08/11/2021
Liliane Giraudon, Le travail de la viande
ce printemps
Mandelstam fait un tabac
au box-office
il surpasse Khlebnikov
pas compliqué
de comprendre pourquoi
toi qui as connu et vu
le cheval de la guerre civile
inclinant ses dents jaunes
arracher puis manger
l’herbe humaine
tu mesures pourquoi
Vélimir inlocalisable
garde aujourd’hui
encore cette allure d’étoile pestiférée
Liliane Giraudon, Le travail de la viande, P. O. L, 2019, p.92.
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06/12/2017
Jean-Baptiste Cabaud, La folie d'Alekseyev : recension
Le revers de la quatrième de couverture précise que Jean-Baptiste Cabaud choisit notamment pour lieux de ses récits « des territoires et espaces isolés (zones arctiques, paysages de montagne, vide stellaire…) », et La folie d’Alekseyev se passe en effet principalement en Sibérie et près du pôle Nord. Le première partie du livre concerne l’Union soviétique du goulag, les deux suivantes, très liées, l’ingénieur Alekseyev et son assistant Evguéni, cette fois dans la période d’après la seconde guerre mondiale — une date est donnée, 1957 —, mais la relation s’étend sur plusieurs années. Récit historique, donc ? ce n’est pas si simple, même si les éléments relatifs aux lieux et aux faits qui s’y sont déroulés sont précisément décrits ou rapportés, et l’auteur pratique la langue russe, ce qui facilite la connaissance des informations.
Dans la première partie, "Petites taïgas", alternent des ensembles sur les lieux, la saison et des tombeaux, c’est-à-dire des proses à la mémoire d’un écrivain. Il s’agit d’abord de la steppe sibérienne, paysage « atone immobile », « univers plan » où vivent les détenus des camps de concentration. C’est dans cet espace immense qu’est la Sibérie qu’a été créé le goulag, camp qui, par nature, ne dure pas : les détenus y meurent de froid, de faim ou d’épuisement ; leur présence fait que la Sibérie est « grouillante, effervescente », « immobile mouvement, mouvement permanent de relégation ». L’activité y est intense, cependant tout se passe comme si aucun sujet humain n’y prenait part, ce que Cabaud donne à comprendre avec une liste de verbes à l’infinitif : les détenus, dans la forêt et la neige, ont sans fin à « extraire, scier, excaver, débarder, fouir, déraciner, effondrer, ouvrir, forer, arracher, souder, terrasser ». Il n’y a pas d’ordre dans cette suite, toutes ces tâches sont accomplies quasi en même temps par la multitude des prisonniers, qui ne verront rien de ce qu’ils construisent, villes ou voie de communication.
En hiver, la saison la plus longue qui emporte nombre de détenus, les travaux s’effectuent sans le matériel le plus simple, par exemple la neige s’enlève sans pelle ; on retrouve dans la représentation de la vie quotidienne dans cette « éternité sibérienne » ce que les témoignages des rescapés du goulag ont appris à qui voulait savoir. Quelques noms de ces lieux de mort sont donnés, la Kolyma, les îles Solovski, la Vichéra — on relie deux mers, on extrait le minerai, on construit une ville. « Tout est loin. Rien ne perturbe l’immense tranquillité de [ces lieux] » ; ce qui les caractérise pour les détenus, c’est l’absence d’avenir, ce qu’ils y apprennent, c’est « comment s’effondrent les visages ». Dans le dernier texte de cette partie, un narrateur s’adresse à l’un d’eux et lui indique quelle sera sa fin : « Une plaque à ton pied matriculé tu auras, camarade, et couché sous ton poteau de bois tu seras. »
Les tombeaux, hommages à des écrivains soviétiques détruits par le système, ne sont pas des poèmes, ils relatent plutôt quelques aspects de leur vie. Anna Akhmatova voit tous ses proches fusillés ou envoyés dans des camps, Khlebnikov succombeen 1922 à la gangrène, Mandelstam meurt de froid et de faim en Sibérie, seul Chalamov survit à des années de Kolyma et raconte ce qu’il a vécu. : le tombeau qui lui est consacré a pour thème la manière dont le pin nain se prépare à résister au froid de l’hiver. À côté d’un portrait terrible de Mandelstam imaginé dans ses derniers jours, le lecteur lit une allusion à son œuvre, avec « comme un bruit dans le temps ». Un autre tombeau, celui d’Essenine, mort mystérieusement en 1925, est présent dans la seconde partie et la relie de cette façon aux "Petites taïgas" ; Cabaud y cite un de ses poèmes en russe et en donne une traduction. Enfin, un tombeau d’un général du début du xixème siècle, Davydov, est en rapport avec Alekseyev : pour tous deux, boire beaucoup de vodka et fréquenter les prostituées font partie de la vie.
