31/05/2016
James Joyce, Brouillons d'un baiser
[Portrait d’Iseult]
Côté prudence, elle laissait toujours la clef de son armoire dans la serrure de son armoire, la plume de son encrier dans le col de son encrier, le pain sur la plaque tiède. Jamais ils ne se perdaient. Elle était loin d’être cruche. & on ne l’avait jamais prise à mentir. Côté instruction en géog elle savait que l’Italie est une botte cavalière, l’Inde un jambon rose & la France un plaid en patchwork, et elle pouvait dessiner la carte de la Nouvelle-Zélande, île du N au S, toute seule. Côté instruction en zoog elle connaissait l’agneau, l’agneau un jeune mouton. Côté charme elle savait faire démonstration de ses jambes en bas couleur chair sous une jupe aussi droite que possible dans les diverses positions d’une Sainte Nitouche, Tatie Nancy, escabeau beau beau montre-moi tes cornes, petits pois, comète jolie, je t’aime un peu beaucoup, drôle de tartine, aime-moi mon amour, mon levier pour toujours.
James Joyce, Brouillon d’un baiser, Premiers pas vers Finnegans Wake, préface et traduction Marie Darrieussecq, Gallimard, 2014, p. 63.
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30/05/2016
August Strindberg, Le Fils de la servante
Premier amour
Si le caractère de l’homme se compose finalement du rôle qu’il choisit de jouer dans la comédie de la vie sociale, Johan fut […] celui qui manquait le plus de caractère ; cela veut dire qu’il était passablement sincère. Il cherchait, ne trouvait rien et ne pouvait s’arrêter à rien. Sa nature brutale, qui rejetait tous les harnais qu’on rentait de lui imposer, ne se pliait pas et son cerveau, qui était né rebelle, ne pouvait pas devenir automatique. Il était un miroir qui renvoyait tous les rayons qui le frappaient. Un ensemble de toutes sortes d’expériences, d’impressions diverses et bourré d’éléments contradictoires.
De la volonté, il en avait mais elle travaillait par à-coups et le faisait alors avec fanatisme ; en même temps, il ne voulait au fond pas grand-chose ; il était fataliste, croyait à la malchance ; il était optimiste et espérait tout. Dur comme la glace, à la maison, il était entre-temps sensible jusqu’à la sensiblerie ; il aurait pu entrer sous un porche et retirer sa veste pour la donner à un pauvre, il pourrait pleurer à la vue d’une injustice. Sa vie sexuelle, à laquelle il avait mis fin depis qu’il avait découvert le péché, se déchainait maintenant la nuit dans ses rêves qu’il attribuait au diable et contre lesquels il appelait Jésus en aide. Il était désormais piétiste ; sincère ? Aussi sincère que quelqu’un peut l’être en voulant se pénétrer d’une vision du monde périmée.
[…]
August Strindberg, Le Fils de la servante, dans Œuvres autobiographiques, I,éditon C. G. Bjurström, mercure de France, 1990, p. 162-163.
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29/05/2016
Alberto Giacometti, Écrits
Enfant, j’avais plutôt l’envie d’illustrer des histoires. Et puis, assez vite, j’ai commencé à dessiner d’après nature, et j’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention, à dix ans… Je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire, avec ce moyen formidable : le dessin ; que je pouvais dessiner n’importe quoi, que je voyais clair comme personne. Et j’avais commencé à faire de la sculpture vers 14 ans, un petit buste. Et là aussi cela marchait ! J’avais l’impression qu’entre ma vision et la possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté. Je dominai ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusque vers 18-19 ans, où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout ! Cela s’est dégradé peu à peu… La réalité me fuyait. Avant je croyais voit très clairement les choses, une espèce d’intimité avec le tout, avec l’univers.. Et puis tout d’un coup, il devient étranger. Vous êtes vous et il y a l’univers dehors, qui devient très exactement obscur… J’essayais de faire mon portrait d’après nature, et j’étais conscient que ce que je voyais, il était totalement impossible de le mettre sur une toile. Laligne — je me rappelle très bien — la ligne qui va de l’oreille au menton, j’ai compris que jamais je ne pourrais copier cela tel que je le vyais, que c’était du domaine pour moi de l’impossibilité absolue. S’acharner dessus, c’ »était absurde, c’en était fini à tout jamais de toute possibilité de copier, même très sommairement, ce que je voyais.
Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 261.
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28/05/2016
Ingeborg Bachmann, Malina
La chambre est grande et sombre, non, c’est une salle aux murs crasseux, ce pourrait être un château des Hohenstaufen dans les Pouilles, car elle n’a ni porte ni fenêtres. Mon père m’y a enfermée, je m’apprête à lui demander ce qu’il veut de moi, mais je n’en ai pas le courage, et recommence à chercher des yeux une porte. Il doit bien y en avoir une, ne serait-ce qu’une, qui me permettrait de sortir ; pourtant je comprends déjà qu’il n’y a rien, il n’y a plus d’ouvertures, on a installé à leur emplacement des tuyaux noirs fixés tout le long des murs comme d’énormes sangsues appliquées aux parois pour y sucer je ne sais quoi. Ces tuyaux, comment ne les ai-je pas remarqués plus tôt, ils devaient y être depuis le début ! Aveugle dans la pénombre, j’avais longé les murs à tâtons pour ne pas perdre de vue mon père, pour trouver la porte avec lui, or c’est lui que je trouve, et je lui dis : la porte, montre-moi la porte. Mon père détache tranquillement un premier tuyau du mur, je vois un trou rond où il passe un souffle de vent, je rentre la tête dans les épaules, mon père continue, détache les tuyaux les uns après les autres, et sans avoir le temps de crier, je respire du gaz, de plus en plus de gaz. Je suis dans la chambre à gaz, c’est elle, la plus grande chambre à gaz du monde, et je suis seule dedans. Contre le gaz, on ne se défend pas. Mon père a disparu, il savait où étaient les portes et ne me les a pas montrées.
Ingeborg Gachmann, Malina, traduction Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira, Seuil, 2008, p. 148.
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27/05/2016
Marianne Moore, Le poisson
Le poisson
Pénible avance
à travers le jade noir.
Des coquilles de moules bleu-corneille, il continue
d’arranger les amas de cendre ;
s’ouvrant se fermant tel
un
éventail blessé.
Les bernacles incrustés au flanc
de la vague, qui ne peuvent se dissimuler
des rayons émergés du
soleil,
se fractionnent comme du verre
filé, avec célérité se réfugient
au sein des crevasses —
illuminent
les
corps
de la mer turquoise. L’eau pousse un coin
de fer jusqu’au bord ferré
de la falaise ;
[...]
Marianne Moore, dans Olivier Apert, Women, une anthologie
de la poésie féminine amricaine au xxe siècle, traduction et
présentation de O. A., Le Temps des cerises, 2014, p. 281.
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26/05/2016
Rachel Blau Duplessis, Brouillons
Non et non à tout ça,
non, personne
n’a le droit,
ne l’aura jamais, nous n’avons
jamais compris, il n’y avait là
rien de tout cela ; rien de rien,
mais d’autres atrocités
ont lieu, peuvent et ont pu avoir lieu, et vont avoir lieu
justifiées par des mots creux, faisant écho
comme du fond d’un domaine d’ombres.
Une à une
les feuilles tombent
là, sur l’herbe
tournoiement au hasard
destination dans le brouillard
la journée a été
consacrée
au silence sans réconciliation
tant il y avait de feuilles, autant
que d’ossements.
Rachel Blau DuPlessis, Brouillons, traduction
Auxeméry avec Chris Tysh, Corti, 2013, p. 127.
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25/05/2016
Ariane Dreyfus, Iris, c'est votre bleu
Je veux bien essayer au bord mais avec toi.
Je vois ta main ton bras, et le deuxième aussi m’entoure quand la lumière baisse.
Chacun s’allonge avec l’autre, calmant son ombre.
Un doigt parfois suffit
Au vertige de te toucher
Pas disparu
Et puis le ciel !
Qui restera,
Lui, immense,
Mais toi aussi, immense et tiède.
Serrée entre tes bras et le regard sur la montagne,
Je ne l’aime pas autant, l’éternelle,
Tendres flancs humains.
C’est léger une main qui caresse, qui va revenir,
Si légère que nous continuons.
Il faut car le temps nous pose plus haut.
Ariane Dreyfus, Iris, c’est votre bleu, Le Castor Astral,
2008, p. 30-31.
