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20/12/2012

François Bon, Sortie d'usine

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Bruits désordonnés, des sons extorqués par le viol de l'usage, les choses disséquées par la distension extrême en elles des résonances. Comme règle : faire du bruit sans règle, et la dissonance même n'aurait pu advenir deux fois consécutives, qu'on savait toujours briser en lui extorquant plus encore de dissonnement. Quant à la destruction de la chose si l'on n'en tirait pas l'apothéose dans la douleur sursaturée qui excluait par sa surdité sifflante le bruit même, le lendemain on réparerait.

Tout : l'outil, l'acier, le cri, moteurs, air comprimé, tout ce qui ici était susceptible de manifestation bruyante, dans cette seule condition de libérer une sonorité qui ne soit pas en deçà du bruit général mais atteigne l'intenable où cela commence vraiment à faire mal. Non pas un instrument de plus dans le tohu-bohu général, mais un bris du son même dont la règle n'était que de l'en faire jaillir à l'excès dans la provocation sans limite des choses.

Les choses : tout, ici où se mettaient en œuvre des puissances amplifiant la main de l'homme, faisait au choc réponse sonore, puissances qu'il suffisait d'exciter  pour que la réponse outrepasse les possibilités auditives de l'homme qui en était pourtant l'origine et la cause, en fasse le catalyseur seulement de ce qui lui était devenu à lui-même insoutenable. Il n'y avait qu'à. Et frotter, forcer, battre, racler. On tapait et cognait, cela sifflait et craquait. Une barre de fer, un marteau, contre l'établi, le bâti de machine, le poteau de charpente, et quelque force encore humaine qui les jetât contre dans la luminosité violente du choc elles demeuraient, les choses, par-delà les résonances, identiques à elles-mêmes, bosselées peut-être, éraillées, tordues, mais intactes dans leur fonctionnalité, et provocantes dans leur puissance figée à plus bruit, pire encore.

 

François Bon, Sortie d'usine, éditions de Minuit, "mdouble", 2011 [1982], p. 80-81.

 

03/10/2011

François Bon, Sortie d'usine

 

   francois-bon_libre.jpegLe bonhomme, sa casquette à la main, chassait d’autour de lui les papillons. Il était célèbre aussi pour ça, cette sorte de petits papillons blancs ou jaunes, minuscules et poisseux, qui semblaient l’accompagner où qu’il aille, et lui tissaient comme un voie lorsqu’il remorquait son transpalette tout au long des allées sous le bruit. Des bestioles qui n’étaient attirées que par lui, et qu’on ne voyait autre part qu’autour de lui. Il avait sa cabane au fond de l’enclos, derrière un grillage métallique solide. Une longue allée sur un ciment très sale, bordée de box en planches goudronnées. Puis, au fond, l’allée se resserrait entre des tas de bidons et de fûts jusqu’à sa cahute de tôle ondulée, très basse, dont il ne manquait jamais de boucler la porte au cadenas lorsqu’il la quittait. Le tout coincé entre le mur de briques du hall et le mur d’enceinte de l’usine, bien plus hauts chacun que la cahute et les tas qui la bordaient. Lui s’habillait par-dessus son bleu d’un vaste tablier de cuir, épais, qui lui couvrait du cou jusqu’au bas des jambes et se refermait à la taille. On ne l’avait jamais vu autrement. Faut bien, disait-il, pour mon boulot. Il n’était guère bavard, et très peu avaient à lui parler. D’ailleurs de la journée il s’éloignait rarement de son domaine, l’allée et la cahute. Il avait même le privilège de pouvoir s’y asseoir à la porte, seul peut-être de toute la tôle à être toléré ne rien sembler faire, même un moment. Avec les heures que je fais, je peux bien il dit. Son travail de toute façon s’accomplit très bien ainsi, sans besoin d’aucune aide. Avant qu’ils arrivent, ou tout le monde parti. Chargeant sur son transpalette les poubelles disposées un peu partout dans les ateliers, vieux bidons dont le couvercle avait été découpé au chalumeau, les entassant trois par trois sur le chariot et les ramenant à la benne devant son allée, alors les vidant et les triant, récupérant les chutes de fil électrique pour le cuivre, la visserie tombée et balayée, les bouteilles vides, puis le papier, les cartons à empiler et ficeler dans la cabane, le reste enfin pouvant partir aux ordures. Ou chargeant à la fourche les copeaux entassés dans les bacs sous les machines de l’usinage, et les répartissant par matières dans chacun des box cloisonnées le long de son allée. Les fûts eux servant à la récup des différentes huiles de vidange.

 

François Bon, Sortie d’usine, Minuit /double, 2011 [1982), p. 85-86.

01/06/2011

François Bon, Dehors est la ville [à propos de Edward Hopper]

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La ville est une fiction.

Cette ville n’existe pas. Ce qui se peint c’est notre idée de la ville, ce que nous mettons en jeu entre nous et le dehors lorsque nous disons le mot ville.

Parce que c’est là qu’on marche, et qu’entre soi et les autres s’est déposé le ciment et hissée la géométrie, et ce qui rend les visages indistincts et pareilles les fenêtres. La ville est ce qui nous sépare des autres hommes, c’est pour cela qu’elle lève de l’eau, séparée de nous par l’eau puissante et trouble, métaphore de ce balancement jaune entre soi-même et les autres, par quoi on se regarde soi-même aussi, là où on est : on est dans cette ville, là-bas sous le ciel jaune, la ville trouée de grandes saignées faites droit entre les blocs pour que les hommes traversent et se montrent.

Et le ciel est une folie dressée, comme un cri dirait cette volonté d’arracher la peau du monde et de s’enfuir mais la ville vous colle à son sol, vous coince dans  ses alvéoles.

L'usine tout devant, rien qu’un cube massif, avec des cheminées : la ville en imposant ses volumes reste opaque, et cela vaut pour tout le paysage humain derrière, là où tout, eau, ciel et ville sont étendus à l’horizontale sauf cette usine, sans lampe ni veilleur. L’usine et son mystère témoignant seuls de par quoi la ville commande à ceux qui la font.

Rien ici qui soit pour l’homme, astreint à ces brouillons de fenêtre entre l’eau jaune et le ciel fou.

 

François Bon, Dehors est la ville, Flohic éditions, 1998, p. 8-9.

Edward Hopper, Pont de Manhattan