Infini aussi. Désir Guerrier de Dormir est humain ? Souhait du sommeil long, baume subtil sur des effets de flèches et de masses d'existence dans la mer d'ennuis = Souhait de quitter la Condition, Rhumaine Condition, ou Transcendantal d'élaboration de la pensée dans un corps, en trois temps. Pensée contacte la réalité. Sommeil Infini fait peur, et interdit l'image de la disparition du rythme et des rêves rythmés. Éveil = férocité orgiaque + tendresse lyrique ? Mais chant prend le sommeil, huile de lampe et fleurs de lilas. « Je ne regarde pas la douleur, les souvenirs de la souffrance et l'oppression comme nécessaires pour grandir » (Janácek, Discours à l'Apple Tree Farm, 2 mai 1926).
[...]
Philippe Beck, Un Journal, Flammarion, 2008, p 182-183.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe beck, un journal, hamlet |
Facebook |
01/04/2012
Jules Renard, Journal, 1887-1910
La tombe : un trou où il ne passe plus rien.
Sans son amertume, la vie ne serait pas supportable.
Je ne me lie avec personne à cause de la certitude que j'ai que je devrai me brouiller avec tout le monde.
Famille. La recevoir du bout des lèvres, du bout des doigts et, enfin, du bout du pied.
Le paysan est peut-être la seule espèce d'homme qui n'aime pas la campagne et ne la regarde jamais.
La vie n'est pas si longue ! On n'a pas le temps d'oublier un mort.
Paris : de la boue, et toujours les mêmes choses. Les livres ont à peine changé de titres.
La vie est la mine d'où j'extrais la littérature qui me reste pour compte.
Il a perdu une jambe en 70 : il a gardé l'autre pour la prochaine guerre.
Dans l'ombre d'un homme glorieux, il y a toujours une femme qui souffre.
Les eaux vertes de la mémoire, où tout tombe. Et il faut remuer. Des choses remontent à la surface.
La sagesse du paysan, c'est de l'ignorance qui n'ose pas s'exprimer.
La vie est courte, mais l'ennui l'allonge. Aucune vie n'est assez courte pour que l'ennui n'y trouve pas sa place.
Résumer mes notes année par année pour montrer ce que j'étais. Dire : « J'aimais, je lisais ceci, je croyais cela. » Au fond, pas de progrès.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 971, 979, 981, 991, 993, 1004, 1008, 1011, 1023, 1032, 1033, 1034, 1038, 1039.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jules renard, journal, ennui, mémoire, famille |
Facebook |
31/03/2012
Pierre Michon, Le Roi du bois

J'ai peint pour être prince.
J'avais peut-être douze ans. C'était le plein été, l'heure du soir où il fait encore chaud, mais les ombres tournent. Je faisais glander des porcs dans un bois de chênes vers Nemi, en contrebas d'un grand chemin ; j'avais écorcé une baguette et m'étais beaucoup réjoui d'en frapper ces grosses bêtes ineptes passant à ma portée. Je m'en étais lassé et me contentais de briser à toute volée les fougères, les fleurs hautaines du sous-bois, dont ma violence exaltait les odeurs ; j'aimais user de ce fléau. J'entendis venir de loin une voiture lourde, à petit train ; je me cachai et me tins coi : le plein soleil frappait la route et j'étais là dans l'ombre à regarder cette route au soleil, pas plus haut que la terre, invisible. À dix pas de moi et de mes porcs dans la lumière de l'été un carrosse s'arrêta, peint, chiffré, avec des bandes d'azur ; de cette caisse armoriée jaillit une fille très parée qui riait ; elle courut comme vers moi ; elle m'offrit ses dents blanches, la fougue de ses yeux ; toujours riant elle se suspendit à la limite de l'ombre, résolument me tourna le dos, un interminable instant elle se campa dans ce soleil marbré de feuilles où flambèrent ses cheveux, ses jupes d'azur énorme, le blanc de ses mains et l'or de ses poignets, et quand dans un rêve ses mains se portèrent à ses jupes et les levèrent, les cuisses et les fesses prodigieuses me furent données, comme si c'était du jour, mais un jour plus épais ; brutalement tout cela s'accroupit et pissa. Je tremblais. Le jet d'or au soleil sombrement tombait, faisait un trou dans la mousse. La fille ne riait plus, tout occupée à serrer haut ses jupes et sentir d'elle s'évader cette lumière brusque ; la tête un peu penchée, inerte, elle considérait le trou que cela fait dans l'herbe. La défroque d'azur lui bouffait à la nuque, craquante, gonflée, avec extravagance offrant les reins.
