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29/12/2011

Yves Bonnefoy, L'heure présente

 

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                                                    Bête effrayée

 

   Ils l’ont heurtée dans ces buissons qu’ils écartaient pour se faire voie. À hauteur de leurs yeux dans les branches où elle avait grimpé, maintenant enchevêtrée dedans, prise au piège. Il la voient, elle les regarde. Son regard est un cœur battant , une pensée.

 

   Et voici que tu la prends dans tes mains, la retire de ce feuillage, elle ne se débat pas, dirais-tu même que tout son corps se détend ? Comme si elle se savait déjà morte, avec l’ultime recours, sous le ciel clair, c’est l’après-midi encore, d’essayer de feindre de l’être.

 

   Morte, pour être abandonnée sur ces pierres qui n’ont pas de cesse sous leurs sandales, et là-bas, dans cette garrigue, c’est déjà un peu de la nuit.

 

   Touche ce pelage, c’est doux. Mais attention à ces griffes !

 

   Le pelage est le marron sombre d’une châtaigne tombée, il a même cette étroite bande de blanc qu’offrent, par en-dessous, les châtaignes. Mais c’est aussi la couleur que prend maintenant le flanc de cette colline que jusqu’à présent nous suivions. Bien finies les étincellances qui bougeaient dans ses ajoncs, il y a un instant encore. Monte la terre brune sous le vert sombre et le peu de jaune et de rouge.

 

   Et regarde ces yeux !

 

   Les yeux sont l’énigme du monde. ououiouiyt  Car est-ce un regard, ce que tu vois dans cette vie que tu tiens dans tes mains, en commençant à te demander ce que tu vas faire d’elle, oui, lui rendre la liberté, mais quoi d’autre, d’abord ? D’autant que ni toi ni moi ne savons lui donner de nom.

 

   Une belette, une baleine, disait Hamlet. Ou rien que la dérive des nuages dans le ciel de la nuit maintenant tombée. Le flageolet a des trous sur lesquels nos doigts ne savent pas se poser ! une belette, dis-tu, un furet ? Qu’est-ce qu’un furet, qu’est-ce qu’un blaireau ? Je voudrais connaître les noms, dis-tu. Moi je voudrais en imaginer, mais le langage est aussi fermé sur ses ajoncs et ses pierres que le sol de cette colline, tout près de nous, même sous nos pieds. Et je ne vois même plus, si, tout de même un peu, ces petits yeux, ce regard.

 

   Et brusquement la bête se débat, se libère presque. Et tu resserres tes mains, tes doigts. Elle est à nouveau tout immobile.

 

   Va la poser sur cette pierre, là, devant nous. Cette pierre qui brille un peu, car voici que la lune s’est levée, elle a quelques formes pour cet affleurement du rocher, une étendue presque nue, et plate, bien qu’elle ait des bosses mais légères. On croirait la table d’un sacrifice.

 

   Je touche le dos de la bête, ne dois-je pas lui dire adieu, avant qu’elle ne s’échappe, dans ce monde qui ne nous a pas enseigné tous les mots qu’il faudrait, tous les gestes qui délivreraient ?

 

   Et déjà tu te penches, mais nous sursautons, l’un et l’autre, un cri a été poussé, là-bas, près de ces ruines où nous étions, tout à l’heure. Un cri, puis, nous écoutons, quel silence, et à nouveau c’est lui, et qui se prolonge, ce hululement, puis s’arrête.

 

   C’est le même, nous disons-nous. Et de même qu’auprès du temple, nous avons peur.

 

   Mais rien, rien d’autre, rien de plus dans le silence de là-bas et de toutes parts, ce silence qui fait corps avec ce qu’il y a de nuit autour de nous, et en nous. Car c’est vrai, je l’ai déjà dit, qu’il fait nuit maintenant, sauf toutefois sur cette petite étendue de pierre grise, presque brillante.

 

   Distraitement tu as posé sur la pierre la bête qui est sans mouvement. Et d’un bond elle se déploie et déjà elle a disparu dans les broussailles sombres voisines.

 

Yves Bonnefoy, L’heure présente, Mercure de France, 2011, p. 47-50.

