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02/01/2016

Cavafy, ''Une nuit'' : trois traductions

                                    

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Une nuit

 

C’était une chambre pauvre et de fortune

Reléguée au-dessus d’une taverne louche.

De la fenêtre, on voyait la ruelle

Sordide et étriquée. D’en bas

Montaient les voix d’ouvriers

Jouant aux cartes et s’amusant.

 

Là, sur le lit banal, sur l’humble lit,

J’ai possédé le corps de l’amour, les lèvres

Sensuelles et roses de l’ivresse,

— Les lèvres roses d’une ivresse telle que

                                 [maintenant encore,

Cependant que j’écris, tant d’années après,

Chez moi, dans l’isolement, l’ivresse me reprend.

 

Cavafy, Œuvres poétiques, traduction Socrate C. Zervos

et Patricia Portier, Imprimerie nationale, 1991, np.

 

Une nuit

 

La chambre était pauvre et commune,

cachée en haut de la taverne louche.

Par la fenêtre, on voyait la ruelle

malpropre et étroite. D’en bas

montaient les voix de quelques ouvriers

qui jouaient aux cartes et s’amusaient.

 

Et là, sur cette couche humble et vulgaire,

je possédais le corps de l’amour, je possédais

les lèvres voluptueuses et roses de l’ivresse —

roses d’une belle ivresse, que même en ce moment

où, après tant d’années ! j’écris,

dans ma maison solitaire, je m’enivre à nouveau.

 

  1. C. P. Cavafy, Poèmes, traduit par Georges Papoutsakis,

Les Belles Lettres, 1977, p. 92.

 

Une nuit

 

La chambre était pauvre et vulgaire,

cachée au-dessus de la taverne louche.

Par la fenêtre on voyait la ruelle,

étroite et sale. D’en bas

montaient les voix de quelques ouvriers

qui jouaient aux cartes et s’amusaient.

 

Et là, dans l’humble lit d’un quartier populaire

j’avais à moi le corps de l’amour, j’avais les lèvres

voluptueuses et roses de l’ivresse —

roses d’une telle ivresse, qu’en cet instant

où j’écris, après tant d’années !

dans mon logis solitaire, l’ivresse revient.

 

Constantin Cavàfis, Une nuit, traduit par Michel

Volkovitch, Le Cadran ligné, 2012, np.

 

Tableau de Thalia-Flora Karavia, 1926

 

 

14/11/2015

Stéphane Korvin, Percolamour

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une semaine sur deux

quelques jours

trois semaines 

un mois, devant

un soir

quatre jours et puis

perdue, huit mesure s’en va

un jour par feuille, un arbre

trois saisons

une rue deux pièces

 

une minute

quelques secondes

cinq mots

un temps

un timbre un chien

ton

toi virgule mon moi virgule

 

un temps à coucher dehors

 

Stéphane Korvin, percolamour,

isabelle sauvage, 2012, p. 45.

30/10/2015

Robert Creeley, Dire cela

 

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Vieille chanson

 

Déshabille-toi, mon amour,

et viens te serrer.

 

Bientôt le soleil doit s’écraser

par-delà la mer.

 

Et que nos cheveux soient blancs, mon amour,

au mépris de ce que nous faisons

 

Et que nos nuits soient une, mon amour,

au mépris de ce que nous savons.

 

Robert Creeley, Dire cela, choix, présentation et

traduction de l’américain par Jean Daive, NOUS,

2014, p. 47.

24/10/2015

E. E. Cummings, 95 poèmes

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mai oui ! printemps

partout arrive ici

(avec un bas haut bas

et l’oiseau sur la branche)

comment ? pourquoi

— nous jamais nous savoir

(alors un baiser) timide ardemment douce

ma chérie entre toutes

 

(meure ! vive)

le neuf est le vrai

et perdre est avoir

— nous jamais nous savoir

hardi ! hardi

(le ciel et la terre

font un aujourd’hui) mon tellement très réjoui

jeune amour

 

Comment ? pourquoi

nous jamais nous savoir —

(avec un haut bas haut

dans le mai le printemps

vive ! meure

(toujours c’est à présent)

et danse toi l’arbre soudain en fleur

  je chanterai

 

E. E. Cummings, 95 poèmes, traduit et présenté

par Jacques Demarcq, Points/Seuil, 2006, p. 128.

