27/07/2013
Jean Tardieu, Obscurité du jour
Le commencement de la fin
La quête des origines est un terme vague, un lieu commun, une illusion de l'esprit. Mais c'est aussi la traduction mythique du paradoxe permanent dont nous vivons quand nous situons dans le passé l'espoir invincible du Mieux. Nous sommes pareils à la souris des expériences classiques : toutes les issues sont fermées sauf une. Là, à la sortie du labyrinthe, se montre la mince lumière, le vent frais, la fin du tunnel : rien d'autre que l'espérance de la Nouveauté, seul « rachat » possible dans un monde où l'habitude nous asphyxie.
C'est peut-être l'une des grandeurs de l'art que d'être un des rares domaines, périlleux et fascinants, où puisse être tranchée notre soif de renouvellement, c'est-à-dire notre besoin permanent de transgression.
Ainsi plongeant le jour dans notre nuit comme un fer rouge qui bouillonne au contact de l'eau glacée, ou bien cherchant une aube inconnue à l'orée du souterrain et l'air pur au-delà des fumées, nous confondons, dans une même recherche obstinée, ce qui ne reviendra pas et ce qui pourrait être, car notre terre promise est toujours un paradis perdu.
Jean Tardieu, Obscurité du jour, "Les Sentiers de la création", Albert Skira, 1974, p. 105-106.
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20/07/2011
Thomas de Quincey, Esquisses autobiographiques
L’affliction de l’enfance
Vers la fin de ma sixième année, le premier chapitre de ma vie en vint soudain violemment à son terme ; ce chapitre qui, même franchies les portes du paradis retrouvé, pourrait mériter un souvenir. « La vie est finie ! », telle était la crainte secrète de mon cœur ; car le cœur de la première enfance sait autant appréhender que celui de la plus mûre sagesse lorsqu’une blessure capitale est infligée au bonheur. « La vie est finie ! Elle est finie ! », c’était là le sens caché qui, de façon à demi inconsciente, était tapi dans mes soupirs ; de même que ces cloches entendues au lointain un soir d’été semblent quelquefois emplies des formes distinctes et articulées des mots, d’une sorte de message prémonitoire qui roule sans cesse dans l’espace ; de même, pour moi, une voix muette et discrète semblait donc ainsi faire continuellement un chant secret, audible à mon seul cœur, où j’entendais que « dorénavant les fleurs de la vie sont fanées pour toujours ». Ce n’est pas que de telles paroles se formaient de manière vocale dans mon oreille ou sortaient de mes lèvres en sorte qu’on les entendît, mais un tel murmure s’insinuait silencieusement jusque dans mon cœur. Et pourtant, en quel sens pouvait-il y avoir là quelque vérité ? Pour un jeune enfant qui n’avait pas plus de six ans, était-il possible que les promesses de la vie eussent été réellement anéanties ? ou que fussent épuisés les plaisirs dorés qui sont les siens ?
Avais-je vu Rome ? Avais-je lu Milton, entendu Mozart ? Non. Saint-Pierre, Le Paradis perdu, les divines mélodies de Don Giovanni, tous et toutes pareillement ne m’étaient pas encore révélés, et pas plus du fait des accidents de ma situation que de la nécessité d’une sensibilité encore imparfaite chez moi. Des extases pouvaient bien demeurer en arriéré, mais les extases sont des modes de plaisir trouble. La paix, le repos, la sécurité fondamentale appartenant à cet amour qui est au-delà de l’entendement ne pourraient plus me revenir. Un tel amour, si insondable, une telle paix — qu’aucun orage ou aucune peur de l’orage n’étaient venus toucher — avaient dominé les quatre premières années de mon enfance et m’avaient conduit durant cette époque à nouer des liens tout à fait uniques avec ma sœur aînée, laquelle avait trois ans de plus que moi. Les circonstances qui furent celles de la soudaine dissolution de ce lien très tendre, je les rapporterai ici à nouveau.
Thomas de Quincey, Esquisses autobiographiques, traduction Éric Dayre, dans Œuvres, édition publiée sous la direction de Pascal Aquien, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2011, p. 412-413 [texte publié aux éditions José Corti en 1994, traduction révisée en 2011].
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