Pierre Michon, Le Roi du bois, éditions Verdier 1996, p. 13-15.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre michon, le roi du bois, le peintre |
Facebook |
30/03/2012
Jan Wagner, Archives nomades

forêt en février
un laboratoire secret dans une cave qu'en toute hâte
on camoufle dès qu'approche les pas d'un non-initié ;
pendant que sous l'écorce fébrilement
s'élabore la formule de l'été qui vient.
la mousse, penchée sur des troncs renversés,
comme un bibliothécaire sur de vieux in-folio.
de temps à autre, un oiseau réduit brusquement
au silence par quelque passant.
les racines qui étaient la terre.
les branches qui étaient le ciel.
la pâle flaque de lumière dans sa grisaille
comme si tout là-haut s'ouvrait une lucarne.
februarwald
ein heimliches kellerlabor das man hastig tarnt
sobald die schritte uneingeweihter sich nähern;
unter der borke derweil wird fieberhaft
an der formel des kommenden sommers gearbeitet.
das moos, über umgestürzte stämme gebeugt
wie ein bibliothekar über alte folianten.
ein vogel ab und an der unvermittelt
von irgend jemandem zum schweigen gebracht wird.
die wurzeln die erde zusammenhalten.
die zweige die den himmel zusammenhalten.
die blasse lache licht in dessen grau
als würde weit oben eine luke geöffnet.
Jan Wagner, Archives nomades, édition bilingue, traduit de
l'allemand et postfacé par François Mathieu, Cheyne éditeur,
2009, p. 23 et 22.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jan wagner, archives nomades, forêt en février |
Facebook |
29/03/2012
Giorgio de Chirico, Poèmes

Souvenir d'enfance
Il me souvient d'avoir vu souvent,
La ville entière tourner par là
Où se tournait le vent
Mélancolie
Lourde d'amour et de chagrin
mon âme se traîne
comme une chatte blessée
— Beauté des longues cheminées rouges
Fumée solide
Un train siffle. Le mur
Deux artichauts de fer me regardent.
J'avais un but. Le pavillon ne claque plus
— Bonheur, bonheur, je te cherche —
Un petit vieillard si doux chantait doucement
une chanson d'amour
Le chant se perdit dans le bruit
de la foule et des machines
Et mes chants et mes larmes se perdront aussi
dans tes cercles horribles
ô éternité.
Giorgio de Chirico, Poèmes [Poesie], présentés par Jean-Charles Vegliante, Solin, 1981, p. 56, 25.
Giorgio de Chirico, Autoportrait, 1953.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : giorgo de chirico, poèmes, mélancolie, souvenir d'enfance |
Facebook |
28/03/2012
André Suarès, Poétique

Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ni comment on oppose, en poésie, le vers régulier au vers libre, l’assonance à la rime, le verset à la mesure uniforme. Parlant poétique, on n’oublie que la poésie. Il est vrai que les plus acharnés à faire la théorie du poème sont les moins poètes, ou ne le sont pas du tout. En poésie, l’âme est tout : elle seule est créatrice ; et poésie veut dire création. C’est elle, sentiment ou pensée, qui cherche à donner une forme absolue à son objet. Mais quelle forme est absolue réellement ? Celle-là seule qui communique à l’auditoire l’émotion du poète. Par auditoire, il faut entendre le lecteur, le spectateur, l’homme qui attend de l’artiste une émotion qu’il espère, mais qu’il ne saurait se donner lui-même.
Le nombre est la forme du poème. Le nombre ne dépend pas du compte plus ou moins arbitraire qu’on en fait sur ses doigts. L’alexandrin est un nombre admirable, comme l’iambe tragique des Grecs ; ce n’est pas le seul. Il en est beaucoup d’autres. Ils sont légitimes, dès qu’ils touchent à la perfection ou qu’ils en approchent. Les formes régulières sont les plus faciles : tel en est l’avantage. Mais la monotonie s’en suit, et ce tour banal qui nuit à la création originale. Ainsi, il y a une servitude réelle de la rime, qui tourne l’esclavage. […]
Oui ou non, y a-t-il une foule de vers réguliers en toute langue, qui sont déserts de toute poésie ? Y a-t-il une grande poésie, vivante et féconde, dans un certain genre de prose ? Le grand poète crée son nombre, quel qu’il soit. Il faut y être sensible, comme à la musique sans barres de mesure, et à l’encontre des accords permis par l’école. Dans les poèmes en prose de Baudelaire, la poésie n’est pas moins présente que dans Les Fleurs du Mal : elle est autre, et n’est pas du même genre, voilà tout.
