26/11/2022
L'étrangère : Dossier Esther Tellermann
Deux dossiers ont déjà été consacrés à l’œuvre d’Esther Tellermann* ; depuis elle s’est enrichie, notamment d’un récit (Première version du monde), d’un recueil d’essais autour de la poésie (Nous ne sommes jamais assez poète). Il était bon de reprendre l’étude : le dossier compte 9 articles il est suivi de poèmes inédits et d’une bibliographie. On retiendra ce qui semble quelques lignes de force de l’œuvre, sans chercher à détailler le contenu de chaque contribution : la lecture de la revue, la lecture des uns et des autres complète heureusement le long entretien préparé par François Rannou, coordonnateur de la livraison.
On soulignera d’abord la position d’Esther Tellermann vis-à-vis de son activité d’écriture. Quand on lit des notices biographiques, on découvre que tel ou telle se présente d’abord comme "poète" et, secondairement, comme "professeur de lettres" ou "contrôleur des contributions" ; sans insister sur le caractère étrange de cette manière de se situer dans la société, on préfèrera la position d’E. T., qui se refuse à attribuer un statut social à l’activité de poète, « nous ne sommes poètes que lorsque nous écrivons », affirme-t-elle et, par ailleurs, un livre achevé n’implique pas pour elle qu’un autre viendra. De ce choix découle le fait qu’on ne désire pas être écrivain, poète, mais qu’existe, peut exister le « simple désir d’écriture », « l’ouverture à une subjectivité perméable à la division de l’inconscient ».
Il est bon de rappeler également que l’écriture, hors le biographique, est ancrée dans la mémoire d’une histoire, celle des textes du passé comme des contemporains : E. T. a organisé des livres collectifs à propos de Michel Deguy, Antonin Artaud, Bernard Noël, du peintre François Rouan et elle se réclame de Celan. Étudiant des carnets rédigés au cours de voyages en Égypte (carnets déposés à la Bibliothèque Nationale), C. Barnabé analyse les relations entre lectures, voyage et écriture, le mouvement constant de l’extérieur, du réel vers l’intérieur ; les noms suscitent alors l’écriture par leur pouvoir d’évocation, sans pour autant entraîner de descriptions. D’une manière générale, les mots peuvent être choisis autant pour leur son que pour leur sens. Comme le rappelle A. Battaglia, il y a une poésie du nom qui « souvent se refuse à nommer — qui (s’)expose en (se ) dérobant et qui par conséquent demande que nous apprenions à la fois à lire et à « dé-lire » ».
Ce qui est perçu et saisi de l’instant dans la poésie est transformé par le langage, sachant que le poème s’écrit aussi avec la mémoire de rythmes, de prosodies. Saisie de l’instant dont il faut tenter de restituer « l’éclat » : certes, le poème prend toujours sa source dans le réel, non pour le re-présenter, immaîtrisable qu’il est, toujours énigmatique, seulement pour restituer une « expérience subjective ». C’est dire que l’écriture, la lecture de la poésie est toujours découverte d’une langue, une confrontation à l’inconnu — E. T. y voit une analogie avec le désir de l’amour. Ce faisant, le poème défait le sens, la subjectivité présente n’a aucun rapport avec ce que les habitudes rangent sous ce nom, le Sujet ne peut être défini, rangé dans une case comme sujet psychologique, social, etc. Dans les poèmes d’E. T., quand le lecteur passe du "je" au "tu", au "nous" ou au "vous", il fait peut-être l’épreuve, selon P.-Y. Soucy, d’une « pluralité ontologique » qui lui apparaît « sous une multitude de plis et replis d’identités ». Il lit aussi dans cette multiplicité le thème de la dispersion des êtres comme des choses.
Le monde dans la poésie d’E. T. apparaît toujours dans l’éparpillement, ne se saisit que par bribes, le désir d’unité toujours présent étant su impossible. La tentative toujours répétée d’y parvenir introduit une tension, vers « l’Autre du langage », peut-être vers un « abolissement du chant » (T. Augais), la destruction des signes étant toujours une menace — ce n’est pas hasard si E. T. exprime son admiration pour Samuel Beckett dont on sait que les dernières œuvres étaient écrites avec un nombre très restreint de signes. La poésie cependant ne va pas vers le vide ; si les corps sont en effet éparpillés, il faut penser qu’ils sont réunis dans le poème, séparés certes mais dans le même espace ; on peut lire alors le "nous" comme un « antidote de la séparation » (N. Krastev-Mckinnon). Le poème est donc un espace où est exposé, visible, un monde brisé et, en même temps, la division provoquée par le temps qui détruit les corps est interrompue.