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24/05/2016
Malcolm Lowry, Pour l'amour de mourir
Le passé
Comme une vieille échelle pourrie
Qu’on a jeté d’une scierie désaffectée
Et qui flotte, émergeant seulement par le haut,
Tandis que, tout imprégné d’eau, le reste baigne,
Rongé par les tarets, encroûté de bernacles
Et de moules accrochées en papillotes bleues ;
Puante, alourdie d’algues et de ces curieux êtres
Qui vivent de la mort et de la marée basse,
Route vermiculée, en proie à l’helminthiase :
Telle est ma conscience.
De temps en temps, je la sèche au soleil,
Je l’appuie (contre rien du tout,
Puisqu’elle ne monte nulle part) ;
Mais je la garde, on ne sait jamais, ça peut servir.
Qui sait si elle n’est pas récupérable,
Si on ne pourrait pas la radouber un peu ?
Et chaque nuit sans raison ma cervelle
Monte et descend les barreaux de l’échelle.
Malcolm Lowry, Pour l’amour de mourir, traduction
- M. Lucchioni, La Différence, 1976, p. 97.
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23/05/2016
Francis Cohen, Ce que nous savons
En finir
.
Poursuivre
Poursuivre
mais
décider
une ligne
cela reste tenté
…
— poursuivre
endurer
l’insupportable
abandonner
poursuivre
lire ne te laissera
pas
tu t’es
surpris à
mur-
murer
« tu ne t’en sortiras pas »
lire excédait,
tu subis
un déplacement
d’os
étais, n’étais pas
tu as renoncé
accepte que lire ressemble
à tout abandonner
[…]
Francis Cohen, Choses que nous savons,
NOUS, 2015, p. 118-120
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22/05/2016
Patrizia Cavalli, Mes poèmes ne changeront pas le monde
Elle est assise
Sa Majesté bourgeoise,
elle ouvre boutique et attend ses clients,
chevelures clairsemées et flottantes
peu de pensées
autour de ce siège conquis.
Ah, elle reste tranquille, elle, elle ne bouge pas,
bah, que voulez-vous, tout a une fin,
la vie, la soirée…
Patrizia Cavalli, Mes poèmes ne changeront pas
le monde, traduction de l’italien D. Faugeras et
P. Janot, Des femmes, 2007, p. 409.
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21/05/2016
Pierre Reverdy, Le Cadran quadrillé
Si on osait entrer
Derrière la porte sans vitres deux têtes s’encadrent avec une douce grimace amicale.
Et par l’autre porte entr’ouverte, celle qui les protège la nuit, on voit les rayons où s’alignant les livres, où se réfugient les rires et les mots des veillées sous la lampe, sous la garde d’un drapeau tricolore et d’un pantin menaçant qui n’a qu’un bras.
Et tout se meurt en attendant la nuit, la vie des lumières et de leurs rêves.
Pierre Reverdy, Le cadran quadrillé, dans Œuvres complètes, I, édition Étienne-Alain Hubert, Flammarion, 2010, p. 842.
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20/05/2016
Henri David Thoreau, Walden ou La vie dans les bois
Pendaison de crémaillère
En octobre je m’en allais grappiller aux marais de la rivière, et m’en revenais avec des récoltes plus précieuses en beauté et parfum qu’en nourriture. Là aussi j’admirai, si je ne les cueillis pas, les canneberges, ces petits gemmes de cire, pendants d’oreille de l’herbe des marais, sorte de perles rouges, que d’un vilain râteau le fermier arrache, laissant le marais lisse en un grincement de dents, les mesurant sans plus au boisseau, au dollar, vendant ainsi la dépouille des prés à Boston ou à New York ; destinées à la confiture, à satisfaire là-bas les goûts des amants de la Nature. Ainsi les bouchers rôtissent les langues de bison à même l’herbe des prairies, insoucieux de la plante déchirée et pantelante. Le fruit brillant de l’épine-vinette était pareillement de la nourriture pour mes yeux seuls ; mais j’amassai une petite provision de pommes sauvages pour en faire des pommes cuites, celles qu’avaient dédaignées le propriétaire et les touristes. Lorsque les châtaignes furent mûres, j’en mis de côté un demi-boisseau pour l’hiver. C’était fort amusant, en cette saison, de courir les bois de châtaigniers alors sans limites […] un sac sur l’épaule, et dans la main un bâton pour ouvrir les bogues, car je n’attendais pas toujours la gelée, parmi le bruissement des feuilles, les reproches à haute voix des écureuils rouges et des geais.
