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29/09/2012

Jacques Dupin, L'embrasure

Jacques Dupin, L'embrasure, amour, écrire

Ce qu'une autre m'écrivait

comme avec une herbe longue et suppliciante

 

toi, toute, en mon absence, là,

dans le pur égarement d'un geste

hostile au gerbier du sang,

tu t'en délivres

 

tel un amour qui vire sur son ancre, chargé

de l'ombre nécessaire,

ici, mais plus bas, et criant

d'allégresse comme au premier jour

 

et toute la douleur de la terre

se contracte et se voûte

et surgit en une chaîne imprévisible

crêtée de foudre

et ruisselante de vigueur

 

                                 *

 

Malgré l'étoile fraîchement meurtrie

qui bifurque

— c'est sa seule cruauté le battement

de ma phrase qui s'obscurcit

et se dénoue —,

il est encore capable, lui, de soutenir

 

la proximité du murmure

 

Jacques Dupin, L'embrasure, Gallimard, 1969,

p. 32 et 53.

15/09/2012

Tristan Corbière, Les amours jaunes

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        À la douce amie

 

Ça : badinons — J'ai ma cravache —

Prends ce mors, bijou d'acier gris ;

— Tiens, ta dent joueuse le mâche...

En serrant un peu : tu souris...

 

— Han !... C'est pour te faire la bouche...

— V'lan !... C'est pour chasser une mouche...

Veux-tu sentir te chatouiller

L'éperon, honneur de ma botte ?

— Et la folle-du-logis trotte...

Jouons à l'Amour-cavalier !...

 

Porte-beau ta tête altière,

Laisse mes doigts dans ta crnière...

J'aime voir ton beau col ployer !...

Demain : je te donne un collier.

 

— Pourquoi regarder en arrière ?

Ce n'est rien : c'est une étrivière...

Une étrivière ... et — je te tiens !

 

.....................................................

 

Et tu m'as aimé... — rosse, tiens !

 

Tristan Corbière, Les amours jaunes, dans Charles Cros

Tristan Corbière, Œuvres complètes, Bibliothèque de

 la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 763.

09/07/2012

Louise Labé, Sonnet XIIII

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                  Sonnet XIIII

 

Tant que mes yeux pourront larmes espandre,

   A l'heur passé avec toy regretter,

   Et qu'aux sanglots & soupirs resister

   Pourra ma voix, & un peu faire entendre :

Tant que ma main pourra les cordes tendre

   Du mignart Lut,  pour tes graces chanter :

   Tant que l'esprit se voudra contenter

   De ne vouloir rien fors que toy comprendre :

Ie ne souhaitte encore point mourir.

   Mais quand mes yeux ie sentiray tarir,

   Ma voix cassee, & ma main impuissante,

Et mon esprit en ce mortel seiour

   Ne pouvant plus montrer signe d'amante :

   Prirey la Mort noircir mon plus cler jour.

 

Louise Labé, Œuvres, Lyon, chez Jean de Tournes,

1555, p. 118, dans Gallica, Bibliothèque numérique de la BNF.

22/06/2012

Louise Labé, Sonnet III

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               Sonnet III

 

Ô longs désirs, ô espérances vaines,

   Tristes soupirs & larmes coutumières

   À engendrer de moi maintes rivières

   Dont mes deux yeux sont sources & fontaines :

Ô cruautés, ô dur[e]tés inhumaines,

   Piteux regards des célestes lumières :

   Du cœur transi ô passions premières,

   Estimez-vous croître encore mes peines ?

Qu'encor Amour sur moi son arc essaie,

   Que nouveau feu me guette & nouveaux dards

   Qu'il se dépite, & pis qu'il pourra face :

Car je s[u]is tant navrée en toutes parts,

   Que plus en moi une nouvelle plaie,

   Pour m'empirer ne pourrait trouver place.

 

Louise Labé, Œuvres, Lyon, chez Jean de Tournes, 1555, p. 113.

15/06/2012

Jean-Philippe Salabreuil, L'inespéré

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    Au corps perdu de la beauté

 

 Ô dans l'obscur délice de l'issue

Vers toi qu'est-ce qui soudain m'illuminait

D'une brûlure graciée lorsque je sus

Qu'il est au-delà du suffocant ressaut de neige

Dans l'être le feu d'un monde qui se leva ?

Mais regarde une fois encore (et tu vas

Te fermer bientôt sur l'or de la vie

Comme l'œil noir de l'eau) mes yeux sont dans la mort !

