21/10/2014
Bartolo Cattafi, Mars et ses ides
Une pierre
Un geste de courage
lancé dans le vent
une pierre roulant lentement tout au long de son trajet
qui dans sa plénitude se reconnaît
et admire ses arêtes
puis émerge comme un marbre depuis la mêlée
ton front
blanc prend peur
inerte défaite poussiéreuse
tombée à tes pieds
mais retentissante
après t'avoir touché.
Gris
Dans ce temps dans ce gris
j'ouvre la porte
j'y entre aisément
comme une goutte dans la mer
mon visage est gris
comme les vêtements qui couvrent
le gris de mon corps
mon âme se montre
aux fenêtres des yeux
avec une part de gris
puisque le reste est encore
charbon non consumé.
Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, traduit de l'italien par
Philippe di Meo, Héros Limite, 2014, p. 13, 53.
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22/04/2014
Maine de Biran, Journal intime (1792-1817)
C'est une chose singulière pour un homme réfléchi et qui s'étudie, de suivre les diverses modifications par lesquelles il passe. Dans un jour, dans une heure même, ces modifications sont quelquefois si opposées qu'on douterait si on est bien la même personne. Je conçois qu'à tel état du corps répond toujours tel état de l'âme, et que tout dans notre machine étant dans une fluctuation continuelle, il est impossible que nous restions un quart d 'heure dans la même situation absolue d'esprit. Aussi suis-je bien persuadé que ce que l'on appelle coups de la fortune contribue généralement beaucoup moins à notre mal-être, à notre inquiétude, que les dérangements insensibles (parce qu'ils ne sont pas accompagnés de douleurs) qu'éprouve par diverses causes notre frêle machine. Mais peu d'hommes s'étudient assez pour se convaincre de cette vérité. Lorsque le défaut d'équilibre des fluides et des solides les rend chagrins et mélancoliques, ils attribuent ce qu'ils éprouvent à des causes étrangères, et, parce que leur imagination montée sur le ton lugubre ne leur retrace que des objets affligeants, ils pensent que la cause de leur chagrin est dans les objets mêmes.
Maine de Biran, Journal intime (1792-1817), avec un avant-propos, une introduction et des notes de A. de la Valette-Monbrun, Plon, 1927, p. 56-57.
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07/04/2014
Bashô (2), Jours d'hiver, traduction de René Sieffert,
Une ombre noire
dans le petit matin blême
attise la flamme
Jusqu'aux fleurs des champs
butine le papillon
aux ailes froissées
Sortie de sa manche
il ouvre son écritoire
à l'ombre des monts
Joyeusement
gazouille l'alouette
tire-lire-li
Lune de trois jours
dans le ciel noir du levant
la voix de la cloche
On pleure les fleurs
qui du cerisier ne sont
que la moisissure
Soleil d'un matin d'hiver
tout n'est que mélancolie
Bashô, Jours d'hiver, traduction de René Sieffert, Presses orientalistes de France, 1987, p. 17, 25, 35, 41, 45, 53, 61.
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26/02/2014
Paul de Roux, Entrevoir , préface de Guy Goffette
Verger abandonné
La mousse du vieux poirier
patiente et douce murmure :
« Ne bougez pas »
et la solidité du bois
du bon vieux tronc
est douceur aussi
et sûr appui.
Stèle pour un corbeau
Lui aussi menait sa vie, ce corbeau
dont je n'ai vu que le cadavre efflanqué
les plumes noires collées à la terre gluante
sous la frondaison des châtaigniers en fleurs
— c'était en mai. Ce matin de septembre
parmi les premières bogues chues
je ne retrouve pas une plume.
Mais tandis que je bats les feuilles mortes, soudain
dans le bois de la Montagne de Reims
un croassement s'élève, comme en écho
à ma rêverie mélancolique.
Paul de Roux, Entrevoir suivi de Le front contre la vitre et de La halte obscure, préface de Guy Goffette, Poésie / Gallimard, 2014, p. 98, 105.
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05/08/2013
André Frénaud, La Sainte Face
La secrète machine
C'est la secrète machine.
C'est un piège inspiré.
C'était une échauffourée.
Ce n'est qu'un miroir au rats.
C'était une provocation.
C'est le coursier effréné.
C'était une médecine.
Mais c'est un cheval de Troie !
C'était pour capter l'eau vive.
C'était la fabuleuse prairie.
C'est l'élection de la mort.
Ce n'est qu'un étranglement.
C'était le captif enragé.
C'était en gésine un bon ange.
Ou serait-ce l'arbre attentif
et le vent du Levant ?
Tel est perdu qui croyait prendre.
L'autre ou toi, lequel est-ce ?
Ce n'était qu'une parure.
