28/07/2013
Jean Tardieu, La première personne du singulier
Les surprises du dimanche
La conversation s'engagea au milieu du jardin. Les interlocuteurs, au prix de douloureuses courbatures, faisaient semblant d'être assis, mais aucun siège ne les portait. Ils formaient un cercle parfait autour d'un petit cheval qui était là Dieu sait pourquoi.
(Un peu plus loin, autour de la pelouse, les chaises et les fauteuils faisaient cercle de leur côté.)
On parla d'abord de la question des ponts, puis de la question des ponts de bois, puis des bois de pins, puis des sapins, puis des lapins, puis de la jungle et des ours.
À ce moment (quand on parle du loup !...) un ours parut sur la route, un accordéon sur le ventre, la cigarette au bec. Il dansait en s'accompagnant.
Les chaises et les fauteuils pris de panique rentrèrent précipitamment à la maison.
Les interlocuteurs lassés d'un long effort s'étendirent sur l'herbe.
La nuit vint. L'ours chantait. J'étais heureux.
Le petit poulain grandit, devint plus haut qu'un chêne — et blanc d'écume comme la mer. C'était Pégase, le cheval de la poésie, celui que nous révérons tous.
Jean Tardieu, La première personne du singulier, Gallimard, 1952, p. 117-118.
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