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13/08/2011

Cesare Pavese, Le Métier de vivre

18 octobre [1938]

Décrire la nature en poésie, c’est comme ceux qui décrivent une belle héroïne ou un puissant héros.

 

10 novembre [1938]

La littérature est une défense contre les offenses de la vie. Elle lui dit : « Tu ne me couillonnes pas ; je sais comment tu te comportes, je te suis et je te prévois, je m’amuse même à te voir faire, et je te vole ton secret en te composant en d’adroites constructions qui arrêtent ton flux. »

 

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16 avril 1940

Il doit être important qu’un jeune homme toujours occupé à étudier,  à tourner des pages, à se tirer les yeux, ait fait sa grande poésie sur les moments où il allait sue le balcon, sous le bosquet, sur la colline ou dans un champ tout vert. (Silvia latini, Vie solitaire, Souvenirs) La poésie naît non de l’our life’s work, de la normalité de nos occupations mais des instants où nous levons la tête et où nous découvrons avec stupeur la vie. (La normalité, elle aussi, devient poésie quand elle se fait contemplation, c’est-à-dire quand elle cesse d’être normalité et devient prodige.)

On comprend par là pourquoi l’adolescence est grande matière à poésie. Elle nous apparaît à nous — hommes — comme un instant où nous n’avions pas encore baissé la tête sur nos occupations.

 

20 février

La poésie est non un sens mais un état, non une compréhension mais un être.

 

Cesare Pavese, Le Métier de vivre, traduit de l’italien par Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 103, 113, 153, 255.

 

12/08/2011

Aragon, Le paradis terrestre

Louis Aragon, Le paradis terrestre, La grande gaîté

             Le paradis terrestre

 

Le collectionneur de bouteilles à lait

Descend chaque jour à la cave

Il halète à la

Onzième marche de l’escalier

Et tandis qu’il disparaît dans l’entonnoir noir

Son imagination se monte se monte

Kirikiki ah la voilà

La folie avec ses tempêtes

Tonneaux tonneaux les belles bouteilles

Elles sont blanches comme les seins vous savez

Vers la gorge

Où le couteau aime les très jeunes filles

Il y a des hommes dans les restaurants

Et dans les pâtisseries

Ils regardent les consommatrices et leurs repas

Froidit Leur chocolat

Ils aiment les voir prendre un sorbet

Ça c’est pour eux comme pour d’autres

La forêt féérique où les apparitions du soir

Se jouent et chantent

Mais quand par surcroît de délices une voilette

Sur la crème ou la glace met son château de transparence

On peut voir soudainement pâlir et rougir

Le spectateur aux dents serrées

 

Des exemples comme ceux-là la rue en

Est pleine

Les cafés les autobus

Le monde est heureux voyez-vous

 

 

Louis Aragon, La Grande Gaîté [1929], dans Œuvres poétiques complètes, tome I, préface de Jean Ristat, édition publiée sous la direction d’Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 435.

 

 

 

 

 

 

11/08/2011

Gertrude Stein, Picasso

 

   imgres-1.jpegCézanne dans ses aquarelles avait une tendance à découper le ciel non en cubes, mais en divisions arbitraires ; il y avait aussi déjà le pointillisme de Seurat et de ses successeurs. Mais tout de même cela n’avait rien à voir avec le cubisme parce que tous ces autres peintres, pris par la réduction des choses vues, étaient préoccupés par leur technique qui devait exprimer de plus en plus ce qu’ils voyaient. Enfin de Courbet à Seurat, on peut même dire de Courbet à Van Gogh et à Matisse la plupart des artistes ont vu la nature comme elle est, c’est-à-dire, si vous le voulez, comme tout le monde la voit.

   Un jour on demandait à Matisse si, quand il mangeait une tomate, il la voyait comme il la peignait. « Non, dit Matisse, quand je la mange, je la vois comme tout le monde. » Et à vrai dire, de Courbet à Matisse, les peintres ont vu la nature comme tout le monde la voit et leur tourment c’était d’exprimer cela, de le faire avec plus ou moins de tendresse, de sentiment, de sérénité et de profondeur.