30/09/2015

Ossip Mandelstam, Lettres

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À Nadejda Ia Mandelstam, Moscou [13 mars 1930]

 

Ma Nadinka ! Je suis complètement perdu. C’est très dur pour moi, Nadik, je devrais être toujours avec toi. Tu es ma courageuse, ma pauvrette, mon oisillon. J’embrasse ton joli front, ma petite vieille, me jeunette, ma merveille. Tu travailles, tu fais quelque chose, tu es prodigieuse. Petite Nadik ! Je veux aller à Kiev, vers toi. Je ne me pardonne pas de t’avoir laissée seule en février. Je ne t’ai pas rattrapée, je ne suis pas accouru dès que j’ai entendu ta voix au téléphone, et je n’ai pas écrit, je n’ai rien écrit presque tout ce temps. Comme tu arpentes notre chambre, mon ami ! Tout ce qui, pour moi, est cher et éternel se trouve avec toi. Tenir, tenir jusqu’à notre dernier souffle, pour cette chose chère, pour cette chose immortelle. Ne la sacrifie à personne et pour rien au monde. Ma toute mienne, c’est dur, toujours dur, et maintenant je ne trouve pas les mots pour l’exprimer. Ils m’ont embrouillé, me tiennent comme en prison, il n’y a pas de lumière. Je veux sans cesse chasser le mensonge et je ne peux pas, je veux sans cesse laver la boue et je n’y arrive pas.

 

Ossip Mandelstam, Lettres, Solin / Actes Sud, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, 2000, p. 243.

09/09/2015

Denis Roche (1937-2 septembre 2015), Éros énergumène

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Théâtre acte d’amour : 1ère chance

 

hors du bouillonnement de l’instrument, sem-

blable à cette phrase mal tournée de notre suicide

Ensemble, à l’Épée-de-rose ­ enseigne verte, on

Voit un peu de verdure de Sologne au travers —

N’osant donner de l’héroïne aux vers afin que

Nul ne meure d’une telle agronomique erreur :

 

Une jupe fleurie qui crée un Amour à chaque pas,

Dérobe à nos yeux de ravissants appas ; et cette cuisse

Comme à Vénus potelée... À mille beautés,

À mille appas vivants, atours, vous ne substituez que

Des empêchements !... Et ce soulier mignon, sui

Couvre un pied d’Hébé, de Vénus, tout provocant qu’il

Est, vaut-il ses charmes nus ?

Tu en as menti, ô fleur de mes lèvres, les

Haricots et les bulles des folles, ton cul bien

Droit fait vers moi quelques périphrase (inuti-

Les aujourd’hui) en forme de tire-bouchons.

 

Denis Roche, Éros énergumène, Seuil, 1968, p. 46.

 

19/08/2015

Cummings, font 5

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en  dépit de tout

ce qui respire et bouge, puisque le Destin

(de ses très longues mains blanches

arrangeant chaque pli)

lissera entièrement nos esprits

 

— quand de quitter ma chambre

je me retourne, et (me penchant

dans le matin) j’embrasse

cet oreiller, chérie

où nos têtes ont vécu, ont été

 

Cummings, font 5, traduction et postface

de Jacques Demarcq, 2011, p. 81.

29/07/2015

Marie Stuart, Sonnets

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Vous la croyez : las ! trop je l’aperçoi,

Et vous doutez de ma ferme constance.

Ô mon seul bien et ma seule espérance,

Et ne vous peux assurer de ma foi.

 

Vous m’estimez légère, je le voi,

Et si, n’avez en moi nulle assurance,

Et soupçonnez mon cœur sans apparence,

Vous défiant à trop grand tort de moi.

 

Vous ignorez l’amour que je vous porte,

Vous soupçonnez qu’autre amour me transporte,

Vous estimez mes paroles du vent,

 

Vous dépeignez de cire mon las cœur,

Vous me pensez femme sans jugement,

Et tout cela augmente mon ardeur.

 

Marie Stuart, Sonnets, Arléa, 2003, np.

 

10/07/2015

Serge Ritman, Tu pars, je vacille

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épris de nous c’est je-tu continué

écrit de lèvres à lèvres lesquelles

où le poème s’il lit mon sein grain

c’est ma beauté d’ici que tu lisses

en tous signes me dis-tu ange nu

or toi c’est tout renverser pour nous

 

tu sais où je me casse morceaux

mille et un de toi tu me refais suis-je

c’est ton dire mon écrit ai pris tout

de nous je te fais poète tu me fais

 

en deux lettres correspondre à nous

ton air signe tout ce que je t’écris

 

et tu soulignes dans le buisson qui

me connaît m’invente pas savoir

mais faire l’amour les pronoms

ne se recouvrent sans principe et nos

deux lettres ne correspondent

sans mélange ici tu me prends

 

et les pronoms nous nomment égaux

sans jamais savoir qui mais toujours dire

tu viens je te prends mon appel

ton écoute vit c’est ta voix l’étoile

une main du ciel aucun comme aucune

comparaison me dit qui tu es je te suis

 

Serge Ritman, Tu pars, je vacille, Tarabuste,

2014, p. 96.

