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18/02/2015

Yves di Manno, une, traversée, photographies d'Anne Calas ; recension

 

 

   La collection "ligatures", proposée par les éditions isabelle sauvage à la fin de l’année 2014, porte magnifiquement son titre avec ce livre, tant le lien semble impossible à rompre entre les photographies d’Anne Calas et les vers d’Yves di Manno. Pourtant, malgré leur proximité, les deux voies ont chacune leur autonomie. Pour le poème, il se partage en quatre ensembles, dont un "envoi", tous consacrés à une femme dans une chambre ; on pourrait lire dans une la figure de l’aimée, l’unique, mais aussi par anagramme, nue ; pour traversée, le mot implique un parcours, ici celui du corps, de son image et de son invention. Pour les photographies, la femme nue est presque toujours présente, mais les six dernières images la sortent de la chambre.

 

   La forme choisie par Yves di Manno se prête à la reprise sans cesse d’esquisses qui, progressivement, construisent un imaginaire de la femme. Chaque séquence, sur une page, compte entre quatre et huit cellules d’un ou deux vers, eux-mêmes entre deux et sept syllabes, et la régularité du compte de certaines séquences (par exemple, 4-4 / 4-3 / 3-3 / 2-4 / 3) donne à l’ensemble son unité. Ce qui apparaît d’emblée, c’est une présence auprès de la femme

 

elle n’est pas seule dans

 

l’obscurité du lit

 

présence qui ne devient un "je" que dans l’avant-dernier vers du poème :

 

 les yeux posés sur moi

 

sans me voir

 

   La vue (la lumière, l’image, le miroir, le regard, le reflet, etc.) est un motif récurrent. Le regard du "je" est d’un voyeur, attentif à ce que la féminité, la nudité qui s’abandonne évoquent : elles sont opposées à la meute, à la horde, et le "je" devient un nouvel Actéon devant le « chien de la déesse ». La femme est également figure de l’origine, associée à la glaise, à la louve devant la lune, à « la barque qui s’éloigne » ; ici, Vénus qui s’offre, plus loin, dans l’ensemble "corps 9" (que je lis « corps neuf »), « corps émergeant des eaux », elle se métamorphose en ondine, partout, « ôtant du jour la nuit qui la dépouille ». Enfin, l’image de l’oiseau qui semble lui faire don d’un insecte en fait une figure de la Nature et, donc, assure qu’elle renaît sans cesse, à la fois dans la lumière et dans la nuit, corps multiple : elle est toujours autre, « seule et nombreuse » — hiérophanie de la déesse originelle.

 

   "Multiple", elle l’est d’une autre manière dans le second ensemble titré "la série monotype". Devenue image, « son dos pris » dans le cadre, elle appelle pour Yves di Manno le souvenir des nus de Degas, à la toilette ou étendus, elle le fait aussi songer aux figures de Lascaux parce que justement elle est première, origine, et il la voit « matière de nuit »(1), encore et toujours nue et couverte d’un voile ou dans la brume. Elle est également corps comme écriture, corps à écrire, « : à la lisère // d’une page / que nul d’ici // là ne lira », et le lit, les draps sont comme une page où se construit un récit ; récit dont le motif est explicite dans une page (62) :

 

 

 : une nuit simple :

 

: un corps :

 

abordant les

 

terres lointaines

 

 

 

après la

 

traversée

 

   L’envoi est un envol, une sortie. La femme nue aurait été avant tout motif à variations sur le corps insaisissable, sur l’opacité (de la nuit, de l’ombre) et la transparence (de la vitre, de la buée), prétexte à allusions littéraires et mythologiques : celui qui regarde, apparemment sans être vu, ne sera pas regardé :

 

les yeux posés sur moi

 

sans me voir

 

 

  nue dès lors devant qui ?

 

 

   Il faudrait examiner tous les mouvements minuscules qu’opère Yves di Manno dans la langue, qu’il glisse d’une voyelle à l’autre — dans « la suie, la soie des nuits » ou de "sigle" à "sangle"—, qu’il introduise des rimes internes, qu’il déroule les contextes de "lune" ou que la ponctuation mime ce qu’un mot annonce, comme dans le vers : « : reflet : » ; etc. Il ne s’agit pas de détails mais de ce qui contribue à construire l’unité du motif de la femme une, traversée par la langue.