André Suarès, Poétique, texte établi et préfacé par Yves-Alain Favre, éditions Rougerie, 1980, p. 84-85.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré suarès, poétique, vers régulier, vers libre, assonance |
Facebook |
27/03/2012
Bernard Delvaille, Blues, dans Poèmes (1951-1981)

Rencontre
Dans les couloirs du métro vers minuit
j'allais seul hâtant le pas
Lorsque j'arrivai sur le quai
je m'aperçus que j'étais suivi
Un homme marchait derrière moi
il fumait une cigarette bleue
et était habillé de noir
avec un immense col blanc
il n'avait pas de cravate.
Je fis comme si je ne l'avais pas vu
Le métro arriva alors en sifflant
Au moment où je soulevais le loquet
L'homme s'approcha de moi
et me murmura lentement à l'oreille
Ne crains rien Je suis le Désespoir
La porte se referma Le métro démarra
L'homme resta seul sur le quai
Je le vis encore au loin quelques secondes
il avait un revolver à la main
et il l'appuyait contre sa tempe
Bernard Delvaille, Blues, dans Poèmes (1951-1981),
Seghers, 1982, p. 247.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bernard delvaille, blues, désespoir |
Facebook |
26/03/2012
Max Ernst, Au-delà de la peinture (1936)

La mise sous whisky marin
Qu'est-ce que le collage ?
L'hallucination simple, d'après Rimbaud, la mise sous whisky marin, d'après Max Ernst. Il est quelque chose comme l'alchimie de l'image virtuelle. LE MIRACLE DE LA TRANSFIGURATION TOTALE DES ÊTRES ET DES OBJETS AVEC OU SANS MODIFICATION DE LEUR ASPECT PHYSIQUE OU ANATOMIQUE.
« La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.
Je m'habituai à l'hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d'une église, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ;les monstres, les mystères, un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.
Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots ! » (Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer)
Quel est le mécanisme du collage ?
Je suis tenté d'y voir l'exploitation de la rencontre fortuite de deux réalités distantes sur un plan non-convenant (cela dit en paraphrasant et en généralisant la célèbre phrase de Lautréamont : Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie) ou, pour user d'un terme plus court, la culture des effets d'un dépaysement systématique selon la thèse d'André Breton :« La surréalité sera d'ailleurs fonction de notre volonté de dépaysement complet de tout (et il est bien entendu qu'on peut aller jusqu'à dépayser une main en l'isolant d'un bras, que cette main y gagne en tant que main, et aussi qu'en parlant de dépaysement, nous ne pensons pas seulement à la possibilité d'agir dans l'espace). » (Avis au lecteur pour La Femme 100 têtes)
Une réalité toute faite, dont la naïve destination a l'air d'avoir été fixée une fois pour toutes (un parapluie) se trouvant subitement en présence d'une autre réalité très distante et non moins absurde (une machine à coudre) en un lieu où toutes deux doivent se sentir dépaysées (sur une table de dissection), échappera par ce fait même à sa naïve destination et à son identité ; elle passera de son faux absolu, par le détour d'un relatif, à un absolu noueau, vrai et poétique : parapluie et machine à coudre feront l'amour. Le mécanisme du procédé me semble dévoilé par ce très simple exemple. La transmutation complète suivie d'un acte pur comme celui de l'amour, se produira forcément toutes les fois que les conditions seront rendues favorables par les faits donnés : accouplement de deux réalités en apparence inaccouplables sur un plan qui en apparence ne leur convient pas.
Max Ernst, Au-delà de la peinture (1936), dans Écritures, collection "Le Point du jour", Gallimard, 1970, p. 252-256.