   Je suis toujours frappée par les paysages de Courbet parce qu’il n’a pas été forcé de changer la couleur pour arriver à donner la vision ordinaire de la nature. Mais Picasso était totalement différent. Quand il mangeait une tomate, la tomate n’était pas celle de tout le monde, pas du tout, et son effort n’était pas d’exprimer à sa manière des choses vues par tout le monde, mais comme lui seul les voyait.

 

Gertrude Stein, Picasso, Christian Bourgois, 1978 [1938], p. 36-37.

Gertrude Stein par Picasso, 1905-1906.

 

 

 

 

10/08/2011

Christiane Veschambre, Fente de l'amour

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au chemin creux

glaise et pierres

demeure

ma demeurée

 

m’attend

— pas moi

mais celle que la mort lavera

 

l’amour cherche

une chambre en nous

déambule dans nos appartements meublés

parfois

se fait notre hôte

dans la pièce insoupçonnée mise à jour par le rêve

creuse

entre glaise et pierres

                  un espace pour mon amour

 

 

n’ai que lui

pour osciller

        comme la tige à l’avant de l’aube

au respir de l’amour

— la vaste bête

qui tient contre elle

embrassée

        la demeurée du chemin creux

 

Christiane Veschambre, Fente de l’amour, illustrations de Madlen Herrström ; Odile Fix (Bélinay, 15430 Paulhac), 2011, n.p.

   

09/08/2011

Jacques Borel, Journal de la mémoire

 

    Jacques Borel.jpgLa phrase longue, oui, et le recul, sans cesse, de l’apparition de tel événement ou de tel personnage qui ont pourtant, dès le début, été annoncés. Je sais que c’est pour eux que j’ai pris le départ, à eux que je finirai par en venir, mais leur introduction se trouve infiniment retardée par l’intrusion, à mesure que l’écriture avance de son pas propre et de plus en plus indépendant, de mille thèmes, de mille sensations, de mille associations, de nouveaux jalons spontanément jaillis, dont à la fois elle se nourrit et se compose, et qui l’entraînent. C’est aussi qu’un monde se déroule en nous à chacune des moindres secondes que nous vivons, que tout, pensées, sensations, soudains affleurements de la mémoire, provoqué par le langage et à son tour le provoquant, accourt ensemble, et que, si l’on veut tout capter de cette profusion instantanée, si l’on veut vraiment aller jusqu’au bout, comme j’espère pouvoir le faire un jour, de chacun de ces mouvements, de cet indivisible flux à chaque seconde tout entier présent et à chaque seconde aussi éveillant de nouvelles harmoniques, l’on ne peut, sous peine d’appauvrissement, éviter cette profusion, cette ramification ou cette prolifération de l’écriture, cette multiplication des incidentes, qui sont à l’image même de la vie de la conscience et de ses franges plus obscures.

 

Jacques Borel, Journal de la mémoire, éditons Champ Vallon, 1994, p. 54.

           

08/08/2011

Cédric Demangeot, Éléplégie

 

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                      Un raté dans l’étang

 

                  I

 

                   Aujourd’hui j’ai

vu le grand arbre sur la place

amputé de moitié.

Pas un passant


n’avoue qu’il sait.

Donc je suis

l’idiot du village.

Et la face que j’ai


dans le lac vertical

ne me connaît pas :

nul ne m’a


appris la soif (si dangereuse

aux bêtes la nuit) ni à me

connaître au fond de mon


verre bouché d’eau noire.

 

II

Elle est loin

la maison

de l’idiot

  loin dans l’impasse. On


s’y rend rarement. L’idiot, lui,

sort tous les jours

de sa maison — va

au village voir. La fragilité


des fenêtres au moindre souffle (entre

autres formes brisées) : voir

les gens propriétaires de leurs jambes


  leur vitesse et comme ils font

mal le droit — mal l’amour — comme

ils font. Puis l’idiot s’en


retourne à la nuit : le voici qui vient.

[...]

 Cédric Demangeot, Éléplégie, Atelier La Feugraie, 2007, p. 9-10.

