26/04/2019
E. E. Cummings, Paris
Notre Dame
Paris ; ce couchant d’avril totalement s’exprime ;
s’exprime sereine et silencieuse une cathédrale
devant le magnifique visage décharné qui
des rues sous la pluie rajeunissent,
des hectares de volutes bouffies de rose
lovées dans de cobalt kilomètres de ciel
s’inclinent attentionnés devant
le mauve
de crépuscule (qui descend tout en sveltesse,
portant coquette aux yeux les dangereuses premières étoiles)
les gens vont aiment courent sous gentiment
arrivant la pénombre et
vois ! (la nouvelle lune
emplit tout à coup de soudain argent
ces poches nouées d’une mendiante couleur boiteuse) tandis
qu’ici et là ondule indolente la prostituée
Nuit, elle tente de convaincre
certaines maisons
E. E. Cummings, Paris, Seghers, 2014, p. 27.
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02/03/2012
Marcel Schwob, Le Livre de Monelle
Monelle me trouva dans la plaine où j'errais et me prit par la main.
— N'aie point de surprise, dit-elle, c'est moi et ce n'est pas moi ;
Tu me retrouveras encore et tu me perdras ;
Encore une fois je viendrai parmi vous ; car peu d'hommes m'ont vue et aucun ne m'a comprise ;
Et tu m'oublieras et tu me reconnaîtras et tu m'oublieras.
Et Monelle dit encore : Je te parlerai des petites prostituées et tu sauras le commencement.
Bonaparte le tueur, à dix-huit ans, rencontra sous les portes de fer du Palais-Royal une petite prostituée. Elle avait le teint pâle et grelottait de froid. Mais « il fallait vivre » lui dit-elle. Ni toi, ni moi, nous ne savons le nom de cette petite que Bonaparte emmena, par une nuit de novembre, dans sa chambre, à l'hôtel de Cherbourg. Elle était de Nantes, en Bretagne. Elle était faible et lasse, et son amant venait de l'abandonner. Elle était simple et bonne ; sa voix avait un son très doux. Bonaparte se souvint de tout cela. Et je pense qu'après le souvenir du son de sa voix l'émut jusqu'aux larmes et qu'il la chercha longtemps, sans jamais plus la revoir, dans les soirées d'hiver.
Car, vois-tu, les petites prostituées ne sortent qu'une fois de la foule nocturne pour une tâche de bonté. La pauvre Anne accourue vers Thomas de Quincey, le mangeur d'opium, défaillant dans la large rue d'Oxford sous les grosses lampes allumées. Les yeux humides elle lui porta aux lèvres un verre de vin doux, l'embrassa et le câlina. Puis elle rentra dans la nuit. Peut-être qu'elle mourut bientôt. Elle toussait, dit de Quincey, le dernier soir que je l'ai vue. Peut-être qu'elle errait encore dans les rues ; mais, malgré la passion de sa recherche, quoiqu'il bravât les rires des gens auxquels il s'adressait, Anne fut perdue pour toujours. Quand il eut plus tard une maison chaude, il songea souvent avec des larmes que la pauvre Anne aurait pu vivre là près de lui ; au lieu qu'il se la représentait malade, ou mourante, ou désolée, dans la noirceur centrale d'un b... de Londres, et elle avait emporté tout l'amour pitoyable de son cœur.
Marcel Schwob, Le Livre de Monelle, 1959 [1894], p. 9-11.
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