28/05/2015

Eugène Savitzkaya, À la cyprine : recension

 

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À la cyprine paraît en même temps qu’un roman, Fraudeur, longtemps après les poèmes de Cochon farci, en 1996, chez le même éditeur. On sait que cyprine désigne une espèce minérale, dont une variété de couleur bleue est utilisée comme pierre précieuse, mais il s’agit ici d’un homonyme ; "cyprine", dans ce livre, est le nom des secrétions vaginales provoquées par l’excitation sexuelle, en accord avec un extrait du Corps lesbien de Monique Wittig donné en exergue : « Une agitation trouble l’écoulement de la cyprine ». Donc, ces poèmes ne sont pas à proposer aux jeunes gens pubères ou, au contraire, on en encouragera la lecture, selon ce que l’on imagine que les dits pubères doivent connaître du vocabulaire et des pratiques sexuels.

 

   Sans jeu de mots, Savitzkaya appelle un chat un chat, et l’on relèvera au fil de la lecture couilles, bite, chatte, baiser, cul, vit, con, également des expressions variées pour évoquer les parties du corps,  éléments du désir, et les positions et actions des corps amoureux, par exemple "tailler une plume", "chas de l’aiguille", « babeurre suintant de la baratte », « cirer la fleur », etc. Le corps féminin est exalté, et surtout le sexe, parfois dans des vers au ton ronsardien, comme « doucement moussu de bouclettes ton ventre », mais souvent plutôt brutalement : « à grands coups de cul agite la fleurette reine ». Aux classiques métaphores végétales (« touffe », « tige », « rose ») s’opposent  l’emploi recherché de « gynécée » au sens de pistil dans un poème où le corps devient fleur, ou l’inattendue qualification du vagin : « au goût de baie de genévrier ». L’homosexualité — masculine — a sa place (« maigre cul masculin / à cheval sur bâton nerveux ») parmi l’universel coït, conçu comme une dévoration : le corps de la crevette est absorbé par le poisson, lui-même par le héron, à son tour par l’air qui, enfin, disparaît dans l’univers, « vaisseau en mouvement ». La liste n’est pas close mais, si développée soit-elle, elle ne justifierait pas la lecture du recueil, la "poésie érotique" (ou prétendue telle) brodant sur quelques thèmes rebattus depuis fort longtemps. Ce sont donc d’autres caractères qui peuvent retenir le lecteur.

 

   Tout d’abord, il peut  reconnaître le bestiaire de Savitzkaya, qui définissait les animaux comme des « fragments de terre animés, les véritables esprits du monde, innombrables et la plupart du temps invisibles »1 ; ils sont présents, par leur nom (mouche, pie, hirondelle, lézard, carpe, canard, moustique faisan, merle, brebis, hulotte, etc.), par ce que leur nom suggère (bouc, tourterelle, coq, dauphin — qui porte la coquille de Vénus sortie des eaux), ou comme personnages d’un récit. Ainsi, les trois cochons (l’un mâle, un autre femelle, un troisième « ange porcin ») trouvent un remède à leurs différences : « [...] tout s’aboucha, s’imbriqua / s’emboita, s’adonna, sabota, samedi / quand tout apparut ». C’est ce travail sur le son et le sens qui importe et fait exister le thème choisi. Ici, le jeu de mots d’un premier vers, « Cybèle bêle », ferait sursauter si l’on ne s’apercevait pas que le poème est organisé à partir de la récurrence de la consonne /b/ ; là, tous les vers riment en /ue/, le dernier à l’écart (« demain ») ; ailleurs, un néologisme, cofourchons, suit la série enfourchée, cofourchée, califourchon. Ajoutons l’emploi des quasi homophones (nous deux / nés d’eux), des quasi anagrammes (ovule / olive), la reprise dans un long poème de la cellule (qui + verbe) chaque fois avec le refrain « à ma porte marbrée », les jeux sur la polysémie (matrice, terme d’anatomie et de typographie), la construction syntaxique symétrique (« Si elle me le demande [...] / Si je lui demande [...] ») suivie par la position asymétrique des corps. Ajoutons encore des figures féminines, comme celles inverses d’Eulalie, la sainte violée, et d’Astrée, nom de la constellation de la Vierge dans la mythologie.

