14/09/2013
Tommaso Landolfi, La femme de Gogol et autre récits
La femme de Gogol
Au moment que se présente à moi le problème embrouillé de la femme de Nicolas Vassiliévitch, je suis pris d'hésitation. Ai-je le droit de révéler ce qui n'est connu de personne, ce que mon inoubliable ami lui-même (et il avait ses bonnes raisons) voulait cacher à tout le monde, ce qui, dis-je, ne saurait donner matière qu'aux plus perfides et balourdes interprétations — sans compter que cela va peut-être offenser des foisons d'âmes cléricalement et sordidement hypocrites, et quelque âme vraiment pure aussi, pourquoi pas, à condition qu'il s'en trouve encore une ? Ai-je le droit par ailleurs, de révéler une chose devant laquelle mon propre jugement recule, quand il ne prend pas, de façon plus ou moins avouée, le parti de la réprobation ? Comme biographe, cependant, mes devoirs sont précis. Je crois que tout renseignement sur le cas d'un homme si extraordinaire devrait être précieux tant aux générations futures qu'à la nôtre, et je ne voudrais pas confier à un jugement frivole, autrement dit masquer, ce qui n'a pas la moindre chance d'être sainement jugé avant la fin des temps. En vérité, nous permettrons-nous de condamner, nous autres ? Serait-ce donc qu'il nous fut donné de connaître les nécessités intimes et encore les fins d'utilité générale et supérieure auxquelles répondaient les actions de tels hommes extraordinaires, qui ont eu la mésaventure de nous paraître vils ? Certes non, car à ces natures privilégiées nous n'avons jamais rien compris. « C'est vrai, disait un grand homme, je fais pipi moi aussi, mais pour toute autre raison ! »
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Tommaso Landolfi, La femme de Gogol et autre récits, présentés par André Pieyre de Mandiargues (traducteur de cette nouvelle), Gallimard, 1969, p. 17-18.
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13/06/2012
Tommaso Landolfi, La Muette
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Oui, je voudrais parler un peu d'elle, mais vraiment d'elle, de cette elle-là, avant d'en venir à l'autre. Je voudrais, mais je ne sais pas ; je ne sais dire qu'une seule chose, et pour la dire, il faut que je reprenne pour la troisième fois cette malheureuse phrase dans laquelle je me suis enfermé, je ne sais pas pourquoi. Oui, je me débats et je tâtonne : je voudrais au moins savoir qui est celle que j'ai tuée, que j'ai faite mienne pour l'éternité, et ce n'est certainement pas ainsi que je le saurai. (Du moins, je ne le crois pas, mais il m'arrive de ne pas pouvoir résister à la tentation peccamineuse de la définir , et avec le froid langage de la raison.) Mais finissons-en ! J'ai dit au commencement : son regard était muet de quelque chose ; puis j'ai contredit partiellement cette proposition pour la réaffirmer d'une certaine manière tout de suite après ; et maintenant, à force de me balancer sur cette image médiocre et fort relative, je devrais me reporter à la première affirmation, misérable que je suis ! Et pourtant il en est presque ainsi : son âme, comme son regard, était muette de quelque chose. De tout. Ou plutôt, c'étaient ses quinze ans qui étaient muets, muets de tout autant qu'avides de tout. Je ne peux rien dire d'autre, mais peut-être déjà que tout est là ; et le lac de sang qui bouillonne dans mon cœur. De ce qui était le plus important (de son amour ?) elle ne parlait jamais ; qui sait ? elle ne pouvait peut-être pas ; et sa mutité m'enveloppait, m'assourdissait, m'ôtait la mémoire, comme la voix même du silence. Ets-ce que j'aurais pu ne pas...
Tommaso Landolfi, La Muette [Tre racconti], nouvelles, traduit de l'italien par Viviana Paques, Gallimard, 1970, p. 29-30.
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