16/03/2013
Julien Gracq, Petite suite à rêver
Petite suite à rêver
Sept heures du soir dans cette gare où le jour baisse, où le sol gelé rend au pas en écho l'exacte mesure de sa pesanteur. Rien de plus à chercher dans l'ancienne silhouette de ces arbres que le filigrane délié de leurs branches, comme pris dans le bristol fin d'une carte de Keepsake. Un rose théâtral à l'horizon paraphe d'un nom banal ce peu recommandable effet de neige. Ce monde borné s'accommode sans effort des pires compromissions, de la route familière de l'habitude où les pas s'enchaînent, où m'attendent le feu dans l'âtre et la campagne amicale, où le roman ouvert sur la table de jour en jour davantage s'irisera des nuances choisies des Veillées des chaumières. Il n'est plus question, décidément, de s'embarquer.
Mais le déclic soudain d'un signal resuscite en surimpression sur le quai toute une jungle. C'était rien. Paysage passionné, où le soleil mortel refond une lumière augurale comme une menace. Aux appels déchirants d'un horizon meublé de fantômes, il suffit de la brise qui secoue, entre les traverses des voies abandonnées, les pâquerettes hectiques déjà du souffle rauque des locomotives, pour soudain ranimer la mystérieuse rose des vents. Les sentiers engourdis, captivés par des reptations de lianes vont se perdre au hasard dans les sables, dans la mer. L'odeur du charbon chaud enivre comme l'air vicié des cavernes. Sous les doigts, aux pages sibyllines de l'indicateur Chaix, rongé de grilles, de lacets sinueux, d'itinéraires improbables, comme s'ouvrit la mer Rouge éclate le mot « Correspondance ! » Sur la ligne Montluçon-Grenoble, clé d'or du chiffre gras « 18 h 35 ». Le taureau de fer s'annonce avec une agitation bénigne, campagnarde, un roulement de chariots puérils comme un jeu d'enfants, encore fière du cahotement agricole accordé au rythme pastoral. Le lourd silence de la campagne rôde jusqu'aux abords du guichet dans les intervalles inégaux des chocs gourds de la pesée des bagages. Paix dérisoire, vertigineuse, miracle fragile des départs. Soudain la locomotive, folle, grisante, dépaysante comme un coup de passion au cœur d'une existence morne.
Tu ne m'aimais pas alors — et maintenant tu m'aimes.
Janvier 1942
Julien Gracq, Petite suite à rêver et autres inédits, dans Europe, "Julien Gracq", mars 2013, n° 1007, p. 8-9.
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15/03/2013
Jean Paulhan, Le clair et l'obscur
Je me suis trouvé en Quatorze, un jour d'avances et de reculs, coincé, entre quelques morts et mourants, dans une maison à demi démolie, sur laquelle s'obstinait pourtant le tir de l'artillerie — de plus d'une artillerie, car la maison, se trouvant à égale distinction des deux lignes et bien en vue, ne servait pas moins de cible à nos canons qu'aux canons adverses. Personne, de vrai, ne savait au juste qui se trouvait dedans, en sorte que, par l'effet d'une modestie commune aux hommes de guerre, chacun pensait y voir l'ennemi. Non pas tout à fait à tort, car nous n'occupions qu'une partie de la ruine. Mais il faut l'avouer, nous ne songions guère, pour le moment, à détruire nos voisins — si tant est qu'il y avait des ennemis — ni même à les chasser.
Au fait, à quoi songions-nous ? Imaginez là-dessus une lumière d'éclipse, des éclats ronflant à droite et à gauche, le bruit d'orgue que fait un obus en plein vol, un cadavre qui vous regarde sans vous voir, un cheval éclaté comme un poisson de grands fonds et, dans une poussière de pierre et de fumée que traversaient des fusées éclatantes, de tous côtés, le désordre et la dislocation.
Tout cela était étrange, mais à certains égards merveilleux. Et je dois avouer qu'il m'arriva un instant de m'en réjouir : que de feux d'artifice ! Que de châtaignes et de girandoles, de crapauds et d'acrobaties, de clowneries et de parades ! D'aimables figurants faisaient le mort à la perfection. Quel spectacle ! Est-ce donc pour moi qu'on a monté tout ça ?