07/08/2011

James Sacré, Portrait du père en travers du temps

 

james sacré,portrait du père,temps

Me promenant dans Pertuis

Je pense à mon père sans trop imaginer

Aucun de ses gestes ni même son visage

Les rues de la vieille ville s’en vont

Sans qu’on sache trop où,

Mais ça n’est jamais si loin, jusqu’à

Par exemple un lavoir ou telle petite place de l’Ange

Avec une belle fontaine vivante et d’anciennes façades

Maisons du seizième siècle, naguère (on le voit sur une photo)

Un grand orme poussait là, tout frôlant sans doute

Les murs proches des maisons…

On s’en revient toujours à une place un peu centrale

Et qui semble tenir dans sa main toutes ces rues lâchées, mais

pas trop, autour d'elle

y voit beaucoup de vieux Maghrébins

Qui prennent le premier soleil du matin

Et c’est peut-être pour cela que j’ai pensé à mon père

À cause de leurs visages qui ont été mélangés à du temps, à du

travail longtemps

Et qui sont là maintenant quasiment sans bouger

Entre de la campagne en allée

Et quelque chose aussi de parti

Dans cette vieille ville de Pertuis.

(9 mars 2004)

 

Ton visage si fortement

Entre le faux et le vrai, des colères,

La solitude et ce mélange

De plaisir et de distance gênée

Avec les autres, et les choses du monde.

Le visage vivant de mon père.

À quoi penser maintenant qu’il est

Des matières pourries qui ont séché ?

Il me reste de son corps

La couperose des joues, l’œil

Comme une question dure,

Son allure à la fin mal balancée.

Ça me reste où ça ? Et quelle importance ?

(21 juin 2005)

 

James Sacré, Portrait du père en travers du temps, Lithographies de Djamel Meskache, La Dragonne, 2009, p. 33 et 43.

©Photo Tristan Hordé

06/08/2011

Apollinaire, Les fenêtres (Calligrammes)

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                                       Marie Laurencin (Apollinaire au centre, Picasso à gauche) 

 

 

                                 Les fenêtres

 

Du rouge au vert tout le jaune se meurt

Quand chantent les arts dans les forêts natales

Abatis de pihis

Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile

Nous l’enverrons en message téléphonique

Traumatisme géant

Il fait couler les yeux

Voilà une jolie jeune fille parmi les jeunes Turinaises

Le pauvre jeune homme se mouchait dans sa cravate blanche

Tu soulèveras le rideau

Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre

Araignées quand les mains tissaient la lumière

Beauté pâleur insondables violets

Nous tenterons en vain de prendre du repos

On commence à minuit

Quand on a le temps on a la liberté

Bigorneaux Lotte multiples Soleils et l’Oursin du couchant

Une vieille paire de chaussures jaunes devant la fenêtre

Tours

Les Tours ce sont les rues

Puits

Arbres creux qui abritent les Câpresses vagabondes

Les Chabins chantent des airs à mourir

Aux Chabines marronnes

Et l’oie oua-oua trompette au nord

Où les chasseurs de ratons

Raclent les pelleteries

Étincelant diamant

Vancouver

Où le train blanc de neige et de feux nocturnes fuit l’hiver

O Paris

Du rouge au vert tout le jaune se meurt

Paris Vancouver Hyères Maintenon New York et les Antilles

La fenêtre s’ouvre comme une orange

Le beau fruit de la lumière

 

Apollinaire, Ondes, dans Calligrammes [1918], dans Œuvres poétiques, édition de Marcel Adéma et Michel Décaudin, avant-propos d’André Billy, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 168-169.

05/08/2011

Jacques Réda, Celle qui vient à pas légers

 

images.jpeg     Poète, on ne l’est guère que quelques années dans une vie et, durant ces années, quelques mois ou semaines (je dirai volontiers : minutes) ; qui plus est, sans pouvoir sur le retour de ce saisissement qui nous exclut. Car c’est commodité, si nous ramenons la poésie à des noms de poètes qui en sont si peu les auteurs (comme on a toujours dit — j’entends les poètes eux-mêmes, en proie à cette fatalité ; non pas des docteurs qui soudain s’en épatent, et se sentent d’autant plus libres d’en juger qu’elle les épargne). Et, bien sûr, d’un certain point de vue impressionniste ou statistique, il y a autant de poésies que de poètes. Mais comment pourrait-on parler de la poésie en général, si l’inflexion fondamentale, commune aux voix les plus diverses, n’était en fin de compte anonyme ? Cette plénitude intermittente, celui qui la connaît un peu sait bien qu’elle est dépossession. Dépossession heureuse, mais dépossession. De sorte que la poésie a toujours été faite par tous, ou par personne si l’on préfère.

