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26/07/2013

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

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                               Les mots égarés

 

 

Je marchais par une nuit sans fin

sur une route où luisaient seules

des lueurs agitées délirantes

comme les feux d'une flotte en perdition.

 

Sous la tempête mille et mille voix sans corps

souffles semés par des lèvres absentes

plus tenaces qu'une horde de chacals

plus suffocantes qu'une colère de la neige

à mes oreilles chuchotaient chuchotaient.

 

L'une disait « Comment » l'autre « Ici »

ou « Le train » ou « Je meurs » ou « C'est moi »

et toutes semblaient en désaccord :

une foule déçue ainsi se défait.

 

Tant de paroles échappées

des ateliers de la douleur

semblaient avoir fui par les songes

des logements du monde entier.

 

« Je t'avais dit » — « Allons ! » — « Jamais ! »

« Ton père » — « À demain ! » « Non, j'ai tiré ! »

« Elle dort » — « C'est-à-dire » — « Pas encore »

« Ouvre ! » — « Je te hais ! » — « Arrive ! »

 

Ainsi roulait l'orage des mots pleins d'éclairs

L'énorme dialogue en débris, mais demande et réponse

étaient mêlés dans le profond chaos ;

le vent jetait dans les bras de la plainte la joie,

l'aile blessée des noms perdus frappait les portes au hasard

l'appel atteignait toujours l'autre et toujours le cri égaré

touchait celui qui ne l'attendait pas. Ainsi les vagues,

chacune par la masse hors de soi déportée

loin de son propre désir, et toutes ainsi l'une à l'autre

inconnues mais à se joindre condamnées

dans l'intimité de la mer.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 21-22.

 

 

 

 

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