 

   Les photographies donnent à voir la nudité féminine comme on ne la regarde pas. Avec le jeu subtil avec les ombres et la lumière — une chambre aux stores baissés, une lampe de chevet — Ane Calas montre une forme inattendue, le grain de la peau, le mouvement d’un voile qui découvre et masque en même temps. Ici, c’est un visage qui regarde l’objectif, donc le lecteur, là, un tissu qui semble un rideau de théâtre, mais toujours le corps entier ou morcelé émeut d’être si nu devant ce voyeur qu’est l’appareil photographique. Et Anne Calas a imaginé, elle aussi, un envoi à la suite de celui d’Yves di Manno ; d’abord au milieu d’arbres face à l’objectif, le visage dans le flou, cette fois habillée, la femme disparaît dans la forêt.

 

   Une belle réussite : le texte et l’image se répondent harmonieusement sans que l’un illustre l’autre ; on pense, mais dans un genre bien différent, à une autre réussite l’interprétation qu’avait donnée Lucien Clergue de Corps mémorable de Paul Éluard.

Yves di Manno, une, traversée, photographies d’Anne Calas, collection "ligatures", isabelle sauvage, 2014, 24 €.

Cette recension a été publiée par Sitaudis le 9 février 2015.

 

     

 



1.Une rencontre ? Le vers « matière de nuit » est aussi le titre d’un recueil de Lionel Ray, où l’on peut lire que l’évidence du soleil est opposée à « la légende oubliée des sources ».

 

14/02/2015

Tristan Tzara, Où boivent les loups

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à  l’horizon planent toujours les oraisons

de vie en désordre

le liège est cerf le cerf est feuille

un matin à bijoux une robe de mains

palpitantes qui fuient la terre

 

un visage qui se hâte à la nuit

les soucis au rivage

une lumière qui erre sans se connaître

 

une femme qui l’habite à regret

la neige la couvre sur les cimes interdites

une seule ombre la trouve

une seule qui la cherche qui ne doute

de la naissance des ombres

 

Tristan Tzara, Où boivent les loups, dans Œuvres

complètes, II, édition établie, présentée et annotée par

Henri Béhar, Flammarion, 1977, p. 245.

 

 

05/02/2015

Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie

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    (Poème en français)

  

         La neige

 

Neige, neige,

Plus blanche que linge,

Femme lige

Du sort : blanche neige.

Sortilège !

Qui suis-je et ou vais-je ?

Sortirai-je

Vif de cette terre

 

Neuve ? Neige,

Plus blanche que page

Neuve neige

Plus blanche que rage

Slave...

 

Rafale, rafale

Aux mille pétales,

Aux mille coupoles,

Rafale-le-Folle !

 

Toi une, toi foule,

Toi mille, toi râle,

Rafale-la-Saoule

Rafale-la-Pâle

Débride, dételle,

Désole, détale,

À grands coups de pelle,

À grands coups de balle.

Cavale de flamme,

Fatale Mongole,

Rafale-la-Femme,

Rafale : raffole.

                                                  1923

 

Marina Tsvetaïéva, Tentative de jalousie et

autres poèmes, traduit du russe et présenté

par Ève Malleret, La Découverte, 1986,

p. 175-176.

 

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21/01/2015

Henri Thomas, La joie de cette vie

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L’invisible chemin des longues plages, tout de suite effacé, regagne le temps. Marcher contre le vent, sans penser, tu reviens un peu sur l’enfance, les compagnons surprenants sont là, par instants, la longue vague, les oiseaux en équilibre sur l’eau qui monte et descend, l’horizon qui est après l’horizon, la myriade de débris, les témoins arrêtés des années…

 

Jeunes femmes vêtues d’un sac crevé, tenant aux épaules maigres, creuses, mais belles, par deux rubans en ficelle, et le haut du sac vient à mi-dos. Un slip en dessous, c’est parfait. « Je vous vois, mes filles, mes reines. » Il faudra décidément que je vérifie toutes mes citations de Rimbaud.

 

 

 

 

 

 

Les couleurs de la mer changent en une journée, les étendues vert clair, et celles plus sombres et l’air fraîchit, et les îlots jaunissent, s’intensifient. Des bandes brumeuses s’étirent sur l’horizon. L’esprit change, un autre esprit s’approche dans l’air, une balise gémit par intervalles.

 

Cette herbe déjà jaunie, en pente sur la mer, c’était ma place. J’y ai fait de bonnes lectures, et je descendais dans l’eau transparente. C’était une place pour moi, raisonnablement. Aujourd’hui, je n’y parviens plus, je ne l’ai même pas revue.

 

Même pas de pluie, qui rafraîchirait mon pauvre esprit et ses souvenirs, et ferait peut-être frissonner l’avenir.

 

 

 

Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 36 et 53.

