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03/10/2020

Jacques Roubaud, C

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1994

 

Il n’y a pas de ciel

pas d’yeux

pas de voix 

rien qu’une lampe

une lampe dont la lumière

s’écoule

et ne reviendra pas

même si elle semble

posée

en permanence

sur la photographie au mur

sur les livres

en l’absence de ciel

d’yeux

et de voix

 

Jacques Roubaud, C, NOUS,

2015, p. 308.

02/10/2020

Jacques Roubaud, Octogone

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                 Les objets

 

Les objets appartiennent à plusieurs espaces

À la géométrie différente

À la métrique différente

Plusieurs espaces qui se chevauchent

S’interpénètrent

Se recouvrent, se contredisent, se combattent

 

D’où cet air provisoire qu’a le monde

Comme s’excusant

 

Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard, 2014, p. 283.

01/10/2020

Jacques Roubaud, La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains

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Rue Jonas

 

La rue Jonas

« Personnage biblique »

Croisse la rue Samson

Au sein de laquelle un jardinet cultive

Des dahlias

(d’après Dahl, botaniste danois)

« Dahli-as, dahli-as

Que Dalila li-a »

(Max

Jacob)

Me dis-je

Passant par là

 

(Il y a une rue Max-Jacob près de la Poterne-de-Peupliers

Mais de la rue Dahl nulle

part)

 

Jacques Roubaud, La forme d’une ville change plus vite,

hélas, que le cœur des humains, Poésie/Gallimard,

1999, p. 74.

30/09/2020

Philippe Jaccottet, Cahier de verdure

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Orvet vif comme un filet d’eau,

plus vite dérobé qu’œillade,

 

orvet des lèvres fraîches.

 

 

Toutes ces bêtes

ou esprits invisibles

 

parce qu’on se rapproche de l’obscur.

 

 

Philippe Jaccottet, Cahier de verdure, dans

Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,

2014, p. 764.

29/09/2020

Philippe Jaccottet, Airs

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        Monde

 

Poids des pierres, des pensées.

 

Songes et montagnes

n’ont pas même balance

 

Nous habitons encore un autre monde

Peut-être l’intervalle

 

 

Fleurs couleur bleue

bouches endormies

sommeil des profondeurs

 

Vous pervenches en foule

parlant d’absence au passant

 

 

Sérénité

 

L’ombre qui est dans la lumière

pareille à une fumée bleue

 

Philippe Jaccottet, Airs, dans Œuvres,

Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,

2014, p. 438.

28/09/2020

Laurent Albarracin, l'herbier lunatique : recension

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Quoi de plus naturel, de plus proche de la nature qu’un herbier, même quand il est lunatique et que, fantasque, il n’obéit pas tout à fait aux règles de confection classiques ? Celui de Laurent Albarracin réunit peu de plantes et fait la part belle à la pierre, à l’eau, à l’oiseau, au vent, au feu mais l’on y trouve aussi, entre autres choses, une clef, une chaise — et la lune. Les poèmes de L. A. visent toujours à écrire à propos des choses qui nous entourent, ce qui, trop évident, échappe au regard, mais aussi   selon l’idée que cette « quête » de connaissance n’a pas « D’autre conclusion que celle qui consiste / À recommencer. »Ce recommencement n’est en rien répétition ; selon la manière dont une chose est regardée elle apparaîtra autre, d’où les variations autour de la pierre, par exemple quand elle est en contact avec l’eau. Quand Ponge écrit : « Sorti du liquide, il (le caillou) sèche aussitôt. C’est-à-dire que malgré les monstrueux efforts auxquels il a été soumis, la trace liquide ne peut demeurer à sa surface : il la dissipe sans aucun effort », L. A. ramasse l’observation :

 

 Mouille un caillou
assombris-le
et son éclat sèche aussitôt
comme un peu de brume lui venant

 

Ce n’est évidemment pas simple observation ; s’il s’agissait simplement de noter ce qui est vu — ce qui est une voie suivie par des poètes aujourd’hui —, y aurait-il ajout au monde ? le poème peut donner à voir ce que seule une relation établie entre réel et imaginaire peut saisir, ainsi l’image de la pierre retirée de l’eau, « luit vivante et morte. / On aurait donc arraché / un cœur à ses battements ? »

La chose la plus commune peut devenir source d’évocations variées, très éloignées de la chose, c’est pourquoi la relation de la pierre et de l’eau peut être inattendue et prendre un caractère inquiétant, « Jette une pierre dans le lac / pour éveiller son gouffre ». À côté d’une notation qui rappelle qu’ajouter de l’eau au ruisseau ne change pas son cours — on se souvient d’Apollinaire —l’image de la goutte d’eau qui tombe en accélérant son mouvement entraîne deux comparaisons ; la première où le verbe s’entend à la fois pour "devenir mûr" et "méditer", « comme un fruit mûrit / longuement sa chute » ; la seconde s’éloigne de l’image de départ (le passage de la lenteur à la vitesse) avec un propos sur la vie, « et comme la vie prépare / l’impromptu », impromptu alors s’opposant à longuement.