C'était là sans doute une réflexion égoïste. Ce fut, en tout cas, une réflexion imprudente. Car elle déclencha presque aussitôt le sentiment irrésistible (avec l'angoisse qui s'ensuit) que je me trouvais dans quelque farce gigantesque. Non, rien là-dedans en pouvait être vrai. De toute évidence, il ne s'agissait que d'un cauchemar, dont je tentai de me tirer en donnant de grands coups de soulier dans une glace demeurée, par quel hasard ? intacte, et même brillante. La glace se fendilla, s'écailla, puis s'écroula dans un grand bruit, et je connus très bien que je ne rêvais. Je le connus, et me trouvai, chose curieuse, satisfait — en tout cas comblé. Il faut bien que la vérité — fût-elle atroce — nous soit d'un grand prix..
Jean Paulhan, Le clair et l'obscur, préface de Philippe Jaccottet, Le temps qu'il fait, 1985, p.27-29.
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14/03/2013
Sébastien Smirou, C'est tout moi (Autoportraits, I)
La première fois que je vois un moi le premier miroir
je ne sais pas ni bien ni comment
que le rayons traversent l'espace
en douce du corps
jusqu'à son étendue à lui — car qui
les aurait propulsés ? — de miroir en question
jusqu'aux yeux en oblique
et qu'on me prendra si je peins
trop bien ce que je vois pour un gaucher.
*
Pour prendre la mesure au jugé du point de croix
en suspension je mets le doigt
comme sur un nœud du vide interposé — qui sait
si c'est le bon ? — qui chasse l'animal
jusqu'à buter toc-toc de l'ongle dans la confusion
pas de nœud qui tienne, bon
au troisième toc il est exactement trop tard
j'ai le compas dans l'œil qui pique
sur le premier venu du nez (encore toi ?)
Sébastien Smirou, C'est tout moi (Autoportraits, I), ink, 2009, np.
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13/03/2013
Raymond Queneau, Courir les rues, Battre la campagne, Fendre les flots
Graffiti
Le graveur voit disparaître
une à une les pissotières
tableaux noirs où ses écrits
manifestaient une grammaire
alerte
Variante
Le graveur voit disparaître
une à une les vespasiennes
tableaux noirs où ses désirs
s'écrivirent
sans angoisses grammairiennes
Raymond Queneau, Courir les rues (1967),
dans Œuvres complètes, édition préparée par
Claude Debon, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1989, p. 352.
À tout vent
Les champignons ont des chapeaux
grands comme des accordéons
ils se massent et végètent
en rond
ils croissent dans la nuit
lorsque coassent les grenouilles
ils arrivent impromptu
avec la rouille
demain demain il n'y aura plus
que poussière
ils sèment à tout vent
pour une année entière
ainsi la poudre de la vie
un jour revient au port
puis le poème jette ses spores
pour une autre vie
Raymond Queneau, Battre la campagne,
(1968) id., p. 446.
Buccin
Dans sa coquille vivant
le mollusque ne parlait pas
facilement à l'homme
mort il raconte maintenant
toute la mer à l'oreille de l'enfant
qui s'en étonne
qui s'en étonne
Raymond Queneau, Fendre les flots, (1969),
id., p. 538.
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12/03/2013
Antonella Anedda, Arbres
Arbres
Lorsque j'étais enfant je pensais que l'Est était le seul endroit où l'herbe avait un son. Est, répétais-je et je n'entendais pas seulement un bruissement mais une musique ample, une musique de tiges, une symphonie composée par l'espace, pour l'espace. Depuis le port minuscule d'une île au sein de l'île, du double cœur des roches et des eaux occidentales, l'Italie n'était que la porte d'un Continent plus vaste. Il suffisait d'enjamber cette bande de terre et l'Occident se réduisait soudain à un rivage, c'était le lieu depuis lequel la pensée s'élançait, sans écrans, sans obstacles, vers des steppes intérieures. Dans ce vent phénicien oscillaient, beaucoup plus imposants que les lièges de la Gallura (1), d'autres chênes. En restant immobile, au-delà du mur de pierres sèches et de l'horizon effrangé par la chaleur, il y aurait le chêne de la résignation d'André Bolkonsky dans Guerre et Paix, le chêne-prière dont parle Marie Tsvetaïeva dans Indices terrestres : « Récemment à Kountsevo, j'ai fait opinément des signes de croix devant un chêne Il est clair que la source de la prière n'est pas la peur, mais l'enthousiasme. »
Et l'enthousiasme avait des noms-grelots : Lithuanie, Estonie, voix-sonnailles qui balaient les distances et viraient en plongée vers les eaux de la Kama, jusqu'à Voronej, à l'orient des vers de Mandelstam : « Je regardais, en m'éloignant, un orient de conifères ». Est était alors le raccourci pour dire un Orient plus rapide et moins légendaire, plus proche et plus somptueux Un fil traversait les lieux dont les noms reviendraient plus tard, passant par-dessus bord, glissant des livres à la page manuscrite, d'une feuille à l'autre comme De l'interlocuteur de Mandelstam, traduit par Celan, et de la "lettre-Est" de son poème dédié à Marina Tsvetaïeva, avec le fleuve Oka au loin et ce son, Taroussa, emporté vers l'exil d'Ovide, en Colchide : Orient de douleur, Orient des adieux. En exil — écrire c'est en faire l'expérience — « de l'empire de la Grande Rime Intérieure ».