Le titre de la seconde partie, "Samokhodnaya Model SM.0", évoque un modèle d’avion, l’ekranoplane, qui se déplace sur un coussin d’air et a été conçu par Alekseyev : c’est de ce personnage, qui a existé (1916-1980), que des fragments de vie sont racontés. Qu’il s’agisse d’une fiction ou que l’ensemble repose sur une documentation importe peu : le récit s’achève avec le premier essai sur une grande distance d’un prototype qui se perd dans le froid sibérien avec son pilote, l’assistant de l’ingénieur, Evguéni ; la dernière partie imagine ses réflexions, notamment quand l’engin volant quitte la taïga et qu’il vole dans « l’immensité d’une steppe vide ».
Plus de la moitié du second ensemble est consacré à Alekseyev qui se raconte ; sa folie est entière dans son projet : observant la lente descente d’une feuille, planant grâce à la petite quantité d’air restée sous elle, il pense que l’on peut construire un engin volant qui utiliserait cette caractéristique. Pensée en accord avec les convictions qu’il expose : pour lui, le ciel est « une perle de pouvoir, militaire, commerciale » et il croit toujours, dit-il, en « la nouveauté, l’imagination, l’expérimentation, la découverte » au service de son pays. En même temps, ses recherches s’effectuent dans un lieu qui n’est sur aucune carte, lieu secret autant absence de lieu que la steppe sibérienne. Les seuls dérivatifs, ce sont la vodka et la prostituée, Svetlana (hasard ? c’est le prénom de la fille de Staline), , qui ne peut avoir d’autre activité parce que fille d’un « ennemi du peuple »… Alekseyev n’est pas dupe du vide de sa vie et cherche à l’oublier, ce que, ivre, il dit à la jeune femme : « Buvons ensemble, que s’arrête un instant le monde et rencontrons tout à l’heure dans la nuit des corps ».
On regrette quelques développements à propos de l’histoire de la Russie qui, s’ils donnent un arrière-plan, ressemblent trop à une leçon, tout comme ceux sur l’histoire de l’aéronautique avec le rôle de Konstantin Tsiolkovski. Un rêve qui ne peut s’accomplir qu’en acceptant l’enfermement, des voix que l’on fait taire quand elles s’écartent de la norme du pouvoir : les deux motifs sont liés par le lieu (la Sibérie), mais les uns pour vivre ont besoin de l’alcool (Alekseyev, Essenine) alors que les autres ont compris que l’on doit vivre la liberté de l’esprit, qui suppose comme le dit Evguéni, la « victoire sur la peur ».
Jean-Baptiste Cabaud, La folie d’Alekseyev, Dernier Télégramme, 2017, 80 p., 12 €.
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01/06/2012
Jean Frémon, Silhouettes
Silhouette de Vladimir Khlebnikov
et de son chien
Sur une plage de la Caspienne
Ils mangent du caviar ramassé sur le sable
*
Silhouette de Sandro Penna.
Dans l'autobus.
À bicyclette.
Sur le port.
Ébloui
par un ange narquois.
*
Silhouette de Witold Gombrowicz.
Il tire sur sa pipe
Sans y croire
À Cordoba
Argentine
mille neuf cent
cinquante quatre.
Le monde est derrière lui.
*
Silhouette de James Joyce dans sa cinquante-septième année, avec canne et chapeau, à Paris, dans la rue, sous la pluie, sur une photographie au gris teinté de sépia comme à l'ancienne, dans un livre, dont je me souviens, sur cette feuille, de mon écriture, puis composée et glissée, abusivement, parmi d'uatres, entre vos mains.
*
Silhouette de dos, paysanne s'éloignant, Seurat au crayon conté sur Ingres vergé, elle porte un panier sur la hanche et s'enfonce dans un chemin qui n'est pas dessiné.
De son chignon une mèche, un trait, s'échappe.
Je reconnais ce châle sur ses épaules, le panier, le chemin, la lumière prisonnière dans le creusement de la surface.
Jean Frémon, Silhouettes, dessins de Nicola de Maria, éditions Unes, 1991, p. 15-18 et p. 20.
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