Je te vois n'ai-je su te ravir à toi ravie

Déjà que tu étais d'une aile blanche au corps

Perdu de la beauté au creux de terre

Et ne t'aimerai-je plus jamais en ce monde clair ?

À moi fermée ! ne me regarde plus demeure

Une porte d'or close au fond des cieux meurs

Heureuse de m'aimer mourir de moi aimée

(Je te veille en ta nuit veille à mes jours mais

Ne te sois pas rouverte aux neiges de l'oubli

Quand je te rejoignais te rouvrir accomplie)

Et dans le blanc délire de l'essor

En moi de ces lys en démence vers elle

Était un ange d'or qui parmi le réel

Voluptueux et noir a brillé comme l'aurore

Éclairant de ses dons les panneaux condamnés !

J'allais dans les feux de la voûte où sont nés

Les nuages dorés du rêve (ils montent

Leurs yeux clos dans la gloire éternelle mais

Jamais s'éveilleront-ils ?) dans les anneaux du monstre

Où l'âme a reconnu la crypte du secret !

Qu'est-ce alors qu'il n'y eut plus que moi parmi

Les régions neigeuses de l'étoile ennemie ?

Alors à l'extrême le mur éternel blanc

Chanta comprenant une porte qui chante

Et s'ouvre dans le noir à l'état du soleil

(Une flamme s'élevait qui fut toi) merveille

Que ce feu dans le froid de la mort quand nous

Fûmes ce feu ô l'astre où les âmes renouent !

 

Jean-Philippe Salabreuil, L'inespéré, collection "Le Chemin",

Gallimard, 1969, p. 93-94.

11/05/2012

René Char, Chants de la Balandrane

 

 

 

René Char, Chants de la Balandrane, jonc, amour

                    Le jonc ingénieux

 

J'entends la pluie même quand ce n'est pas la pluie

Mais la nuit ;

Je jouis de l'aube même quand ce n'est pas l'aube

Mais la blancheur de ma pulpe au niveau de la vase.

La bouche d'un enfant me froisse avec ses dents.

Amour des eaux silencieuses !

 

À l'aubépine le rossignol,

À moi les jeux fascinants.

 

                                 *

 

                     Ne viens pas trop tôt

 

Ne viens pas trop tôt, autour, va encore ;

L'arbre n'a tremblé que sa vie ;

Les feuilles d'avril sont déchiquetées par le vent.

 

La terre apaise sa surface

Et referme ses gouffres.

Amour nu, te voici, fruit de l'ouragan !

Je rêvais de toi décousant l'écorce.

 

René Char, Chants de la Balandrane, Gallimard, 1977, p. 48, 55.

 

30/04/2012

Walt Whitman, dans Pierre Leyris, Esquisse d'une anthologie...

 

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J'ai traversé un jour une ville populeuse...

 

J'ai traversé un jour une ville populeuse, gravant dans mon cerveau pour m'en servir un jour ses spectacles, son architecture, ses coutumes, ses traditions,

Or à présent de toute cette ville je ne me rappelle qu'une femme rencontrée là par hasard qui m'a retenu pour l'amour de moi.

Jour après jour, nuit après nuit nous restâmes ensemble, tout le reste je l'ai oublié depuis longtemps.

Je ne me rappelle, dis-je, que cette femme qui s'attacha à moi avec passion.

Et voici de nouveau que nous nous promenons, qu'à nouveau nous nous aimons, qu'à nouveau nous nous séparons,

À nouveau elle me tient la main : il ne faut pas que je parte,

Je la vois tout contre moi, lèvres muettes, triste et tremblante.

  

Once I pass'd through a populous city —

 

Once I pass'd through a populous city imprinting my brain for future use with its shows, architecture, customs, traditions,

Yet now of all that city I remember only a woman I casually met there who detain'd me for love of me,

Day by day and night by night we were together — all else has long been forgotten by me,

I remember I say only that woman who passionately clung to me,

Again wa wander, we love, we separate again,

Again she holds me by the band, I must not go,

I see her close beside me with silent lips sad and tremulous.

 

Pierre Leyris, Esquisse d'une anthologie de la poésie américaine du XIXe siècle, édition bilingue, Gallimard, 1995, p. 149 et 148.

10/04/2012

Gaspara Stampa (1523-1554), Poèmes

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Quand ma brûlure est trop intense, et inhumaine

cette violence qui m'étreint, je suis tentée

de tourner contre moi-même ma propre main

parce que dans un seul mal finissent tant de maux.