[…]
Henri David Thoreau, Walden ou La vie dans les bois, traduction L .Fabulet, Gallimard, 1967 [1922], p. 237.
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19/05/2016
Virginia Woolf, Journal d'un écrivain
Lundi 13 septembre 1925, peut-être
C’est une honte. Il est dix heures du matin, et j’écris ceci au lit, dans la petite chambre qui donne sur le jardin. Le soleil est déjà haut. Les feuilles de la vigne sont d’un vert transparent, et celles du pommier si luisantes que, tandis que je prenais mon petit déjeuner, j’inventais une petite histoire sur un homme qui écrivit un poème, les comparant je crois à des diamants, et les toiles d’araignées (qui apparaissent et disparaissent de façon si surprenante) à ceci ou cela. Ce qui m’amena à penser à Marvell et à ce qu’il écrit sur la vie à la campagne, et de là à Herrick et à cette idée que leur œuvre dépendait pour une grande part, et par réaction, des plaisirs de la ville. Mais j’ai oublié les faits. J’écris cela, d’une part pour mettre à l’épreuve le pauvre paquet de nerfs noués sur ma nuque (tiendront-ils ? céderont-ils, comme ils l’ont fait si souvent, car je suis toujours amphibie, moitié couchée moitié levée ?) d’autre part pour apaiser ma démangeaison d’écrire. C’est à la fois un grand soulagement et une malédiction.
Virginia Woolf, Journal d’un écrivain I, traduction Germaine Beaumont, Éditions du Rocher, 1977
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18/05/2016
Hervé Guibert, Mes parents
Je rentre plus tôt du lycée, un professeur est absent. Ma mère est toujours à la maison pour être là quand nous rentrons. Je frappe comme d’habitude des coups contre la porte et l’on ne me répond pas ; je ne m’inquiète pas longtemps, mon souci se transforme vite en malaise, en incompréhensible suspicion. On a reconnu mes coups et leur succède maintenant non l’ouverture de la porte mais le bruit confus d’un trouble, d’un déménagement qui s’astreint à ne pas le faire paraître. C’est long : il faut remettre en place des meubles ou je ne sais quoi. Je ne sais quoi : je ne sais comment interpréter ces murmures mais je sens immédiatement qu’il va me falloir les interpréter, et que cette interprétation m’amènera à une découverte capitale. Par un échange de voix ma mère me fait attendre un peu plus. Le chien-de-garde est mis ; on ne le met que la nuit, contre les voleurs. Son bruit de chaine inaccoutumé à une telle heure aggrave, me semble-t-il, la situation. Ma mère m’ouvre : mon père est là, planté bêtement dans le salon qui est aussi leur chambre, et que je dois traverser pour atteindre la mienne. Sans défaillir et sans parler, pour aller déposer mon cartable, je traverse effectivement cette chambre ; je remarque que le dessus de lit rose orangé, d’un lignage que je peux suivre du doigt lorsqu’il m’arrive de m’asseoir dessus, n’est pas défait ; mais un regard affolé de ma mère désignant quelque chose à mon père, avant même que j’aie pu le remarquer, et le lui faisant empoigner et dissimuler dans un coffret de la vitrine me dit que je devrai bientôt aller m’enquérir de la réalité de cet objet.
[…]
Hervé Guibert, Mes parents, Gallimard, 1986, p. 67-68.
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17/05/2016
Ludovic Degroote, Pensée des morts
Photo Michel Durigneux
notes, fragments, poèmes, bouts de tout, mais en serrant les dents comme un crâne, bien serrer les dents pour lâcher le moins, le moins le mieux, on a beau penser à sa santé, trop de forme vous tue
sales petits morts qui ont laissé des mots partout.
comment tirer une forme non tronquée d’un tel état de décomposition, d’où que forme libre si forme libre possible en cas de non tronqueriez ou non décomposition de soi-même
ils en sont venus aux vers
Ludovic Degroote, Pensée des morts, Tarabuste, 2002, p. 45.
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