 

Jacques Réda, Celle qui vient à pas légers, Fata Morgana, 1985, p. 9-10.

 

04/08/2011

Peter Huchel, Jours comptés (traduction M. Jacob & A. Villani)

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                  Macbeth

 

Avec les sorcières j’ai parlé,

en quelle langue,

je ne sais plus.


Arrachées,

les portes du ciel,

laissé libre, l’esprit,

l’engeance de la lande

dans le tourbillon du vent.


En bord de mer

les orteils sales de la neige,

quelqu’un attend là,

les mains à vif.

J’aurais préféré que ma mère

m’eût étouffé.


Des écuries du vent

il surgira,

là où les vieilles femmes

hachent le foin.


Méfiance ! Mon heaume,

je le suspends

à la charpente de la nuit.

 

 

                  Macbeth

 

Mit Hexen redete ich,

in welcher Sprache,

ich weiß es nicht mehr.


Aufgesprengt

die Tore des Himmels,

freigelassen der Geist,

in Windwirbeln

das Gelichter der Heide.


Am Meer

die schmutzigen Zehen des Schnees,

hier wartet einer

mit Händen ohne Haut.

Ich wollt, meine Mutter

hätt mich erstickt.


Aus den Ställen des Winds

wird er kommen,

wo die alten Frauen

das Futter häckseln.


Argwohn mein Helm,

ich häng ihn

ins Gebälk der Nacht.

 

 

                  Pas de réponse

 

Sur la cime noyée de brouillard,

sur le chêne

la corneille se pose.

La poutre aux chats est déserte.

 

Ombres

de sarments secs

au plafond de la chambre.

Signes

qu’un mandarin

a tracés de sa main.

 

L’alphabet

que tu possèdes

ne suffit pas

pour souffler réponse

à l’écriture sans défense.

 

              Keine Antwort

 

Aufs schwimmende Nebelhaupt

der Eiche

setzt sich die Krähe.

Der Katzenbalken ist leer.

 

Schatten von dürrem

Weingerank

an der Zimmerdecke.

Zeichen,

von eines Mandarinen Hand

geschrieben.

 

Das Alphabet,

das du besitzt,

reicht nicht aus,

Antwort zu geben

der wehrlosen Schrift.

 

Peter Huchel, Jours comptés, [Gezählte Tage, 1972], traduit de l’allemand par Maryse Jacob et Arnaud Villani, Atelier La Feugraie, 2011, p. 76-77 et 96-97.

 

 

03/08/2011

Jean-Louis Giovannoni, Pas japonais

 

 

Jean-Louis Giovannoni, Pas japonais, écrireOn ne peut écrire qu'en perdant

le corps de ce que l'on nomme.

 

Tu parles, tu écris pour que les choses

ne coïncident plus avec elles-mêmes.

 

On n'écrit pas pour donner aux choses une

place, on écrit pour faire de la place ;

pour que l'arbre ne vienne jamais dans son

nom et que la pierre se taise dans ce qui la

désigne.

 

Écrire, c'est apporter de l'eau à une source

pour qu'elle découvre sa soif.

 

Écrire, c'est appeler, appeler surtout pour

que rien ne vienne.

 

Tu parles, tu écris pour ne pas perdre pied,

pour te tenir dans la distance de

toute chose.

 

Comment continuer à écrire en sachant

qu'aucun mot ne peut contenir le corps

de ce qu'il nomme.

 

Écrire, c'est chercher sans cesse un point d'appui.

 

Écrire, pour lire sa voix dans la voix

des autres.

 

Peut-être que nos mots sont la seule

terre où l'on peut s'établir ?

 

Écrire, c'est se tenir à côté de ce qui

se tait.

 

Écrire, c'est maintenir l'appel,

n'être que le lieu de cet appel.

 

 

 

Jean-Louis Giovannoni, Pas japonais, dans Ce lieu que les pierres regardent, suivi de Variations, Pas japonais, L'Invention de l'espace, préface de Gisèle Berkman, éditions Lettres vives, 2009 (Pas japonais avait été publié en 1992, éditions Unes), p. 93, 95, 95, 96, 96, 98, 100, 100, 101, 103, 104, 106.

 

02/08/2011

Charles Cros, Banalité

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              Banalité

 

L’océan d’argent couvre tout

Avec sa marée incrustante.