Ce jeu dans la langue est constant dans cet Herbier lunatique ; ce qui est donné à voir n’est pas que dans le réel, certes la pierre brisée ne change pas, elle reste pierre, et la bouteille qui se vide peut évoquer le bruit d’un poisson qui respire, mais les éléments d’une réalité observable sont parfois inversés et sortent alors le lecteur de toute réalité ; ainsi, au fait que le vent agite les feuilles des arbres est substituée l’image de feuilles qui déchirent le vent  — et qui aurait soupçonné que la chaise devant le paysage « attend », tout comme

 

 La fenêtre pose
devant le paysage
qu’il reste encore
à l’ouvrir

 

Ces deux exemples, parmi d’autres, indiquent clairement que Laurent Albarracin est loin d’être dans le sillage d’un "parti pris des choses" — on pense dans ces exemples à certaines chaises de Magritte et à des fenêtres de Bonnard. On lira donc de courts poèmes dont la simplicité apparente ouvre sur l’imaginaire, « L’herbe qui pousse / entre ce qui n’existe pas / le démolit » ou, pour rester avec l’herbe, « La touffe d’herbe / oriente l’univers / dans le sens / de la touffe d’herbe ». Ou les mâts en mouvement dans le port inventent le bruit du lointain qui veut repartir...

Ce sont ces multiples jeux dans la langue qui construisent le monde de L’herbier lunatique et, constamment, le rythme des poèmes. Ici, dans la relation de la pierre et de l’eau s’établit l’opposition entre « opaque » et « clarté », ce dernier mot proche par anagramme partielle de « éclat » ; dans le même poème on lit le passage de « durcissement » à « dur », puis « durée ». Là, « exact » entraîne « exsude » et « prune », avec une lettre de plus, « pruine ». Si la teinte de l’eau est proche de celle du fer, le passage de « teinte » à « tintement » — le tintement d’une épée — s’impose, tout comme le vol des corneilles ne peut que « corner » le ciel qui devient une page. Un dernier exemple, qui a la concision d’un haïku2, où à l’allitération (/p/) s’ajoute la double signification des mots (quartiers, quartiers d’été) :

 

Pomme pourrie
prend ses quartiers
d’avoir été

 

Il y a comme une impossibilité de fixer un sens ; aucune chose, même quand elle paraît de prime abord "simple" à regarder, ne peut être une fois pour toutes mise en mots. On compte dans le livre plusieurs poèmes autour de la pierre, de l’eau, mais la pierre, l’eau restent cependant opaques ; le « secret enfoui tout au fond des choses », « Plus nous nous en approchons et plus il se met / À ressembler à son approche tremblante »1. Tout est toujours à recommencer, c’est là peut-être qu’est la poésie.

1 Laurent Albarracin, Res Rerum, (Arfuyen, 2018).
2 Laurent Albarracin a publié un recueil de haïkus, Plein vent (Mainard, 2017).

 Laurent Albarracin, L’herbier lunatique, Rougerie, 2020, 64 p., 12 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 25 août 2020.

27/09/2020

Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa

julien bosc,elle avait sur le sein des fleurs de mimosa,mer,marée

                          La mer

          Immense large d’huile âtre

À l’infini scintillante d’adamantines constellations déchues

 

 

           Ainsi la découvrit-elle au réveil

Ramenant sur elle le plaid sable dont la marée l’avait dévêtue à son insu

                           Mais

            Sans affecter ses fleurs ni leur tige

 

                            (Ainsi

                       Si n’eût été son effroi

             Non le vent mais la  marée bel et bien)

 

Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa,

La tête à l’envers, 2018, p. 40.

Photo Tristan Hordé, novembre 2017

26/09/2020

Julien Bosc, Le verso des miroirs

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je sortis à l’heure des  chouettes et cortèges

où une lune orange tout à portée de main

à moi sans lieu un chien mourant ouvrit un chemin vers des rives

et s’étende à mes côtés sur des racines émergées

témoins savants des cécités et des noyades

 

à l’aube

contre la dépouille du chien

un jeune cheval couvert de gui

or sur le tain étoilé deux nénuphars éclos

l’un blanc l’autre diaphane

 

Julien Bosc, Le verso des miroirs, Atelier de

Villemonge, 2018, p. 5.

Photo Chantal Tanet, août 2017

25/09/2020

Julien Bosc, Je n'ai pas le droit d'en parler

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Les mascarets crevèrent les brise-lames et les digues. Le vent laissa les bois chablis jusque par-delà la brande des contreforts.

Mais les champs où faucher le seigle et le blé ? Mais la retraite où fraser le doute et la douleur ?

Des entrelacs de ronces et de genêts ; un amas de lauzes et de pierres.

Et la route ?

Un puits.

Et le chemin ?

Une rigole.

Et la sente qui n’allait nulle part, n’en finissait jamais de revenir au même point ?

Une faille désormais.

 

Julien Bosc, Je n’ai pas le droit d’en parler, Atelier La Feugraie, 2008, p. 31.