 

 

 

 

 

23/10/2014

Ambrose Bierce, Épigrammes, traduit par Thierry Gillybœuf

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"Immoral" : tel est le jugement du bœuf dans son étable devant l'agneau qui gambade.

 

C'est vrai que l'homme ne connaît pas la femme. Mais la femme non plus.

 

Si vous voulez passer pour grand auprès de vos contemporains, ne le soyez pas beaucoup plus qu'eux.

 

Le premier homme que vous croiserez est un imbécile. Si vous pensez le contraire, interrogez-le et il vous le prouvera.

 

Une patte de lapin peut vous porter chance, mais elle ne l'a pas portée au lapin.

 

Laissons celui qui voudrait redoubler chacune de ses expériences jacasser sur la valeur de la vie.

 

Un auteur populaire est quelqu'un qui écrit ce que pense le peuple. Le génie les invite à penser autre chose.

 

 

Ambrose Bierce, Épigrammes, traduit par Thierry Gillybœuf, éditions Allia, 2014, p. 7, 7, 11, 13, 14, 20,

14/10/2014

Pierre Reverdy, La lucarne ovale

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                   Grandeur nature

 

Je vois enfin le jour à travers les paupières

Le persiennes de la maison se soulèvent

Et battent

Mais le jour où je devais le rencontrer

N'est pas encore venu

 

Entre le chemin qui penche et les arbres il est nu

Et ces cheveux au vent que soulève le soleil

C'est la flamme qui entoure sa tête

 

Au déclin du jour

Au milieu du vol des chauve-souris

Sous le toit couvert de mousse où fume une cheminée

 

Lentement Il s'est évanoui

 

Au bord de la forêt

Une femme en jupon

Vient de s'agenouiller

 

Pierre Reverdy, La lucarne ovale, dans Œuvres complètes, tome I, édition présentée et annotée par Étienne-Alain Hubert, Flammarion, 2010, p. 109.

26/08/2014

Antonio Rodriguez, Pulsion fission

 

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                       Pulsion fission

 

tout n'est pas perdu, même si les noyaux éclatent, même si les particules se percutent, même si c'est l'âge de la fission, l'époque des amours sensibles, l'époque des amours déçues, avec des déçus qui résistent et des déçus qui s'évadent, et tous se percutent ; nous y sommes, je crois, nous comme les autres, sensibles et déçus dans cette fission, à nous percuter lentement dans l'espace restreint de notre cuisine, dans l'espace restreint de la salle de bains, avec des meubles lourds qui nous regardent, avec des objets ébahis qui nous questionnent, nous et nos meubles qui nous regardent, tandis que nous rêvons de nous assembler autrement, d'échanger encore des fluides, de suinter délicatement, sans ces meubles, sans leur regard lourd ; est-elle restée la même, merveilleuse qui s'oublie parfois, douce et bestiale ? est-elle restée la même, avec sa part de sucre entre les jambes ?

 

Antonio Rodriguez, dans L'étrangère, n° 35-36, 2014, p. 183.

20/08/2014

Louis Aragon, La Grande Gaîté [1929]

Louis Aragon, Le paradis terrestre, La grande gaîté

             Le paradis terrestre

 

Le collectionneur de bouteilles à lait

Descend chaque jour à la cave

Il halète à la

Onzième marche de l’escalier

Et tandis qu’il disparaît dans l’entonnoir noir

Son imagination se monte se monte

Kirikiki ah la voilà

La folie avec ses tempêtes

Tonneaux tonneaux les belles bouteilles

Elles sont blanches comme les seins vous savez

Vers la gorge

Où le couteau aime les très jeunes filles

Il y a des hommes dans les restaurants

Et dans les pâtisseries

Ils regardent les consommatrices et leur repas

Froidit leur chocolat

Ils aiment les voir prendre un sorbet

Ça c’est pour eux comme pour d’autres

La forêt féérique où les apparitions du soir

Se jouent et chantent

Mais quand par surcroît de délices une voilette

Sur la crème ou la glace met son château de transparence

On peut voir soudainement pâlir et rougir

Le spectateur aux dents serrées

 

Des exemples comme ceux-là la rue en

Est pleine

Les cafés les autobus

Le monde est heureux voyez-vous

 

 

Louis Aragon, La Grande Gaîté [1929], dans Œuvres poétiques complètes, tome I, préface de Jean Ristat, édition publiée sous la direction d’Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 435.