[...]
Antonella Anedda, traduit d el'italien par J.-B. Para, dans Europe, n° 1000, "Abécédaire", août-septembre 2012, p. 17.
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11/03/2013
Malcolm Lowry, Divagation à Vera Cruz, traduction Jean Follain
Divagation à Vera Cruz
Où s'est-elle enfuie la tendresse demanda-t-il
demanda-t-il au miroir du Baltimore Hôtel, chambre 216.
Hélas son reflet peut-il lui aussi se pencher sur la glace
en demandant où je suis parti vers quelles horreurs ?
Est-ce elle qui maintenant me regarde avec terreur
inclinée derrière votre fragile obstacle ? La tendresse
se trouvait là, dans cette chambre même, à cet endroit même
sa forme vue, ses cris par vous entendus.
Quelle erreur est-ce là, suis-je cette image couperosée ?
Est-ce là le spectre de l'amour que vous avez reflété ?
Avec maintenant tout cet arrière-plan
de tequila, mégots, cols sales, perborate de soude
et une page griffonnée à la mémoire de ceux-là
qui sont morts, le téléphone décroché.
De rage il fracassa toute cette glace de la chambre. !Coût 50 dollars)
Malcolm Lowry, "Poèmes inédits", traduction Jean Follain, dans Les Lettres Nouvelles, "Malcolm Lowry", Mai-juin 1974, p. 226.
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10/03/2013
Antoine Emaz, Jours / Tage
21. 06. 07
Le monde tourne
meule
broie
sang
tous ces jours
drapeaux
ou pas
impasse
il n'y a pas de dernier mot
on écrase
on force au silence
un peuple se tait
mais par les bords
revient une lutte de rien
orientée mort
et là plus personne ne peut
du temps
des morts
au bout du temps des morts
on finira bien par
se mettre à table
c'est trop lent
trop cher payé
pour une vie sans histoire
21. 06. 07
die Welt dreht sich
mahlt
zermalmt
Blut
jeden Tag
Fahnen
oder nicht
Sackgasse
es gibt kein letztes Wort
man erdrückt
man zwingt zum Schweigen
ein Volk verstummt
aber von der Rändem her
kehrt ein Kampf um nichts wieder
auf den Tod ausgerichtet
und da kann neimand meht
zur zeit
der Toten
am Ende der Zeit der Toten
wird man sich schließlich
an einen Tisch setzen
das ist zu langsam
zu teuer bezahlt
für ein einfaches Leben
Antoine Emaz, Jours / Tage, traduction
Anne-Sophie Petit et Rüdiger Fischer,
en Forêt, Im Wald, 2009, p. 44-47.
© Photo Tristan Hordé
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09/03/2013
Jacques Prévert, Choses et autres
Graffiti
L'égaré demande son chemin, l'affolé demande l'heure, la minute ou l'année, le mendiant demande l'aumône, le condamné grâce.
Certains ne demandent rien.
*
Un homme à la mer, une femme à l'amour
(La veuve du capitaine)
*
Nul n'est insensé qui ignore la loi.
*
Une foi est coutume.
*
Il n'y a pas cinq ou six merveilles dans le monde, mais une seule : l'amour
*
Néant + néanmoins
*
L'enfant qui verse, histoire de rire, son encrier dans un bénitier, est plus drôle et plus vrai que Luther qui disait avoir jeté le sien à la tête du diable.
*
L'homme dit « ma maîtresse, mes maîtresses ! ». La femme ne dit pas « mon maître ».
*
Les prisons trouvent toujours des gardiens.
*
La révolution est quelquefois un rêve, la religion, toujours un cauchemar.