Publié dans ÉCRITS SUR L'ART | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : max ernst, au-delà de la peinture, collage, surréalité |
Facebook |
25/03/2012
Pierre Bergounioux, Carnets de notes, 2000-2010
[...] Un pont escamotable, sur flotteurs, enjambe le canal du Midi. Je le verrai s'écarter pour donner passage à un bateau de plaisance. Étrange endroit. Des cabanes de pêcheurs sont bâties sur le talus. Des gens vaquent à leurs occupations, accomplissent des gestes paisibles, nettoient des poissons. D'autres, sur des voiliers, prennent le soleil, un jour ouvrable, à dix heures du matin ! Dans l'eau peu profonde de l'étang, des flamants roses, les premiers que je vois. Des mulets bondissent à la surface. À gauche, sur sa levée de terre, la cathédrale de Maguelone. Nous marchons le long de l'étang jusqu'à la mer qui mugit, bleue, élémentaire, comme originelle, derrière un talus. Les rouleaux brisent sur le sable jonché de galets de toutes les couleurs. Il y a aussi des fragments de calcaire creusés, ajourés par le travail de l'eau. J'aimerais m'attarder, voir, m'emplir les yeux de pareil spectacle. Je suis mort au monde depuis près de quarante ans. Il a donc cessé, de son côté, d'exister. Et voilà l'éclatante preuve du contraire. [Je 19.5.2005]
[...] je dispose, soudain, d'une merveille qui avait croisé ma route, lorsque j'avais dix ou douze ans, et que j'avais cru perdre sans retour, comme tant de choses belles, éblouissantes, à peu près incroyables, qui déchiraient parfois la grisaille des commencements et s'effaçaient aussitôt. [...] J'ai oublié si c'est à l'école de musique que j'avais entendu ce concerto, sous les mains de Philippe Entremont, ou, plus prosaïquement, à la radio. Je me le suis chantonné longtemps, avec la voix du dedans, et puis je n'y ai plus pensé. [...] Une des expériences cardinales de l'enfance située et datée qui fut la mienne aura été la rencontre de merveilles qui disparaissaient quand à peine j'avais entrevu l'inimaginable félicité dont elles étaient chargées.[...] tels morceaux de musique qui eurent, tous, la vertu de me laver de tout, de me dispenser une liesse dont leur aide, seule, me rendait susceptible. La contrepartie de ces visites, c'était, c'est resté la succession de pertes et de deuils en quoi elles se muaient, incapable que j'étais de les retenir, d'en épuiser les blandices. Une partie, au moins, des tâches qui m'auront occupé par la suite visait à récupérer ce dont l'ignorance, l'impuissance — les miennes mais celles aussi de ma petite patrie — m'avaient continuellement spolié. [Di 6.4.2008]
Pierre Bergounioux, Carnets de notes, 2001-2010, éditions Verdier, 2012, p. 568, 846-847.
© Photo Chantal Tanet, mai 2007
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre bergounioux, carnet de notes, journal, souvenirs d'enfance |
Facebook |
24/03/2012
Bashô Seigneur ermite, L'intégrale des haïkus

Nuit sous les fleurs —
ascète raffiné à l'excès
je me surnomme "Seigneur Ermite"
Mes yeux étincellent
d'avoir tant désiré la floraison —
Cerisiers pleureurs
Espérant le cri du coucou,
j'entends les cris
du marchand de légumes verts
Coucou, quand chantes-tu ?
les fleurs de prunier
épanouies depuis janvier
Impromptu du 20 mars
Cerisiers en fleur —
heureux pour sept jours
d'y admirer une grue !
Un coucou
vole et coucoule à maintes reprises —
quelle agitation !
Bashô Seigneur ermite, L'intégrale des haïkus, édition bilingue par Makoto Kemmoku et Dominique chipot, LaTable Ronde, 2012, p. 95, 77, 57, 64, 95,132, 141.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bashô, les haïkus, dominique chipot, le coucou |
Facebook |
23/03/2012
Jacques Ancet, Chronique d'un égarement

Une lumière
Que veut dire lumière ? Et poésie ? Les noms ne désignent qu'une énigme. Je répète : lumière, poésie. Quelque chose bouge, s'éclaire. Je regarde dehors. Je vois l'éclat, les choses — je vois la lumière. Mais la poésie ? Rien d'autre que le mot. Et rien pour le poser.
La chute obscure dans la blancheur. Aucun bruit, pourtant. Seul celui des pages où se prennent des images. Pour ce qui est des voix, elles résonnent mais n'ont pas de sens. Pas plus que la brume qui gomme le paysage. Restent les losanges de la clôture et quelques feuilles arrêtées au bord du vide. Et le regard que rien ne vient plus remplir. Quelqu'un compte quelque part — ou quelque chose. Une sorte de silence rythmique. Un goutte-à-goutte sans les gouttes. Je m'arrête. J'attends : l'addition, la soustraction, peu importe. Je regarde mes ongles.