 

 

31/07/2014

Georges Perros, Poèmes bleus

 

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Ces envies de vivre qui me prennent

Et cette panique, cette supplication

Cette peur de mourir

Alors que je n’ai pas encore vécu

Et que dans ces moments

J’ai ma vie sur ma langue

Il me semble que ça va être possible, enfin

Que je vais y aller d’une grande respiration

Que je vais avaler le soleil et la lune

Et la terre et le ciel et la mer

Et tous les hommes mes amis

Et toutes les femmes mes rêves

D’un seul grand coup

De poitrine éclatée

Quitte à en mourir, oui,

Mais pour de bon

Pas de cette mort ridicule

Déshonorante, inutile,

Qui accuse la parodie

Qui accuse le défaut

De ce qu’on appelle la vie

Sans trop savoir de quoi nous parlons.

On se renseigne auprès des autres

On leur pose des tas de questions

Avec cette hypocrisie de bonne société

On marque des points en silence

Ils souffrent autant que nous, tant mieux

On se dit même

Qu’on est un peu plus vivants qu’eux

O l’horreur

Et la fragilité

De nos amours.

 

Georges Perros, Poèmes bleus, Gallimard,

Le Chemin, 1962, p. 129-130.

29/06/2014

Aragon, La Grande Gaîté [1929]

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           Art poétique

 

On me demande avec insistance

Pourquoi de temps en temps je vais à

La ligne

 

C'est pour une raison

Véritablement indigne

D'être cou

Chée par écrit

 

            Les derniers jours

 

Les philosophes les artistes

Les crémiers les gens très bien

Sont tombés dans le précipice

Pas besoin d'enterrement

 

Plus de théories de peinture

Le monde en reste désolé

Heureusement que pour se distraire

On a la Radiophonie

 

                 Partie fine

 

Dans le coin où bouffent les évêques

Les notaires les maréchaux

On a écrit en lettres rouges

DÉGUSTATION D'HUÎTRES

Est-ce une allusion

 

On me fait remarquer que c'est pitoyable

Ce genre de plaisanterie

Et puis c'est mal foutu paraît-il

En tant que Poème

Car pour ce qui touche à la Poésie

On sait à quoi s'en tenir

 

Mais je n'ai pas fini de prendre en mauvaise part

Tout ce qui touche à la flicaille à la militairerie

Et plus particulièrement croa-croa aux curetages

Je n'ai pas assez le goût des alexandrins

Pour me le faire par-donner pan pan pan pan

 

Mais ici même si on ne sait d'où elle tombe

D'où tombe-t-elle d'ailleurs D'ailleurs

Il me plaît d'opposer à la clique des têtes à claques

Une femme très belle toute nue

Toute nue à ce oint que je n'en crois pas mes yeux

Bien que ce soit peut-être la millième fois

Que ce prodige s'offre à ma vue

Ma vue est à ses pieds

Son très humble serviteur

 

                 Aragon, La Grande Gaîté [1929], dans Œuvres poétiques

                 complètes, I, édition sous la direction d'Olivier Barbarant,                            Pléiade, Gallimard, 2007, p. 407, 408, 411-412.

26/06/2014

Adrienne Rich (1929-2012), dans Olivier Apert, Une anthologie de la poésie féminine

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D'une vieille maison en Amérique

 

16.

« De telles femmes sont dangereuses

pour l'ordre des choses »

 

et bien oui nous serons dangereuses

à nous-mêmes

 

avançant à tâtons parmi les épines du cauchemar

(datura s'enchevêtrant à une herbe simple)

 

car la ligne séparant

la lucidité des ténèbres

 

st encore à tracer

 

Isolement, le rêve

de la femme de la frontière

 

mettant en joue sa carabine derrière

la clôture de la ferme

 

piège encore notre vanité

— Une feuille suicidaire

 

s'étend sous le verre brûlant

de l'œil du soleil

 

La mort de toute femme me diminue.

 

From an old house in America

 

"Such women are dangerous

in the order of things"

 

and yes, we wille be dangerous

to ourselves

 

groping through spines of nightmare

(datura tangling with a simple herb)

 

because the line dividing

lucidity from darkness

 

is yet to be marked out

 

Isolation, the dream

of the frontier woman

 

levelling her rifle along

the homestead fence

 

still snares our pride

—a suicidal leaf

 

laid under the burning-glass

in the sun eye

 

Any woman death diminishes me.

 

Adrienne Rich (1929-2012), dans Olivier Apert, Une anthologie bilingue de la poésie féminine américaine du XXe siècle, Le Temps des Cerises, 2014, p. 183 et 182.

20/06/2014

Robert Creeley (1926-2005), Dire cela

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Catulle, tu décoiffes

 

1

Mon amour — mon amour dit

qu'elle m'aime.

Et qu'elle n'aura jamais

un autre homme que moi.