 

   Ces éléments, parmi d’autres, donnent leur sens au recueil mais, cependant, À la cyprine n’emporte pas l’adhésion comme, par exemple, Cochon farci. L’univers si particulier de Savitzkaya est bien là, y compris avec des souvenirs d’enfance comme cette vision de l’enfant  dans le pré, monté sur un jars, vision reprise dans Fraudeur, avec son obsession aussi caractère éphémère des choses et des sentiments, du temps qui passe, dès les premiers poèmes (« Elle passe, elle passe / la jolie, la jolie vie »). Sans doute est-ce l’absence d’homogénéité de l’ensemble qui gêne ; un poème sur un restaurant bruxellois ou un autre sur une bière, parmi d’autres, détonnent dans un ensemble thématique par ailleurs bien conduit, mais dont on sait qu’il est habituellement mal reçu.

 

 

 

1. Eugène Savitzkaya, dans la revue Recueil, n° 20, décembre 1991.

Eugène Savitzkaya,  À la cyprine, éditions de Minuit, 2015, 104 p., 11, 50 €.

Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 18 mai.

 

18/05/2015

Amelia Rosselli (1930-1996), Document 1967-1973

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             à Schubert

 

Une mélodie couleur orange avait retenti

dans mes oreilles si attentives au solfège

d’un violon assez net pour me toucher

jusque dans mes fibres nerveuses (le

grand cœur) qui ma tiraient par les cheveux

pendant que je dansais avec la mélancolie ce

soir-là où je n’avais pas de rendez-vous.

Mélodie éternelle et inexplosée, mélodie

de sentiments qu’on ne peut pas violer

dans le secret tombal de l’apôtre : apôtre

de quoi ? — d’une quasi désespérée quelquefois

allègre, exposition de vos tableaux

mentaux, sentimentaux et ordinaires : l’amour

dans une boîte bien fermée n’eut pas le temps

de demander pardon.

 

Amelia Rosselli, Document 1966-1973, traduction de

l’italien et postface de Rodolphe Gauthier, La Barque,

2014, p. 20.

21/04/2015

André Gide, Les Nourritures terrestres

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                                                 Adriatique, 3 heures du matin

 

     Le chant de ces marins dans les cordages m’importune.

   Oh ! si tu savais, si tu savais, terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu’a la vie si brève de l’homme !

   Si tu savais, éternelle idée de l’apparence, ce que la proche attente de la mort donne de valeur à l’instant !

   Ô printemps ! les plantes qui ne vivent qu’un an ont leurs fragiles fleurs plus pressées. L’homme n’a qu’un printemps dans la vie et le souvenir d’une joie n’est pas une nouvelle approche du bonheur.

 

                                                              Rome, Monte Pincio

 

   Ce qui fit ma joie ce jour-là, c’est quelque chose comme l’amour — et ce n’est pas l’amour — ou du moins pas celui dont parlent et que cherchent les hommes. — Et ce n’est pas non plus le sentiment de la beauté. Il ne venait pas d’une femme ; il ne venait pas non plus de ma pensée. Écrirai-je, et me comprendrais-tu si je dis que ce n’était là que la simple exaltation de la lumière ?

   J’étais assis dans ce jardin ; je ne voyais pas le soleil ; mais l’air brillant de lumière diffuse comme si l’azur du ciel devenait liquide et pleuvait. Oui, vraiment, il y avait des ondes, des remous de lumière ; sur la mousse des étincelles comme des gouttes ; oui, vraiment, dans cette grande allée on eût dit qu’il coulait de la lumière, et des écumes dorées restaient au bout des branches parmi ce ruissellement de rayons.

 

André Gide, Les Nourritures terrestres, édition publiée sous la direction de Pierre Masson, Pléiade / Gallimard, 2009, p. 373 et 374.

07/03/2015

Erich Fried, Es ist was es ist

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Toi        

 

 

Toi

te laisser être toi

entièrement toi

 

Voir

que tu n’es toi

que lorsque tu es tout

 

ce que tu es

 la tendresse

et le sauvage

 ce qui veut se détacher

et ce qui veut se blottir

 

Celui qui n’aime que la moitié

 ne t’aime pas à moitié

il ne t’aime pas du tout

celui-là veut te tailler sur mesure

t’amputer

 te mutiler

 

Te laisser être toi        

 est-ce difficile ou facile ?