La poésie lyrique d’Esther Tellermann met sans cesse en avant notre finitude et notre solitude, mais elle tend du même mouvement à « restaurer l’humain dans le langage », à reconstruire un lien perdu entre le langage et le monde, ce qui se lit clairement dans un des poèmes inédits en fin de volume :
Sans savoir
si
sous la langue
sommeillent
les horizons
longtemps je lisais
la déchirure
les hivers retenus
ou des terres
que nouent
le gel
la promesse
de paroles
où faire halte
* Revue Nu(e), 2008, revue Europe, n° 1026, octobre 2014. On lira pour une synthèse un livre récent, Aaron Prevosts, Esther Tellermann : énigme, prière, identité, 2022.
L'étrangère, n° 56, premier semestre 2022, Dossier Esther Tellemann, Cette recension a été publiée par Sitaudis le 25 octobre 2022.
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17/07/2017
Sereine Berlottier, "récit"
« récit »
I
de vraie persécution
je recommence par la fin le récit
une première boucle
dans le soleil
loin de la fenêtre
ligotée par les veines
à quoi ressemble
ici encore, en séparé
malgré le murmure
on pourrait croire que ce ne sont pas des larmes, mais une sécrétion mystérieuse, opaque, l’envers des images captives dans la concrétion, brusquement, suinterait
un long chemin
il faut dessiner tout le paysage, et l’ayant dessiné le marteler de ses poings, miette après miette, et l’ayant martelé de ses poings, miette après miette, moudre la terre avec ses dents
ne pas retenir
[ …]
Sereine Berlottier, « récit », dans L’étrangère, n° 43-44, 2016, p. 51-52.
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18/06/2016
Jean-Paul Michel, Générosité de l'ellipse, dans L'Étrangère
Générosité de l’ellipse (Du fragment)
1
La légitimité du fragment se soutient de l’impossibilité de « tout dire ».
« Tout dire » supposerait que se puisse dire le tout. On peut craindre que cette condition préjudicielle ne soit pas offerte de droit à nos langues. Un pur désir de la totalité du vrai pourrait seulement ouvrir, en cela, devant le sujet de ce désir, carrière à des travaux inachevables. Il y a de l’impossibilité à dire.
Nos facultés de dire tiennent aux puissances de symbolisation du langage, augmentées de la ressource des compositions d’effets sensibles qui sont la matière de nos arts. Ces opérations paradoxales donnent un bord désirable à nos mondes. Les bienfaits qu’elles prodiguent aux mortels sont une provende sans prix. Aussi bien, l’incessante « chasse » de ces figures laisse un reste.
Ce reste parle à notre mélancolie.
Il est immense.
Jean-Paul Michel, Générosité de l’ellipse, dans L’Étrangère, n° 35-36, 2014.
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10/04/2013
Gertrud Kolmar (Berlin 1894-Auschwitz 1943), "Premier espace"
L'Étrangère
La ville est pour moi un vin multicolore
Dans la coupe de pierre polie ;
Elle se dresse et scintille vers ma bouche
Et me dépeint en son orbe.
Son cercle creusé reflète
Ce que chacun connaît, mais qu'aucun ne sait ;
Car nous frappent d'aveuglement toutes les choses
Qui sont pour nous communes et quotidiennes.
Les maisons m'opposent un mur abrupt
Avec un suffisant : « Ici chez nous...»,
Le visage vitreux de la petite boutique
Farouchement se ferme : « je ne t'ai pas appelée ».
Mon pavé épie et ausculte mon pas
Plein de suspicion et de curiosité,
Et là où il palpe le bois et la glu,
Il parle une autre langue que chez moi.
La lune tressaille comme un meurtre
Au-dessus d'un corps lointain, d'une parole égarée,
Quand la nuit se fracasse sur ma poitrine
Le souffle d'un monde étranger.
Gertrud Kolmar, "Premier espace", traduit par Fernand Cambon, dans Po&sie, n°142, janvier 2013, p. 77.
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