 

Pourtant ce qu'une femme annonce

à un homme qui la jette

doit être écrit sur le vent et sur

l'eau vive.

 

2

Ma vieille dit c'est moi je suis le mieux,

elle dit personne ne le fait mieux que moi.

 

Mais que dit ma vieille quand je la jette, —

Mmmm, plutôt non que le mieux.

 

3

Ma vieille est une cinglée de moi,

elle me dit elle m'aime ne me quitte pas —

 

mais ce qu'une cinglée peut annoncer à un homme

est le mieux écrit sur le vent & l'eau & le sable.

 

4

Amour & argent & pilier de bar

mon homme passe pour un lascar

 

y rentre tard et c'est pas de mon lit

et maintenant qu'est-ce que je lui dis ?

 

5

Nous sommes fous mais nous sommes gais,

la vie est courte & la vie nous trouve, s'il te plaît,

 

c'est le moment ou jamais & c'est la fête,

rate pas le mieux, ou je te savonne la tête.

 

Robert Creeley, Dire cela, choix, présentation et

traduction de l'américain par Jean Daive, NOUS,

2014, p. 53-54.

13/06/2014

Christian Prigent, Journal de l'œuvide

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Poème

 

en fœtus

            dans une pho

tôt dans une

             dans le faux

dans le dos quand on retourne la photo

montant

             tant que mon temps sentant

             tassant

             sentant l'envie dans son dos la voyant

en photo

agrafée en photo dégrafée dans son dos

             et si j'écris j'aggrave l'accroc

le faux

              l'envie qu'on a dans la photo

la vie fosse la vie

fausse

trop tôt et trop tordue

                             ce qui vient dans mon dos

montrant

              l'odeur dans une photo de femme

l'effet d'un cul

                     dans une photo

                      et si j'écris on voit le dos

l'accroc

              montrant dans une photo un cul

ce n'est pas vrai

               de femme de paille plus haut

                qui saille plus beau

dans le faux

                 et vers la queue

                 « ce n'est pas que »

 

Christian Prigent, Journal de l'œuvide, Carte Blanche,

1984, p. 51-52.

 

 

 

 

27/05/2014

Klaus Merz, Après Homère

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Après Homère

 

Dans la chambre ronronne

le chat. Dehors

un chien qui erre.

 

À la fenêtre

une femme, elle attend.

Et personne pour l'écrire.

 

Dernière volonté

 

Il lui faudrait un Dieu

pour dire merci,

nous confia le vieillard.

 

Quant aux douleurs et doléances,

il s'en tirait plus ou moins

seul.

 

Spectacle

 

Le froid s'ajoute

au silence. L'heure bleue

fait son entrée.

 

Nous pressons le front

contre la vitre et

applaudissons tout bas.

 

 

Nach Homer

 

Im Zimmer schnurrt

die Katze. Draussen

ein streunender Hund

 

Am Fenster steht

eine Frau, sie wartet.

Und keiner schreibt's auf.

 

Letzter Wunsch

 

Lieb wär'ihm ein Gott,

um zu danken, gestand

uns der Alte.

 

Mit Schmerz und Klage

komme er eher

allein zurecht.

 

Schauspiel

 

Kälte paart sich

mit Stille. Die blaue

Stunde zieht ein.

 

Wir drücken die Stirn

ans Fensterglas und

spenden leise Applaus.

 

Klaus Merz, Après Homère, traduction

Marion Graf, dans La revue de belles-lettres,

2013-2, p. 20-21, 26-27, 28-29.

18/02/2014

François Rannou, Rapt

François Rannou, Rapt, d'amour si longtemps tu, ailleurs, Bretagne, moisson, femme

                                   D'amour si longtemps tu

 

                                                      se resserre

                                                      aux quatre coins

                                                      enfoncée dans

                                                      l'os

d'amour si longtemps tu ne sais où   la lumière                                        te mord

                                                    (il y a là une femme qui aimait

                                                    son rire sa façon de disparaître

                                                    du lit après l'amour pour écrire)

 

[...]

                                                                    *

 

                                  14 stelles

 

                                     ailleurs

  

                          sous les phrases la

                                  ligne de

                       sable chardons dans

                                   l'herbe

                     clairsemée raide courte

 

                           le chant de marie

                             qu'on encule

                       sous la lune blanche

 

                                 Bretagne intérieure

 

 

                                moteur lancinant des

                                   des moissons la

                                         nuit on n'

                                             entend

                                       plus la route

 

                                           il reste

                                               les

                                    « mottes tuées »

 

                      François Rannou, Rapt, La Termitière / La Nerthe,

                       2013, p. 29, 75-76.