12/05/2020
Guido Ceronetti, Une poignée d'apparences
Leopardi et Kafka
L’exclusion du salut que Kafka rend plus redoutable, au moment où le piège se déclenche pour nous, n’annule pas la possibilité d’un salut comme explication du bien et du mal, de la vie et de sa destruction. C’est un salut amer et intellectuel, mais c’est l’ultime refuge de l’espérance messianique.
Kafka est un tapis fait de tous les fils et de toutes les couleurs du mystère et de la passion hébraïques, il est prophétique et talmudique, élection traditionnelle et décadence d’un ghetto proche de la démolition, victime expiatoire et tikva sioniste. C’est un tapis volant qui permet de retrouver, après le vol nocturne, le architectures familières de l’absolu métaphysique : bien que suspendues et flottantes, elles nous paraissent reposer, seules, sur un terrain sûr.
Guido Ceronetti, Une poignée d’apparences, traduction André Maugé, Albin Michel, 1988, p. 183.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guido ceronetti, une poignée d’apparences, kafka, salut, victime | Facebook |
17/09/2013
Guido Ceronetti, Une poignée d'apparences
Le bon hôtel
«Vous avez une chambre ? » Une chambre La question paraît complètement absurde puisqu'un hôtel est fait de chambres et ne vend que des chambres. Mais, souvent, la réponse déconcertante de l'endroit fait uniquement de chambres est « Nous n'avons pas de chambres. » Le sous-entendu permanent : de chambres libres, supprime l'absurdité. La liberté de la chambre, peut-être, est tue à cause de son inconvenance.
La recherche d'une chambre libre — vide d'habitants visibles et cependant magiquement préparée pour les recevoir — force les clients à une espèce d'intimité désagréable avec l'inconnu qui sous un pompeux reliquaire de clés numérotées représente les chambres libres et occupées de l'hôtel. Il ne vous défend rien, il est même là pour vous permettre tout, mais tout, bonheurs misérables et repos dépend de son jugement préliminaire, de son autorisation muette. La gêne serait grande s'il ne s'agissait d'un cérémonial, d'un rapport irréel, figé dans une impassibilité bureaucratique, et cependant légèrement voluptueux, car il donne accès à une obscurité, à un risque.
Remplir la fiche, comme c'est l'usage hors d'Italie, ou remettre une pièce d'identité, sont des actes de reddition capitaux au Soupçon universel afin de pouvoir prendre possession de la chambre désirée. Un anarchiste belge me racontait sa fureur quand, arrivé à Barcelone en 1936 pour faire la révolution, le concierge de l'hôtel lui demanda, glacial, son passeport : « Un passeport ? en Espagne ? Le voici mon passeport : la carte des Organisations. » Mais la religion des passeports n'avait pas été brûlée vive le 19 juillet : à l'hôtel, son temple et son repaire, elle se riait des révolutions.
Guido Ceronetti, Une poignée d'apparences, traduction André Maugé, Albin Michel, 1988, p. 56-57.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guido ceronetti, une poignée d'apparences, le bon hôtel, passeport | Facebook |