C'était peut-être une prière.
C'était une rédemption.
Un ensevelissement.
1er novembre 1965
André Frénaud, La Sainte Face, Poésie / Gallimard,
1985 [1968], p. 201-202.
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04/08/2013
André Frénaud, Il n'y a pas de paradis
Si l'amour fut
Mon amour, était-ce toi ou mon seul élan,
le nom que ma parole a donné à son désir.
As-tu existé, toi l'autre ? Était-il véritable,
sous de larges pommiers entre les pignons,
ce long corps étendu tant d'années ?
L'amour a-t-il été un vrai morceau du temps ?
N'ai-je pas imaginé une vacance dans l'opaque ?
Étais-tu venue, toi qui t'en es allée ?
Ai-je été ce feu qui s'avive, disparut ?
Tout est si loin. L'absence brûle encore la glace.
Les ramures de mémoire ont charbonné.
Je suis arrêté pour jusqu'à la fin ici,
avec un souvenir qui n'a plus de figure.
Si c'est un rêve qu'éternel amour,
qu'importe j'y tiens.
J'y suis tenu ou je m'y trouve abandonné.
Désert irrémédiable et la creuse fierté.
Quand tu reviendras avec un autre visage,
je ne te reconnais pas, je ne sais plus voir, tout n'est rien.
Hier fut. Il était mêlé de bleu et frémissait,
ordonnancé par un regard qui change.
Une chevelure brillait, violemment dénouée,
recomposée autour de moi, je le croyais.
Le temps remuait parmi l'herbe souterraine.
Éclairés de colère et de rire, les jours battaient.
Hier fut.
Avant que tout ne s'ébranlât un amour a duré,
verbe qui fut vivant, humain amour mortel.
Mon amour qui tremblait par la nuit incertaine.
Mon amour cautionné dans l'œil de la tempête
et qui s'est renversé.
André Frénaud, Il n'y a pas de paradis, Poésie / Gallimard,
1967, p. 174-175.
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29/05/2013
Georg Heym [1887-1912], Berlin III
Berlin III
Des cheminées se dressent de proche en proche
Dans le jour hivernal et supportent son poids.
Autour du palais noir du ciel toujours plus sombre,
Brûle, comme un gradin d'or, sa muraille basse.
Au loin entre des arbres chauves, maintes maisons,
Hangars et palissades, où rapetisse la ville du monde,
Tandis qu'un train de marchandises, long et lourd,
Se traîne avec peine sur des rails verglacés.
Noir, dalle contre dalle, émerge un cimetière de pauvres,
Les morts contemplent le crépuscule rougeâtre
De leur trou. Et il a un goût de vin corsé.
Ils sont trois à tricoter le long du mur,
Casquettes de suie à l'os temporal
Parés pour la Marseillaise, le vieux chant des assauts.
Georg Heym, traduction de l'allemand de Raoul de Varax,
dans NUNC, n° 28, octobre 2012, éditions de Corlevour, p. 117
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07/08/2012
Ludovic Degroote, Les marronniers
à l'automne les marronniers
font un grand vide
ils désertent la terre
à laquelle ils reviennent
eux aussi avaient un ventre
avec une histoire sous les feuilles
et de la mémoire vieillie
qui tombe en s'en allant
peut-être même vivent-ils
tant qu'ils tombent
comme nous tombons
tant que nous vivons
dans ce grand moment
des disparitions inabouties
nous nous taisons à demi
sans nous perdre tout à fait
à l'automne les marronniers
ou je ne sais quoi
dans le retrait de la vie
le silence incomplet de ma mélancolie
Ludovic Degroote, Les marronniers, Poètes
au potager, Contre-allées, 2012, 5 €.
Commande : Contre-allées, 16 rue Mizault, 03100 Montluçon
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29/03/2012
Giorgio de Chirico, Poèmes
Souvenir d'enfance
Il me souvient d'avoir vu souvent,
La ville entière tourner par là
Où se tournait le vent
Mélancolie
Lourde d'amour et de chagrin
mon âme se traîne
comme une chatte blessée
— Beauté des longues cheminées rouges
Fumée solide
Un train siffle. Le mur
Deux artichauts de fer me regardent.
J'avais un but. Le pavillon ne claque plus
— Bonheur, bonheur, je te cherche —
Un petit vieillard si doux chantait doucement
une chanson d'amour
Le chant se perdit dans le bruit
de la foule et des machines
Et mes chants et mes larmes se perdront aussi
dans tes cercles horribles
ô éternité.
Giorgio de Chirico, Poèmes [Poesie], présentés par Jean-Charles Vegliante, Solin, 1981, p. 56, 25.
Giorgio de Chirico, Autoportrait, 1953.
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