 

Mais alors c'est Amour qui me parle en secret,

Amour, lui qui jamais ne s'éloigne de moi :

« Ne porte pas la faux dans la moisson d'autrui ;

tu ne t'appartiens pas, tu es à ton seigneur ;

 

depuis le jour où tu t'es mise en son pouvoir,

ton âme et ton corps, ta vie et ta mort, c'est lui

qui en est maître, à lui ils doivent se soumettre.

 

Oui, prendre congé de toi-même sans que lui

ne le signifie ou te l'accorde, est un acte

plein de témérité où tu n'as aucun droit ! »

 

                                *

 

Quando tavolta il mio soverchio ardore

m'assale e stringe oltra ogni stil umano,

userei contra me la propria mano,

per finir tanti omai con un dolore.

 

Se non che dentro mi ragiona Amore,

il qual giamai da me non è lontano :

— Non por la falce tua ne l'altrui grano :

tu non sei tua, tu sei del tuo signore,

 

perché dal dì, ch'a lui ti diedi in preda,

l'anima e 'l corpo, e la morte e la vita

divenne sua, e a lui conven che ceda.

 

Si ch'a far da te stessa dipartita,

senza ch'egli tel dica o tel conceda,

è troppo ingiusta cosa e troppo ardita.

 

Gaspara Stampa[1523-1554], Poèmes, traduction et

présentation de Paul Bachmann, édition bilingue,

Poésie / Gallimard, 1991, p. 160-161.

 

 

 

11/02/2012

Aragon, Les Chambres, et : J'appelle poésie cet envers du temps...

                                             

                                          

 

 

Chambres

 

Un bras autour de toi

Le second sur mes yeux

L'un t'empêche de fuir

L'autre maintient mes songes

 

Ce lieu fermé de nous

Soudain si je m'éveille

Du sommeil des voleurs

La nuit noire m'y noie

 

Tout m'est plus que mémoire

À ce moment d'oubli

Dans la forêt du lit

Tout n'est plus que murmure

 

Et notre tragédie

Au long jeu de dormir

À demi-mots amers

L'obscurité la dit

 

Absente mon absente

Si faussement que j'ai

Dans mes bras étrangers

Comme une image peinte

 

Absente mon absente

Si faussement plongée

En mes bras étrangers

Comme une image feinte

 

J'ai des yeux pour pleurer

Quelle que soit la chambre

Les plafonds s'y ressemblent

Pour être malheureux

 

Ailleurs sans doute ailleurs

Aussi bien qu'où je suis

Oreille à tous les bruits

Qui braillent le malheur

 

Au grand vent dans un port

Comme un amant quitté

Au bout de la jetée

Espère et désespère

 

Et les barques à sec

La grève à marée basse

Et là-bas de mer lasse

Échoués les varechs

 [...]

Aragon, Les Chambres, Poème du temps qui ne passe pas,

Éditeurs Français Réunis, 1969, p. 25-27 , repris  dans

Œuvres poétiques complètes, II, p. 1097-1098.  


images.jpeg J'appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonne à la volée les cloches de provocation... J'appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire de ce qu'ils disent que la proclamation  de l'interdit, l'aventure du sens ou du non-sens, ô paroles d'égarement qui êtes l'autre jour, la lumière noire des siècles, les yeux aveuglés d'en avoir tant vu, les oreilles percées à force d'entendre, les bras brisés d'avoir étreint de fureur ou d'amour le fuyant univers des songes, les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l'imaginaire beauté pareille à l'eau pure des sources perdues...

   J'appelle poésie la peur qui prend ton corps tout entier à l'aube frémissante du jouir... Par exemple.

l'amour        l'amour       l'amour          l'amour             l'amour

[...]

 

Aragon, J'appelle poésie cet envers du temps, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition publiée sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 1407.

24/01/2012

Jean Ristat, Du coup d'état en littérature...