Ce qui se retire m'emplit les yeux, me reste sur l'estomac, s'arrête dans ma gorge. Inutile de vouloir mettre les doigts : vomir n'est pas une solution. Dans le liquide et l'odeur je ne trouverai que moi.
J'ai appris l'éphémère et l'oubli, les jours qui ressemblent aux jours, l'enthousiasme et l'ennui, l'angoisse toujours dans le noir du sommeil. Je regarde ce que je ne vois pas, je touche ce que je ne sais pas. Je suis au centre d'une explosion immobile dont tout s'éloigne infiniment.
Pourtant les pierres se serrent comme si elles avaient froid. Autour, une sorte de cendre au ras du sol. Avec un cri traînant, un silence fragile. Je cherche sans trouver (je ne sais pas ce que je cherche). Le plafond pèse de tout son poids et le jour sur les vitres. Comment dire cette attente sans visage ? Sur la table, oranges et pommes dans un plat. Pour quel peintre absent ? J'ouvre la main. Que pourrait-elle saisir qu'elle ignore ? Et mes yeux arrêtés sur ce qu'ils croient connaître ?
[...]
Jacques Ancet, Chronique d'un égarement, collection "Entre 4 yeux", éditions Lettres Vives, 2011, p. 121-122. www.editions-lettresvives.com/
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques ancet, chronique d'un égarement, lumière |
Facebook |
22/03/2012
François Lallier, Vita poetica

On sait qu’en France l’enseignement des langues classiques se réduit chaque année, considéré comme peu rentable, sans utilité dans une société où l’argent et les biens qu’il procure sont devenus les "valeurs" dominantes.1 Il existe encore, bien heureusement, des amoureux de l’Antiquité pour lire et relire les Grecs et les Latins, et ne pas penser que tout a été écrit à leur propos. François Lallier, poète et lecteur attentif de la poésie contemporaine2 publie avec Vita poetica des analyses neuves des poètes latins de la fin de la République.
Cette plongée dans les temps anciens conduit à mettre au jour un moment où la relation entre l’écrivain et son œuvre se transforme ; changement des plus importants, une séparation entre les deux se construit : « Une biographie […] advient au poète, parce qu’il ne se confond pas avec son chant, mais porte un masque sous lequel apparaît une autre vie que celle que peint le poème » (p. 10). Un peu plus loin : « Dans le clivage des déguisements et de la personne, une « vie poétique » se fait jour, s’opposant à des rôles, des conditions auxquelles toutefois le poète n’est pas soustrait, précisément parce que l’exercice de la poésie n’est pas une condition, un métier moins encore, mais une construction, sinon une fiction, vécue et mise à l’épreuve selon le cours de l’existence commune. » (p. 11) Quelles conséquences ? Cette transformation implique l’élaboration d’un « mythe éthique », celui qui oppose le choix éthique (la vita poetica) du "pur amour" à la violence de la société et qui modifie en profondeur, notamment, le rapport du poète, de la poésie au politique. Ce mythe, on le sait, aura longue vie…
François Lallier analyse minutieusement quelques textes de Virgile, Horace et Catulle pour cerner et préciser son propos. Ce qui retient dans ces lectures, c’est la relation essentielle établie entre la recherche d’une fonction de la poésie et les événements que vivent les trois poètes. Pour eux, la poésie ne peut (ne peut plus) se définir par la seule écriture en vers ; certes, la perfection de la métrique est nécessaire et il suffit d’évoquer leur virtuosité pour en être convaincu, mais le poème ne peut se limiter à cela. En même temps, c’est la thématique de l’épopée qui est abandonnée ; Horace, par exemple, affirme son incompétence à manier le style épique pour vanter la politique d’Auguste, alors même qu’il prouve une éblouissante maîtrise du vers. C’est que le poète se refuse à mettre la tête dans le sable et à accepter la violence sociale, les injustices, la vilenie des ambitions, à faire comme si la « voix du monde » n’était qu’harmonie.