Nous avons rêvé jusqu’au bout

Le legs d’un oncle ou d’une tante.

 

Rien ne vient. Notre cerveau bout

Dans l’idéal, feu qui nous tente,

Et nous mourons. Restent debout

Ceux qui font le cours de la rente.

 

Étouffé sous les lourds métaux

Qui brûlèrent toute espérance,

Mon cœur fait un bruit de marteaux.

 

L’or, l’argent, rois d’indifférence

Fondus, puis froids, ont recouvert

Les muguets et le gazon vert.

 

Charles Cros, Douleurs et colères, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 198. 

01/08/2011

Pierre Silvain, Assise devant la mer (recension par Chantal Tanet)

   

   
 pierre silvain,assise devant la mer,chantal tanetAprès Julien Letrouvé colporteur, publié chez le même éditeur, Assise devant la mer  se lit d’un seul souffle comme un long poème en prose. Récit par le découpage en chapitres titrés et séquencés, par le recours à la matière autobiographique qui semble nous conduire d’un point à un autre d’ « une vie antérieure » — une enfance de colons au Maroc. Mais le travail de l’écriture, le phrasé musical de Pierre Silvain détournent le lecteur de toute construction romanesque, de toute linéarité, lui laissant l’illusion de reconstituer une complexe ordonnance du temps, de saisir par touches successives une série de « scènes primitives ».
     La première de ces scènes, fondatrice, ouvre et clôt un livre bâti autour de deux personnages sans nom, « la mère » et « l’enfant ». Saisie par le regard — la mémoire — aigu de l’enfant, la mère se tient assise face à l’infini de la mer, fixée à son insu et à jamais par l’enfant tapi, loin en retrait, dans un creux de sable. La distance physique entre eux deux, exacerbée par le détournement (le ravissement) de la mère, est source d’angoisse dès lors qu’une vague plus forte pourrait soustraire la mère au regard de l’enfant dont le cri est alors recouvert par le bruit de la mer. « C’est ce que l’enfant peut-être s’imagine, croit tout près de s’accomplir, il voit se dresser une masse d’eau d’un bleu laiteux à sa crête, qui se recourbe aussitôt en avant et déferle dans un écroulement d’écume plein d’éclats de soleil, glisse sur le sable dont la rapide inclinaison amortit l’élan, l’épuise jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une onde inoffensive, la pointe baveuse d’une langue d’animal dompté venant lécher l’orteil de la mère. » Dans l’acte final, cette scène inscrite depuis bien longtemps dans le catalogue des rêves, ou plutôt des cauchemars de l’enfant, est livrée par l’adulte depuis longtemps séparé de sa mère. 
     Entre ces deux séquences se déploie un souple maillage de regards en abyme. Regards de l’enfant sur la mère — vers la mer — en miroir ; sur le sexe et la mort apprivoisés, sur l’autre soi rattrapé par le temps. La scène initiale, qui donne son titre au récit, a son propre miroir dans celle de la mort de la mère, survenue devant une fenêtre découpée sur le temps suspendu, comme si la mort était l’instant où cesse l’attente, où le regard de l’un se heurte au vide de l’autre.
     Au bout du compte, la phrase longue et cadencée de Pierre Silvain fait émerger de ce jeu de regards, du bleu intense de la mer, des murs blancs de la maison d’enfance, une étrange figure. Duelle, fusionnelle, mère-enfant dont le narrateur – « l’enfant » devenu « je » dans les toutes dernières pages – ne sait plus si c’est d’elle ou de lui en elle dont il parle. D’une manière comparable aux Vagues de Virginia Woolf, où l’agencement rythmé des monologues intérieurs évoque le flux et le reflux de la mer, Assise devant la mer est traversé d’une vision récurrente, légère et grave à la fois. Le grand corps maternel, l’océan primordial, agrippé du regard par l’enfant, résiste et cède tour à tour à la séparation, à l’enfouissement dans « l’étendue dormante de l’océan, la plage vide, l’éclat du ciel ».

 

Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, 14 €.

©Photo Tristan Hordé, 2007.

Une version ce cette recension a été publiée en septembre 2009.