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                                        Épilogue

 

Amour en quel état m'as-tu réduit et dou

Ce déchéance qui plus démuni que moi

Par les artifices quel monarque parmi

 

Tes serviteurs plus illustres et d'honneurs comblé

Plus soumis Ô cruel mais que nul ne plaigne

Le pauvre jean sans terre et ne rie de sa

 

Superbe qui m'habite en souveraine dé

Cision quel rêve me fait cortège et gloire

De reposer en ce jardin où je vous prie

 

Que dépouiller l'on me laisse et ne s'avise

Le dieu d'avertir l'oiseau qui porte le vent

Maintenant je veux être seul en dévotion

 

Et mon ravisseur entretenir des affai

Res du monde comme elle va l'herbe le ciel

Aiguiser et mon sang rougir la place où il

 

Me couronne voyez qu'en jalousie il

En meurt le vieux jupin enfin lassé de guer

Royer seul sur son nuage ou peut-être qu'à

 

Me foudroyer il s'emploie attends au

Moins qu'avec la lune s'achève ma course

Laisse amour nous rendre immortels prête

 

Moi l'éclair qui déchire et va dormir comme au

Trefois innocent et léger sinon de voir

Comme en ce jardin l'on joue sous les fougè

 

Res rouillées vers quel marécage

Ouvrent leurs serrures je tairai mes nuits

Tu disais c'est loin la grèce plutôt mourir

 

Que survivre plutôt me perdre et sans larmes

Le rire du dieu qui sommeille alors que

Penché sur la couché j'épie ton rêve et s'il

 

Parle de moi jaloux de n'y être pas les

Poètes disent l'oubli oh on temps sans mé

Moire quelle est ma demeure que vais-je fai

 

Re du temps qu'il me reste à vivre le décor

Est le même les dieux sur la locomoti

Ve trois-mille quarante-quatre les ombres

 

En une lanterne prisonnières ce

Grand rêve de vouloir et de ne plus atten

dre

 

[...]

 

Jean Ristat, Du coup d'état en littérature suivi d'exemples tirés de la Bible et des Auteurs anciens, Gallimard, "Le Chemin", 1970, p. 23-24.

 

 

25/09/2011

Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846)

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             Viens-t’en avec moi

 

Viens-t’en avec moi

Il n’est plus que toi

Dont mon cœur puisse se réjouir ;

Nous aimions par les nuits d’hiver

Errer dans la neige :

Si nous renouvelions ces vieux plaisirs ?

Noires et folles, les nuées

Tachent d’ombre, là-haut, les terres élevées

Comme elles faisaient autrefois,

Et ne s’arrêtent que là-bas,

À l’horizon confusément amoncelées,

Tandis que les rayons de lune

Si prestement luisent et fuient

Qu’à peine pouvons-nous dire qu’ils ont souri.

 

Viens avec moi — viens te promener avec moi ;

Nous étions bien plus autrefois,

Mais la Mort nous a dérobés nos compagnons

Comme le Soleil la rosée ;

Oui, la Mort les a pris un à un, nous laissant

Tous deux seuls désormais ;

Aussi mes sentiments se voudraient-ils aux tiens

Nouer étroitement, n’ayant d’autre soutien.

 

 

« Non, ne m’appelle pas, cela ne saurait être ;

L’Amour serait-il si constant ?

La fleur de l’Amitié peut-elle dépérir

Pour revivre après de longs ans ?

Non, quand même le sol est humide de larmes

Et si belle qu’elle ait pu croître ;

Car la sève une fois tarie, son flux vital

Ne s’épanchera jamais plus :

Mieux encore que ne fait l’étroit cachot des morts

La Terre sépare le cœur des hommes. »

 

                                                          [Printemps 1844]

 

                   Come, walk with me

 

Come, walk with me ;

There only thee

To bless my spirit now ;

We used to love on winter nights

To wander throw the snow.

Can we not woo back old delights ?

The clouds rush dark and wild ;

They fleck with shade our mountain heights

The same as long ago,

And on the horizon rest at last

In looming masses piled ;

While moonbeams flash and fly so fast

We scarce can say they smiled.

 

Come, walk with me — come, walk with me ;

We were not once so few ;

But Death has stolen our company

As sunshine steals the dew :

He took them one by one, and we

are left, the only two ;

So closer would my feelings twine,

Because they have no stay but thine.

 

 

« Nay, call me not ; it may not be ;

Is human love so true ?

Can Friendship’s flower droop on for years

And then revive anew ?

No ; though the soil be wet with tears,

How fair soe’er it grew ;

The vital sap once perished

Will never flow again ;

And surer than that dwelling dread,

The narrow dungeon of the dead,

Time parts the hearts of men. »

 

                                                   [Spring 1844]

 

Emily Jane Brontë,  Poèmes (1836-1846), choisis et traduits d’après la leçon des manuscrits par Pierre Leyris, édition bilingue, Poésie / Gallimard, 1963, p. 144-147.