Jacques Prévert, Choses et autres, "Le Point du jour", Gallimard, 1972, p. 105, 106, 106, 107, 107, 108, 108, 109, 110, 110.
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08/03/2013
Pascal Commère, De l'humilité du monde chez les bousiers
Seraient-ils perdus une fois encore les mots,
par la terre brune et collante qui entérine
en silence toute mort en juin comme une boule
de pluie sur tant d'herbe soudain qui verse, avec
dans la poitrine ce serrement, par les collines
presque en haut, quand la route espérée dans un virage
d'elle-même tourne et disparaît... Je reconnais
le menuisier qui rechignait au guingois des portes
cependant que vous gagnez en ce jour de l'été
la terre qui s'est tue, humide et qui parlait
dans votre voix soucieuse ; à chaque mot j'entends
e travers du roulis des phrases le tonnerre
d'un orage depuis longtemps blotti dans l'œuf, la coque
se fissure — sont-ce les rats qui remontent, ou le râle
des bêtes hébétées dans l'été, longtemps résonne,
comme les corde crissent, lente votre voix digne
par-dessus l'épaisse terre menuisée, les vignes
bourrues... Et sur mon épaule, posée, la douceur
ferme de votre main pèse sans appuyer.
Pascal Commère, De l'humilité du monde chez les bousiers (1996),
dans Des laines qui éclairent, Le temps qu'il fait, 2012, p. 211.
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07/03/2013
Tiphaine Samoyault, La Main négative, Louise Bourgeois
Être une fille. Pas tout à fait un fils L'injonction à faire proposée à la fille (savoir se servir de ses mains) peut-elle se transformer en possibilité de créer ? Esthétisme et dandysme sont des postures de fils, toutes deux issues du catholicisme qui est une religion du fils. Qu'est-ce qu'une religion du fils ? Une remise de l'autorité entre les mains de tous, un déplacement de la loi, un éparpillement du symbole. La proposition d'une liberté dont un jour on ne saura pas quoi faire. L'appel de la mère dans le corps de l'enfant. En ce sens , le dogme de l'immaculée conception est une absurdité pour la religion catholique et il en signe une fin. Il ne peut y avoir de religion du fils sans une mère animale dans laquelle l'enfant s'est cogné. Il ne peut y avoir de fils sans mère trop humaine qui cogne ensuite dans le corps de l'enfant.
Qu'est-ce qu'être une fille en termes philosophiques ? est-ce qu'une fille peut être un fils ? Si la fille se résorbe dans la mère, le fils ne disparaît pas dans le père et reste toujours fils de sa mère. La fille qui reste fille ne refuse pas seulement de transmettre. De toute façon elle ne rompt pas, elle, la généalogie. Même en gardant le nom du père, elle n'est qu'incidemment dans la lignée. Cela lui donne une liberté que le fils n'a pas : elle est affranchie de toute manière. Ses possibilités de transgression sont donc aussi très limitées, ce qui, effectivement, la rend moins libre. Si la fille s'est plutôt bien remise d'être privée de quelque chose, elle n'a pas fini pour autant d'être un fils manqué. La question de la filiation ne semble qu'accessoirement concerner la fille. Les modèles à imiter ou dont faire table rase étant ceux des pères, la fille n'a que faire de l'alternative transmettre ou être transmis. Plus encore que son existence elle-même, son existence de fille est contingente. La fille perpétuelle, c'est la sorcière (figure de l'exclusion) ou la religieuse (figure d'une inclusion séparée). Il faudrait dire « c'était ». On ne dit plus « vieille fille » ou « elle est restée fille ». À l'échographie on dit « c'est une fille », d'une petite fille on dira « c'est une vraie fille ». Mais culturellement on s'emploie toujours à faire grandir les filles (une femme n'est plus une fille). Mais philosophiquement on ne dira jamais « une fille c'est ».
Tiphaine Samoyault, La Main négative, Louise Bourgeois, récit, Argol, p. 61-62.
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06/03/2013
Lord Byron, Poèmes
J'achève ce jour ma trente-sixième année
I
Il est temps que ce cœur se fige,
Qui cesse d'émouvoir les autres :
Or, lorsqu'on ne peut plus m'aimer,
Que j'aime encore !
II
Mes jours sont une feuille jaune :
Fleurs, fruits de l'amour en allés ;
Le ver, le chancre, puis la peine
Sont seuls miens !
III
Le feu qui fait mon sein sa proie,
Seul comme une île volcanique,
N'embrasse à sa flamme de torche —
Un bûcher funèbre !