L’éloignement de l’épique, sa mise à l’écart même, par la réflexion sur les choses du monde, conduit parallèlement à construire une autre poésie qui deviendra une source majeure pour l’Occident. François Lallier suit des moments de cette élaboration et montre comment une poésie amoureuse se substitue au genre épique, comment l’exaltation du sentiment amoureux, de la passion humaine s’oppose à la Fable. Il ne s’agit évidemment pas d’un simple changement thématique. François Lallier dégage dans Virgile l’importance de la « musicalité intérieure aux mots » (p. 45). Le même soin est apporté dans l’étude des Noces de Thétis et de Pélée ; Catulle y laisse de côté la continuité narrative propre à l’épopée et adopte une composition toute différente en faisant se succéder des tableaux, modification lisible en particulier dans la description du voile nuptial. En même temps, ce qui importe, c’est la recherche d’une « émotion de la forme » (p. 72), qui naît d’un travail sur le matériau sonore. À propos de la danse des Ménades, l’analyse attentive de quelques vers fait apparaître comment le jeu des sons, le rythme visent à "peindre" la scène, à en restituer le mouvement, et à imiter par la langue quelque chose de l’accompagnement musical. Ce qui se dessine et se décide, c’est « une idée de la poésie dont on retrouvera sans peine, sous le thème mythologique, les grands axes que sont la centralité de l’amour et la quête tout ensemble ironique et ardente d’un sens au destin de la cité, entre le mystère salvateur et la funeste logique de la puissance. »
Le passage de l’épique à l’élégie, c’est d’une certaine manière l’affirmation que le poète n’est pas (n’est plus) au service d’un pouvoir. Catulle, par exemple, suit d’abord Callimaque de près, mais Les Noces de Thétis et de Pélée se concluent par une critique forte qui place le lecteur « au cœur du temps et du lieu où l’auteur écrit » (p. 76). Le monde de Catulle n’a plus ses dieux, sinon dans la Fable, et la poésie aura pour fonction première de « rendre à la visibilité [le] mystère de l’amour » (p. 76).
Je n’ai retenu de cette lecture savante, qui est aussi celle d’un poète, que quelques conclusions. Ponctuée d’extraits en latin traduits, suivie de traductions, elle conduit à reprendre avec un autre regard les œuvres des Latins — mais pas seulement : elle incite à réfléchir sur la tradition de la thématique de l’amour. Précisons que Vita poetica est le premier ensemble d’un vaste livre qui comprendra les chapitres suivants : Ut pictura, La vie divine, Les amours, L’horreur épique.
François Lallier, Vita Poetica, collection Résidences, L’Arbre à
Paroles, Amay (Belgique), 2010, 10 €.
Cette recension a paru dans Les Carnets d'eucharis de Nathalie Riera, à l'automne 2011.
1 Un rappel : "classique" reprend le latin classicus, « de première classe », appliqué aux citoyens, puis classici [sciptores] a désigné les écrivains de première valeur…
2 Je renvoie à La Voix antérieure II (Jouve, Jourdan, Michaux, Frénaud, Munier), 2010, L’Arbre à Paroles, et à La Semence du feu, 2003, L’Atelier la Feugraie. F. Lallier a organisé le volume collectif Avec Yves Bonnefoy, De la poésie (P. U. de Vincennes, 2000) et co-dirigé le Cahier Roger Munier paru au Temps qu’il fait (2011) ; avec Géraldine Toutain, il a fondé en 2004, à Dijon, les éditions Poliphile (www.editions-poliphile.fr).
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : françois lallier, vita poetica, antiquité latine |
Facebook |
21/03/2012
William Cliff, Immense existence

Le Léthé
quelqu'un m'a demandé mon nom
je lui ai dit
puis il m'a demandé mon âge
j'ai répondu
alors s'en allant dans le noir
il est parti
sans que j'en sache les raisons
mais je me souvins brusquement
qu'un soir précédemment
quelqu'un m'avait déjà posé
ces questions essentielles
et pour prix de mes vraies réponses
j'avais été laissé
aux fanges inexistentielles
de mon obscurité
un peu plus loin il m'arriva
toujours dans l'ombre
que l'on m'arracha des crachats
hors de mes lombes
cette nuit ainsi j'arrêtai
mes tentatives
et rentrai dans le vieux Léthé
qui nous délivre
car dans les eaux du grave Léthé
nous nous retrouvons délivrés
d'avoir à quémander auprès des hommes
ce que jamais ils ne nous donnent
William Cliff, Immense existence, Gallimard, 2007,
p. 75-76.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : willaim cliff, immense existence, le léthé |
Facebook |