29/10/2011

Yves Bonnefoy, L'heure présente

                            

   

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                    Bête effrayée

 

   Ils l’ont heurtée dans ces buissons qu’ils écartaient pour se faire voie. À hauteur de leurs yeux dans les branches où elle avait grimpé, maintenant enchevêtrée dedans, prise au piège. Il la voient, elle les regarde. Son regard est un cœur battant , une pensée.

 

   Et voici que tu la prends dans tes mains, la retire de ce feuillage, elle ne se débat pas, dirais-tu même que tout son corps se détend ? Comme si elle se savait déjà morte, avec l’ultime recours, sous le ciel clair, c’est l’après-midi encore, d’essayer de feindre de l’être.

 

   Morte, pour être abandonnée sur ces pierres qui n’ont pas de cesse sous leurs sandales, et là-bas, dans cette garrigue, c’est déjà un peu de la nuit.

 

   Touche ce pelage, c’est doux. Mais attention à ces griffes !

 

   Le pelage est le marron sombre d’une châtaigne tombée, il a même cette étroite bande de blanc qu’offrent, par en-dessous, les châtaignes. Mais c’est aussi la couleur que prend maintenant le flanc de cette colline que jusqu’à présent nous suivions. Bien finies les étincellances qui bougeaient dans ses ajoncs, il y a un instant encore. Monte la terre brune sous le vert sombre et le peu de jaune et de rouge.

 

   Et regarde ces yeux !

 

   Les yeux sont l’énigme du monde. Car est-ce un regard, ce que tu vois dans cette vie que tu tiens dans tes mains, en commençant à te demander ce que tu vas faire d’elle, oui, lui rendre la liberté, mais quoi d’autre, d’abord ? D’autant que ni toi ni moi ne savons lui donner de nom.

 

   Une belette, une baleine, disait Hamlet. Ou rien que la dérive des nuages dans le ciel de la nuit maintenant tombée. Le flageolet a des trous sur lesquels nos doigts ne savent pas se poser ! une belette, dis-tu, un furet ? Qu’est-ce qu’un furet, qu’est-ce qu’un blaireau ? Je voudrais connaître les noms, dis-tu. Moi je voudrais en imaginer, mais le langage est aussi fermé sur ses ajoncs et ses pierres que le sol de cette colline, tout près de nous, même sous nos pieds. Et je ne vois même plus, si, tout de même un peu, ces petits yeux, ce regard.

 

   Et brusquement la bête se débat, se libère presque. Et tu resserres tes mains, tes doigts. Elle est à nouveau tout immobile.

 

   Va la poser sur cette pierre, là, devant nous. Cette pierre qui brille un peu, car voici que la lune s’est levée, elle a quelques formes pour cet affleurement du rocher, une étendue presque nue, et plate, bien qu’elle ait des bosses mais légères. On croirait la table d’un sacrifice.

 

   Je touche le dos de la bête, ne dois-je pas lui dire adieu, avant qu’elle ne s’échappe, dans ce monde qui ne nous a pas enseigné tous les mots qu’il faudrait, tous les gestes qui délivreraient ?

 

   Et déjà tu te penches, mais nous sursautons, l’un et l’autre, un cri a été poussé, là-bas, près de ces ruines où nous étions, tout à l’heure. Un cri, puis, nous écoutons, quel silence, et à nouveau c’est lui, et qui se prolonge, ce hululement, puis s’arrête.

 

   C’est le même, nous disons-nous. Et de même qu’auprès du temple, nous avons peur.

 

   Mais rien, rien d’autre, rien de plus dans le silence de là-bas et de toutes parts, ce silence qui fait corps avec ce qu’il y a de nuit autour de nous, et ne nous. Car c’est vrai, je l’ai déjà dit, qu’il fait nuit maintenant, sauf toutefois sur cette petite étendue de pierre grise, presque brillante.

 

   Distraitement tu as posé sur la pierre la bête qui est sans mouvement. Et d’un bond elle se déploie et déjà elle a disparu dans les broussailles sombres voisines.

 

Yves Bonnefoy, L’heure présente, Mercure de France, 2011, p. 47-50.