IV
L'espoir, la peur, les soins jaloux,
L'ardente souffrance et la force
De l'amour, guère n'en partage
Plus que la chaîne.
V
Mais ainsi, ici, ces pensées
Ne doivent m'ébranler : la gloire
Pare la bière du héros
Ou ceint son front.
VI
L'épée, la bannière et le champ,
La gloire et la Grèce m'entourent !
La spartiate mis au pavois
N'était plus libre.
VII
Debout ! (Non toi, Grèce, tu l'es)
Debout mon esprit ! Pense d'où
Ton sang tire son premier lac,
Et frappe juste !
Lord Byron, Poèmes, Choix et traduction de Florence Guilhot et
Jean-Louis Paul, éditions Allia, 2012, p. 115 et 117.
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05/03/2013
Bartolo Cattafi, L'alouette d'octobre
La crue
Quelques gestes ou paroles
murmurées à peine
paisibles regards de braise
voilés par la cendre
et dehors le grondement de la crue
eaux arbres bourbe
arrachés à quelque lieu
ici déversés pour former
une terre nouvelle une mer nouvelle
On ne s'évade pas
On ne s'évade pas de cette pièce
de ce qui ici point ne survient
La piena
Qualche gesto et parola
mormorata appena
quieti sguardi di brace
velati dalla cenere
e fuori il rombare della piena
acque alberi mota
tolti da qualche luogo
qui scagliati a formare
la nuova terra il nuovo mare.
Non si evade
Non si evade da questa stanza
de quanto qui dentro non accade.
Bartolo Cattafi, L'alouette d'octobre, traduction
Philippe Di Meo, L'atelier la Feugraie, 2010,
p. 65 et 64.
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04/03/2013
Jacques Borel, Sur les murs du temps
L'ombre dans le jardin
Que faire encore en ce jardin, et que fait-il encore en moi ?
Des bûchers toujours plus nombreux crépitent de l'autre côté
De l'infranchissable frontière où les oiseaux vannent le vent
Et l'odeur des herbes brûlées par des étrangers sans visage
Épargne-t-elle encore la rose dont le fantôme me défend ?
_ Ah, y eut-il jamais une première fois ?
Mes yeux ont-ils jamais une première fois
Surpris cette ombre sur le mur qui n'était pas là tout à l'heure
Ou ce nuage mal caché débordant l'échine du toit ?
Le sable a-t-il craqué, ai-je levé la tête,
Et ai-je ramené ma main sur ma poitrine
Comme si une longue écharde venait de m'entrer dans le cœur ?
Ô treillis, ô jardin fermé, haies de souffles et de murmures,
Tout était là depuis toujours, tout était là au même instant,
Les mêmes yeux vous reflétaient, roulis sauvages de roseaux,
Noces fugaces dans le ciel d'une fumée et d'un oiseau,
Et cette crispation soudain d'un petit scorpion dans le sable ;
Je n'ai pas eu à dénouer mes doigts fermés sur une rose
Pour surprendre un autre secret surgi vers le soir par mégarde :
Avant même cette ombre d'aile, avant le feu, avant la faulx,
Il était là l'autre sourire, l'adieu aux lèvres de rosée,
Et la même écharde brûlant dans un cœur promis aux images
Le fiançait déjà tout entier à la grande rose éternelle.
Jacques Borel, Sur les murs du temps, Le temps qu'il fait, 1989, p. 45-46.
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03/03/2013
Paul Claudel, Positions et propositions
Les mots ont une âme
Les mots ont une âme. Je ne parle pas seulement du mot parlé, avec le timbre que lui imprime la voyelle, et la forme, la vertu, l'impulsion, l'énergie, l'action particulière, que lui confère la consonne. Mais le mot écrit lui-même, j'y trouve autre chose qu'une espèce d'algèbre conventionnelle. Entre le signe graphique et la chose signifiée il y a un rapport. Qu'on m'accuse tant qu'on voudra de fantaisie, mais j'affirme que le mot écrit a une âme, un certain dynamisme inclus qui se traduit sous notre plume en une figure, en un certain tracé expressif. Tout aussi bien que le chinois, l'écriture occidentale a par elle-même un sens. Et sens d'autant mieux que, tandis que le caractère chinois est immobile, notre mot marche.