Photo Tristan Hordé, août 2017

24/09/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

En hommage à Julien Bosc, disparu le 23 septembre 2018

julien bosc,le coucou chante contre mon cœur,camps de concentration,silence,innommable

Tout fut oublié

Tout fut à réapprendre

S’endormir se réveiller

Se lever marcher

Boire mâcher

Semer récolter engranger

Lutter contre le froid

Inventer l’ombre

Recréer une langue

L’apprendre l’écrire

S’y perdre et en revenir

 

Les silhouettes rescapées s’extirpèrent du brouillard

Parler épousa l’innommable

Tout fut tenté pour dire

Rien ou peu fut entendu

Puis tout fut tu

Tué une seconde fois

Les années passèrent

Des voix se levèrent

Il fallait témoigner

Outre les chiens les mots avaient enfin trouvé leur voie

 

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur,

Le Réalgar, 2020, p. 15.

Photo Tristan Hordé, novembre 2017

23/09/2020

Jacques Réda, Retour au calme

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                    La boulangerie

 

Souvent assez tard en hiver cette boulangerie

En face reste ouverte, et l’on peut voir le pain

Nimber d’or les cheveux frisés de la boulangère

Qui, bien qu’à tant d’égards ordinaire, nourrit

Des desseins obliques de femme et s’ennuie. Et parfois

La boutique à cette heure est vide ; elle ne brille

Qu’à la gloire exclusive du pain.

Il suffit bien je crois de sa lumière au coin

De la rue assez tard en hiver pour que l’on remercie.

 

Jacques Réda, Retour au calme, Gallimard, 1989, p. 92.

22/09/2020

Jacques Réda, La course

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                 Gitans à Montreuil

 

Dans les vergers à l’abandon qui dominent Montreuil,

Les filles des Gitans fument près des roulottes.

Sous des cordes à linge où sèchent leurs culottes,

Elles rodent avec la grâce du chevreuil.

 

On n'ose jeter en passant qu’un rapide coup d’œil :

Des vieilles à l’affût suspendent leurs parlottes

(Les hommes sont allés vendre des camelotes

Dans le grand déballage, en bas). Pourquoi ce deuil

 

Au fond de la lumière alors qu’elle irradie,

Et dans l’air vif ce goût fade de maladie ?

Les filles des Gitans ont beau se déhancher,

 

L’espace fourbu gît sous ses propres décombres :

Cabanes à lapins, potagers à concombres

Sous la fumée inerte et sans feu d’un pêcher

Rose.

 

Jacques Réda, La course, Gallimard, 1999, p. 46.

21/09/2020

Jacques Réda, L'incorrigible

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                          Ulysses

 

Des pas sertis dans le bitume ont un éclat de cuivre :

Ce sont les traces du héros de ce fameux roman

Qui circule à travers Dublin, l’agite, et la délivre

De son destin provincial — étrange moment

 

Où tous les récits ont trouvé leur aboutissement

Convulsif dans une Odyssée convulsivement ivre.

Quand on accompagne ces pas, il arrive un moment

Où l’on se demande où l’on va : dans la ville, ou le livre ?

 

On s’y perd à la longue. Mais un circuit personnel

Se dessine, qui vous ramène aux abords d’O’Connell

Bridge ou devant la poste à l’imposante colonnade.

 

On y discerne des éclats de balle ou de grenade,

Et c’est dans l’histoire vraie, et ses héros de sang

Qui mêlés à l’imaginaire arrête le passant.

 

Jacques Réda, L’incorrigible, Gallimard, 1996, p. 66.

20/09/2020

Jacques Réda, L'adoption du sytème métrique

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               L’insaisissable

 

Le matin et le soir, quand la foule s’active

Entre les carrefours, déserts après midi

Comme au fond d’un miroir où l’heure s’engourdit,

J’ai vu dans les faubourgs la beauté fugitive.

Je reconnais de loin la teinte un peu trop vive

De sa robe trop courte et le geste arrondi

Qu’elle a vers ses cheveux dont la flamme assourdit

L’éclat des bijoux faux des vitrines.

                                                         J’arrive

Parfois à m’approcher d’elle, mais c’est toujours

Quand de nouveau midi submerge ces faubourgs

Dont le silence augmente avec leur étendue.

Elle m’appelle alors, et – joueuse –

M’échappe quand j’allais l’atteindre : dans l’instant,

Plus personne – un couloir sordide l’a happée,

Puis ce miroir au fond duquel, en écoutant

Mon pas elle se tient droite comme une épée.

 

Jacques Réda, L’adoption du système métrique,

Gallimard, 2011, p. 26.

19/09/2020

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes

 

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             Sombre

 

Quand j’en aurai assez de moi

je me jetterai dans le soleil doré,

l’aile bruissante je revêtirai,

je mêlerai le vice et le sacré.

Je suis mort, je suis mort et le sang a coulé

sur l’armure en large torrent.

Je reviens à moi, différent, vous toisant

à nouveau du regard de guerrier.

 

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes,

Traduction Luda Schnitzer, édition

Pierre Jean Oswald, 1967, p. 61.