12/03/2013
Antonella Anedda, Arbres
Arbres
Lorsque j'étais enfant je pensais que l'Est était le seul endroit où l'herbe avait un son. Est, répétais-je et je n'entendais pas seulement un bruissement mais une musique ample, une musique de tiges, une symphonie composée par l'espace, pour l'espace. Depuis le port minuscule d'une île au sein de l'île, du double cœur des roches et des eaux occidentales, l'Italie n'était que la porte d'un Continent plus vaste. Il suffisait d'enjamber cette bande de terre et l'Occident se réduisait soudain à un rivage, c'était le lieu depuis lequel la pensée s'élançait, sans écrans, sans obstacles, vers des steppes intérieures. Dans ce vent phénicien oscillaient, beaucoup plus imposants que les lièges de la Gallura (1), d'autres chênes. En restant immobile, au-delà du mur de pierres sèches et de l'horizon effrangé par la chaleur, il y aurait le chêne de la résignation d'André Bolkonsky dans Guerre et Paix, le chêne-prière dont parle Marie Tsvetaïeva dans Indices terrestres : « Récemment à Kountsevo, j'ai fait opinément des signes de croix devant un chêne Il est clair que la source de la prière n'est pas la peur, mais l'enthousiasme. »
Et l'enthousiasme avait des noms-grelots : Lithuanie, Estonie, voix-sonnailles qui balaient les distances et viraient en plongée vers les eaux de la Kama, jusqu'à Voronej, à l'orient des vers de Mandelstam : « Je regardais, en m'éloignant, un orient de conifères ». Est était alors le raccourci pour dire un Orient plus rapide et moins légendaire, plus proche et plus somptueux Un fil traversait les lieux dont les noms reviendraient plus tard, passant par-dessus bord, glissant des livres à la page manuscrite, d'une feuille à l'autre comme De l'interlocuteur de Mandelstam, traduit par Celan, et de la "lettre-Est" de son poème dédié à Marina Tsvetaïeva, avec le fleuve Oka au loin et ce son, Taroussa, emporté vers l'exil d'Ovide, en Colchide : Orient de douleur, Orient des adieux. En exil — écrire c'est en faire l'expérience — « de l'empire de la Grande Rime Intérieure ».
[...]
Antonella Anedda, traduit d el'italien par J.-B. Para, dans Europe, n° 1000, "Abécédaire", août-septembre 2012, p. 17.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : antonella anedda, arbres, herbes, chêne, écrire, mandelstam, tsvetaïeva, j.-b. para | Facebook |
14/06/2011
Nikolaï Zabolotski, Daniil Harms
Zabolotski
L’adieu aux amis
Avec vos chapeaux à larges bords, vos longues vestes
Vos carnets de poèmes
Vous vous êtes dispersés en poussière
Comme font les lilas passé le temps des fleurs.
Vous reposez depuis longtemps dans ce pays
Sans formes préétablies, où tout se rompt, se mêle,
Se désagrège, où le tertre funéraire tient lieu de ciel,
Où l’orbite de la lune est immobile.
Là, dans une autre langue, un idiome brumeux,
Chante un synode d’insectes aphones.
Là, une petite lanterne à la main,
Le bonhomme-scarabée complimente ses amis.
Cette paix vous est-elle douce, camarades ?
Avez-vous bien tout confié à l’oubli ?
Maintenant vos frères sont les racines et les fourmis,
Les brins d’herbe, les soupirs, les colonnes de poussière.
Vos sœurs maintenant sont les œillets sauvages,
Les thyrses de lilas, les copeaux, les poules de passage…
Le frère que vous avez laissé là-haut
N’a plus la force de se rappeler votre langage.
Sa place n’est pas encore sur ce rivage
Où vous avez disparu, légers, comme des ombres,
Avec vos chapeaux à larges bords, vos longues vestes,
Vos carnets de poèmes.
1952
Nikolaï Zabolotski, Poèmes suivis de Histoire de mon incarcération, traduits et présentés par Jean-Baptiste Para, dans Europe, n°986-987, juin-juillet 2011, p. 238-281.
Poème écrit en souvenir de Daniil Harms et d’Alexandre Vvedenski, poètes de l’Oberiou, dix ans après leur mort [Note de J.-B. Para]
Oberiou :sigle de : Obiedinienie Realnovo Iskousstva (Association de l'art réel), groupe littéraire fondé en 1927, auquel se joindra le peintre Malevitch.
Daniil Harms
Le court éclair survola le tas de neige
alluma la bougie tonnerre détruisit l’arbre
le mouton (tigre) épouvanté aussitôt
se mit à genoux
aussitôt fuirent les enfants du cerf
aussitôt la fenêtre s’ouvrit
et Harms passa sa tête
Nicolaï Makarovitch et Sokolov (1 et 2)
passèrent en parlant des fleurs et des nombres féériques
aussitôt passa de l’esprit de la poutre Zabolotski
lisant un livre de Skorovoda (3)
il était suivi par Skaldine (4) s’accompagnant d’un cliquetis
et les pensées de sa barbe tintaient. La chope de l’échine tintait
Harms par la fenêtre criait seul
où es-tu ma compagne
oiselle Esther envolée par la fenêtre
Sokolov lui depuis longtemps se taisait
sa silhouette partie devant
et Nicolaï Makarovitch renfrogné
écrivait des questions sur la papier
Zabolotski couché sur le ventre
voyageait dans un chariot
et au-dessous de l’ours Skaldine
volait un aigle du nom de Serge.
(Mars 1931)
Daniil Harms, Œuvres en proses et en vers, traduit du russe et annoté par Yvan Mignot, avant-propos de Mikhaïl Iampolski, éditons Verdier, 2005, p. 408-409.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nikolaï zabolotski, daniil harms, j.-b. para | Facebook |