Ce n'est pas seulement sur le visage de ces affamés que Dante rencontre à je ne sais plus quel étage du Purgatoire que nous avons copié le mot OMO. Partout au fur et à mesure que notre plume va son chemin de gauche à droite sur le papier, l'image, l'idée, le sentiment réverbérés, nous sautent, sous le trait infime, comme on dit, aux yeux. L'évidence est là pour des vocables en français comme œil, oreille, doigt, deux, paon, etc. En anglais les mots pool, moon, constituent de vrais petits paysages. Et quoi de plus hagard que le mot fool ?
Aujourd'hui je voudrais illustrer cette idée par le moyen de cette admirable et mémorable lettre
M m
qui se dresse au milieu de notre alphabet comme un arc de triomphe appuyé sur un triple jambage, à moins que la typographie n'en fasse un échancrement spirituel de l'horizon. Celui du Monde par exemple et pourquoi pas celui de la Mort ? Portique ouvert à toutes sortes de vues et de suggestions.
L'horizon ? Mais quoi plus cérémonial pour le constituer, dans les langues issues de l'Égypte et de la Phénicie, comme dans l'idiome chinois que l'initiale de la Montagne et de la Mer. La montagne immobile aussi bien que la mer qui murmure et qui moutonne. Quand le disque du soleil apparaît au-dessus de l'une et de l'autre, notre lettre monte. Elle plie, elle ondule sous le faix du monstre.
Mais M n'est pas seulement une introduction, une porte aux deux battants divisés par la fissure, nos lèvres quand elles laissent échapper le souffle comme dans muet ou dans murmure (à moins que là toutes ces verticales parallèles ne nous donnent l'impression d'une forêt), elle est à l'intérieur même de notre propre identité. Moi, me voici debout entre mes deux parois comme dans une maison ou dans une armoire. I est un flambeau allumé. O est le miroir qu'est la conscience : à moins que l'on préfère y constater un noyau, ou cette fenêtre ouverte par où se communique la lumière intime. Âme, c'est moi en tant que centre d'aspiration : vers cet o lumineux par exemple qui dans ami suit l'exhalation graphique, tandis que dans aimer elle la précède. Mémoire : je me souviens de moi-même. [...]
Paul Claudel, Positions et propositions, dans Œuvres en prose, Textes établis et annotés par J. Petit et C. Galpérine, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 91-93.
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02/03/2013
Agnès Rouzier, Le fait même d'écrire
Qu'importe la chambre, — si ce n'est tout entier le temps — qu'importe la chambre ? Pouvait-on même dire : refuge ? (Je effacé par nous mais recevant de cet insistant pluriel sa légèreté principale. Je s'écoutant rire). Qu'importe la chambre, hors les autres cellules qui l'écrasent, l'enserrant, l'entourent, la protègent, qu'importe la chambre hors ces escaliers qu'il faut monter pour l'atteindre, qu'importe la chambre si ce n'est cette île, en plein ciel, portée par d'autres îles, et ce personnage anonyme qui y accède (mettons qu'ils se souvienne de ... ou de tout autre). Qu'importe ce faisceau de questions hors cette clôture que nul ne déchiffre, mais que chacun touche et parcourt. Voici que le vent a tourné et que la plage oblique vers un autre espace : la mer impatiente. Jadis chaude, maintenant glacée, frangée d'une même route, même rangée d'immeubles, glacée : roulé en boule dans un creux de sable, un chandail abandonné. Qu'importe la chambre — ou salle à manger — et nous le revoyons dans la petite cuisine — je vous en prie il faut le délivrer — dans la petite cuisine en désordre — mais toujours le bocal de cornichons au sel, à moitié vide — devant le bol de café au lait (odeur et couleur écœurante, bord ébréché) qu'importe, si nous l'effaçons il se crée — ici bougeant, ici dormant, homme, paysage, et ville, et machine, et fleuve, insecte ou vague, ici endormi et plus dense, de tout son corps pesant attiédi de sueur et d'odeur nocturne (au plus fort), ou bien éveillé les pieds nus après la douche, dans le plaisir infiniment fragile de l'été, avant d'avaler — aliment complet et réminiscence — un verre de lait glacé, ô mères... Qu'importe la chambre, et ce récit qui le délivre, l'enserre : le roi dit nous voulons. Et toi, penché, tu te souviens : moi-je (ou bien la rue, la pluie, les courses, le matin fatigant, et les oranges que l'on transporte déjà fades).
Agnès Rouzier, Le fait même d'écrire, Change / Seghers, 1985, p. 30-31.
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