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22/10/2013

Guennadi Aïgui (1934-2006), Maison — dans la forêt du monde

Guehhadi Aïgui,  Maison — dans la forêt du monde, enfant, femme, lumière

         Maison — dans la forêt du monde

 

 

la maison — ou le monde

où je descendais à la cave

quand le jour était blanc — et moi

cherchant le lait — cela se maintenait longtemps

descendant avec moi : c'était

un fleuve-jour : dès lors qu'afflue

une lumière de plus en plus vaste

transvasée dans le monde :

j'étais d'un événement créateur

à l'âge

des créations premières —

 

la cave — il y a longtemps — c'était simple et durable

 

la forêt blanche dans la brume

et cette

enfant portant la cruche — ces yeux étaient un univers — le ciel alors chantait de toute vastitude — comme un chant bien à elles

répandent sur le monde

les femmes — par la simple irradiance du passage

de leur blancheur — dans l'élargissement

du champ où je commençais voix —

être — univers-enfant :

— je fus — cela chanta et fut

 

                                                                                    1987

 

 

Guennadi Aïgui, Hors commerce Aïgui, textes réunis et traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce, 1993, p. 120-121.

12/09/2013

Primo Levi, À une heure incertaine

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                     12 juillet 1980

 

Prends patience, ma femme, ma femme fatiguée,

Prends patience à l'égard des choses de ce monde,

Et de tes compagnons de route, dont je suis,

Dès lors qu'il t'est échu de m'avoir en partage.

Accepte, au bout de tant d'années, ces quelques vers grincheux,

Pour l'accomplissement de ton anniversaire.

Prends patience, ma femme impatiente,

Toi, broyée, macérée, écorchée,

Et qui t'écorches un peu toi-même chaque jour

Pour que la chair à vif te fasse un peu plus mal.

Il n'est plus temps de vivre seuls.

Accepte, s'il te plaît, là, ces quatorze vers,

C'est ma façon bourrue de te dire chérie,

Et que je ne saurais, sans toi, rester au monde.

 

Primo Levi, À une heure incertaine, traduction Louis Bonalumi, préface de Jorge Semprun, "Arcades", Gallimard, 1997, p. 60.

 

 

 

 

 

 

26/05/2013

Paul Éluard, Cours naturel

Paul Éluard, Cours naturel, passion, amour, jeunesse, femme, nudité

                         Passionnément

 

                    I

 

J'ai vraiment voulu tout changer

 

Sur l'herbe du ciel dans la rue

Parmi les linges des maisons

Partout

Elle jouait comme on se noie

Puis elle  restait immobile

Pour que je referme sur elle

Les lourdes portes de l'impossible.

 

                    II

 

Le rire après jouer ayant mis à la voile

La table fut un papillon qui s'échappa.

 

                    III                  

 

Elle déchira sa robe

Elle embrassa

Une toilette neuve et nue.

 

                     IV

 

Dans les caves de l'automne

Elle fut tour à tour

La fleur neigeuse de la foudre

Et le charbon.

 

                    V

 

Dans la ville la maison

Et dans la maison de terre

Et sur la terre une femme

Enfant miroir œil eau et feu.

 

                    VI

 

Sa jeunesse lui donnait

Le pouvoir de vivre seule

Je n'ai pas su limiter

Mon cœur à sa seule poitrine.

 

                    VII

 

Rien que ce doux petit visage

Rien que ce doux petit oiseau

Sur la jetée lointaine où les enfants faiblissent

 

À la sortie de l'hiver

Quand les nuages commencent à brûler

Comme toujours

Quand l'air frais se colore

 

Rien que cette jeunesse qui fuit devant la vie.

 

Paul Éluard, Cours naturel [1938], dans Œuvres complètes I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 803-804.

28/12/2012

Andreï Voznessenski, La poire triangulaire

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Je m'exile en moi...


 Je m'exile en moi

                             je suis mon faubourg

flambent mes sapins refermés

 

sur mon visage trouble comme un miroir

sombrent les élans et les pergolas

 

je suis le fleuve et je suis l'univers

qui passe encore au-delà de mon horizon

 

trois soleils rouges saignent parmi

trois bosquets tremblants comme des vitraux

 

trois femmes luisent en une seule

comme des cubes l'un dans l'autre

 

l'une m'aime et rit aux éclats

l'autre en elle bat des ailes

 

et la troisième dans un coin

hérissée comme un charbon ardent

 

ne me pardonne pas

et veut encore se venger

 

et son regard s'illumine comme une pièce

au fonds d'un puits.

 

Andreï Voznessenski, La poire triangulaire, poèmes traduits

du russe par Jean-Jacques Marie, Denoël/Les Lettres

Nouvelles, 1971, p. 49-50.