31/07/2011

Georges Lambrichs, Mégéries

imgres-4.jpeg   Ce qui va suivre commence ou finit une histoire vraie, comme la braise refroidit. Partant de ce qu’il faut considérer comme connu pour continuer de vivre sans illusions, j’avance en tâtonnant vers ce lieu sûr que fréquentent habituellement ceux qui ne s’aperçoivent qu’après coup qu’il s’est passé quelque chose sur laquelle il n’est plus temps de s’interroger. Lieu sûr et redoutable comme un passage réservé à ce qui n’est pas destiné à l’oubli, bien que cela relève en général de l’inaperçu comme la couleur des yeux ou le sourire intérieur. À ce prix, l’on peut rendre à la parole son usage comme il arrive à d’autre silencieusement de rendre l’âme (à qui ?) considérant qu’on a été bien joué et qu’il s’agit maintenant d’achever en connaissance de cause le spectacle auquel on a participé dans l’ignorance. Il suffit alors de faire un signe de connivence au très haut machiniste voyeur pour qu’il fasse tomber sur le soir tragique ce rideau de larmes qui permet de découvrir à nouveau le déjà vu. Maintenant que je sais ce que je veux faire, sans pour l’avoir autant décidé, je redoute d’y parvenir. Dans quel état en effet, serais-je après s’il m’arrive de me retrouver ?

 

Georges Lambrichs, Mégéries, Gallimard, 1974, p. 11-13.

30/07/2011

Giacometti, dans Charbonnier, Le Monologue du peintre

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Cézanne a fait sauter une espèce de bombe dans la représentation du monde extérieur. Jusque-là, régnait une conception, qui était valable, en tout cas depuis le début de la Renaissance, depuis Giotto, très exactement. Depuis cette époque, aucune modification profonde ne s’est produite dans la vision d’une tête, par exemple. Il y a une différence plus grande entre Giotto et les Byzantins, qu’entre Giotto et la Renaissance. La vision d’Ingres, après tout, c’est un peu la même vision qui continue.

         Cézanne a fait sauter une bombe dans cette vision en peignant une tête comme un objet. Il le disait : « Je peins une tête comme une porte, comme n’importe quoi ». En peignant l’oreille gauche, en établissant plus de rapports entre l’oreille gauche et le fond qu’avec l’oreille droite, plus de rapports entre la couleur des cheveux et la couleur du chandail qu’avec la structure du crâne, il a fait sauter — et pourtant, ce qu’il voulait, lui, c’était arriver quand même à l’ensemble d’une tête — il a fait sauter totalement la conception qu’on avait avant lui de l’ensemble, de l’unité d’une tête. Il a fait sauter totalement un bloc, il a si bien fait sauter un bloc que, tout d’abord, on a prétendu que la tête devient simple prétexte et que, par conséquent, la peinture est devenue abstraite. Toute représentation qui voudrait revenir aujourd’hui à la vision précédente, c’est-à-dire à la vision de la Renaissance, serait telle que l’on n’y croirait plus. Une tête dont l’intégrité aurait été respectée ne serait plus une tête. Elle relèverait du musée. On n’y croirait plus. Parce qu’il y a eu Cézanne et parce que l’on a inventé la photo. Tout le monde, aujourd’hui, pense évidemment qu’une photo, en matière de ressemblance, est plus ressemblante qu’un tableau. Des peintres abstraits vous font voir… c’est toujours très touchant et ça m’a toujours étonné, et ça m’est arrivé assez souvent… des peintres abstraits sortent la photographie de leur femme et de leurs enfants pour la faire voir. Je me demande bien ce qu’ils veulent me faire voir. Moi, les photos, je ne les vois pas. C’est un signe. Quand je vois la photo d’un petit enfant, du petit-fils d’un peintre abstrait, je regarde et je n’y comprends rien du tout. Mais, pour celui qui me fait voir la photo, il y a là bel et bien, pour lui, une représentation valable de son enfant, de sa femme et du monde extérieur. Donc, trouvant la photo ressemblante, il ne peut plus penser à concourir avec la photo dans la représentation de la réalité. Cézanne est battu d’avance, forcément, hein ?

 

Alberto Giacometti, dans Georges Charbonnier, Le Monologue du peintre, entretiens avec Braque, Singier, (…) Giacometti, Masson, couverture originale de Giacometti, Julliard, 1959, p. 176-178.

Annette, par Giacometti