Cela ne dépend pas de la dose

de calcul et de bon sens                   

 mais de la dose d’amour 

et de désir suspendu à tout –

à tout

ce qui est toi        

 

À la chaleur

et à la froideur

à l’amabilité

et à l’obstination

à ton bon vouloir                          

et ton mécontentement        

à chacun de tes gestes

à tes mauvais gestes

ton inconstance

ta constance

 

Alors cela

te laisser être toi 

n’est        

peut-être pas

 si difficile

 

 

Dich

 

Dich

dich sein lassen

 ganz dich

 

Sehen

 daß du nur du bist

 wenn du alles bist

das Zarte

 und das Wilde

das was sich losreißen

und das was sich anschmiegen will

 

Wer nur die Hälfte liebt

 der liebt dich nicht halb

sondern gar nicht

der will dich zurechtschneiden

amputieren

verstümmeln

 

Dich dich sein lassen

ob das schwer oder leicht ist?

Es kommt nicht darauf an mit wieviel

Vorbedacht und Verstand

 sondern mit wieviel Liebe und mit wieviel

offener Sehnsucht nach allem –

 nach allem

 was du ist

 

 Nach der Wärme

und nach der Kälte

nach der Güte

und nach dem Starrsinn

nach deinem Willen

 und Unwillen

nach jeder deiner Gebärden

 nach deiner Ungebärdigkeit

 Unstetigkeit

Stetigkeit

Dann

ist dieses

dich dich sein lassen

vielleicht

 gar nicht so schwer

 

Erich Fried, "Dich", extrait de Es ist was

es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte

(Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 1983), p. 34

traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.

 

01/03/2015

Jean-Philippe Salabreuil, La liberté des feuilles

 

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Lied aux ombres d’hiver

 

Un matin le vent traverse les cendres

Du jeune jour maigre et ce sont

Comme d’anciens temps gris qui recommencent

Où sans rimes ni raisons

Nous vivions de beau silence

Et de belle folie.

 

Tu me regardes et si je te délie

Maintenant des chanvres de froide pluie

Sans doute vas-tu sourire et que luise

un instant l’âme lointaine j’épuise

Au souffle court ce vieil été d’aubes moisies

 

Tu n’échapperas plus au verger de mes mains

Le ciel gris passe entier parmi les doigts des morts

Ensemble souviens-toi de cette forêt torte

Nous l’avons fait pencher jusqu’aux eaux du matin

Je me souviens je t’aime et me souviens

 

Il y avait encore une prairie

Fleurie de larmes et d’abandons

Nous en avons sur nous fermé la grille

Est-il passé depuis tant de saisons ?

Sommes rentrés dedans mille et mille matins

Depuis le temps le temps que je t’ouvre mes mains.

 

Jean-Philippe Salabreuil, La liberté des feuilles, « Le Chemin », Gallimard, 1964, p. 45.

23/02/2015

Andrea Zanzotto, Idiome, traduction Philippe Di Meo

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                    Petits métiers

 

Comment puis-je oser

vous appeler ici, vous faire signe de la main.

Une main qui n'est plus que son ombre

avare et mesquine,

et d’ailleurs une serre, mais tendre comme de la mie de pain.

Et pourtant, quelque chose maintenant la soutient,

je ne sais s’il s’agit d’une crampe ou d’une force :

pour autant qu’elle vaille, elle est toute vôtre,

vous lui donnez-lui la force de vous appeler.

Donnez-lui une plume qui ne se torde,

faites que sa pointe ne trébuche sur la feuille.

Il me semble n’avoir rien à écrire

pour commencer ce télex

qui doit tout le néant traverser

(la brûlante difficulté

qui brûle comme soufre,

qui corrode, étourdit.)

Mais j’essaierai de suivre la trace, au moins, d’un amour —

en dehors, là dans l’obscurité

profonde des prés du passé.

Ainsi

.....................................

[                                          ]

 

Ainsi sous la cheminée presque éteinte,

si un garçonnet regardait

à travers cette minuscule petite fenêtre aveugle

vers le soir encore claire

parmi la suie

(ah quel beau bleu, quel argent,

quels frissons d’hiver éblouissants

de neige et de lumière à cette petite fenêtre) :

qui passait donc, qui frappait

sur cette vitre, et disparaissait

je ne sais si boitant ou dansant ;

grands-mères, était-ce eux tous, les gens de votre temps

avec leur faim de chicorées, avec leur soif

de piquette, avec des travaux qui

leur avaient tordu toute la figure

jusqu’à presque en modifier la nature ?

Mais avec moi, garçonnet, quels joyeux lurons

et que de bonne humeur, et toujours bons...

Et je les vois, me semble-t-il, faire turlututu

cligner de l’œil dans ma direction, rire subtilement, puis me   dire  salut...

 

Andrea Zanzotto, Idiome, traduit de l’italien, du dialecte haut-trévisan et présenté par Philippe Di Meo, Corti, 2006, p. 145, 147 et 149.