09/01/2012
William Cliff, Immense existence : un poème et la recension du livre
An angel at my table
dès l'âge le plus tendre tu aimas chanter
la musique des mots dans les vers bien comptés
toujours avec toi tu emportais un recueil
pour y lire à voix haute et sentir les écueils
de la brutalité s'écarter devant toi
hélas un jour des « malins » à mielleuse voix
te conduisirent chez les fous pour te « guérir »
(n'était-ce pas folie ta manie de t'enfuir
toujours des autres hommes ?) oui six ans ils t'ont
enfermée avec des monstres dont le menton
poussé çà et là faisait d'affreuses grimaces
tu subis les électrochocs comment la masse
des horreurs plantées dans ton front n'a-t-elle pas
brisé ta résistance ? mais l'ancien combat
que tu menais depuis l'enfance avec la plume
dans tes gros doigts aux ongles noirs enfin rallume
ce goût insensé de chanter être poète
à la fin sera ta perpétuelle fête
(on te voit après ton tour d'Europe rentrer
sur les bords de Néo-Zélande on voit les prés
monter pour agrandir ton regard sur la mer
ou bien dans ta roulotte ouvrant tes beaux yeux verts
tu fais avec tes doigts noirs qui toujours cheminent
dans ta joie sur le clavier de la machine)
William Cliff, Immense existence, Gallimard, 2007, p. 73-74.
Vous appréciez les vers comptés, dont on dit un peu vite qu’ils appartiennent à "autre temps de la poésie" ? Alors il faut lire Immense existence, où se succèdent divers mètres, de l’heptasyllabe à l’alexandrin, et des formes strophiques anciennes, dont la ballade – avec envoi : Prince d’Amour tellement séduisant / heureusement que tu viens en passant, etc. On relève des rimes embrassées (passe :ces/excès/carcasses), croisées (horizon/structures/qu’ils ont/nature) ou plates (coule/foule/cruelle/semelle), et même la très classique élision du e de encore quand elle est nécessaire pour éviter un vers bancal. Ce n’est pas dire que William Cliff écrit comme Lamartine. Sa métrique, très libre, ne s’embarrasse pas des règles d’un manuel, négligeant la prononciation du e dit « muet » quand besoin est, ou n’essayant pas à tout prix de rimer. Le lecteur reconnaît dans cette très brève description les pratiques du poète depuis le premier texte publié, qui annonçait à quoi devait servir le vers :
Ce vers de quatorze syllabes dont je suis si fier
va-t-il me permettre de cracher le vivre amer
qui me brûle sur les lèvres, malgré la loi illusoire
de la rime et des pieds dont je me charge sans y croire ?
(Homo sum, dans Cahier de poésie I, Gallimard, 1973, p. 145)
C’est encore le « vivre amer »qui nourrit les derniers poèmes, mais malgré l’âge venu la solitude reste entière (« parfois j’ai de la peine à me retrouver seul »). Ce sont maintenant les souvenirs, et non plus le présent ou le passé proche, qui constituent le matériau de l’écriture. Souvenirs des amours ou des amants de rencontre, souvenirs des lieux de l’enfance et des parents. Souvenirs aussi des voyages : comment sortir du monde clos, des jours prosaïques si ce n’est en partant ? Sont évoqués Montevideo, Helsinki, Tokyo, Bénarès, Porto Rico, Atlanta, Saint-Pétersbourg, l’Espagne qui lui est chère. Regard attentif sur les choses et les gens, puisque qu’ailleurs « on voit la vie réelle » ? Il y a encore et encore comme une nécessité d’être ailleurs : l’image du navire quittant le port ou y accostant revient souvent dans le livre (« nous étions sur la digue regardant au loin / le bateau qui s’effaçait dans le crépuscule », « on attend le bateau on l’attend on l’attend », etc.). Cependant, le regard aigu ne découvre pas de paix et il semble qu’il faille toujours repartir pour « ne plus voir l’horreur d’être né sur cette terre / et d’attendre toujours que se lève le jour ». Rien d’étonnant, donc, à la présence de Rimbaud dans Immense existence ; non nommé il est évoqué lors d’un "pèlerinage" de Cliff à Charleville : « ah ! qu’il a dû souffrit ici l’Adolescent / et qu’il a dû sentir le poids de la misère ». Rimbaud est encore là dans un autre poème par l’emprunt d’un de ses mots (flache) et par le souvenir de Verlaine (« dans le vieux parc où Verlaine a chanté ». Y a-t-il du malheur partout ? oui, et parfois « allons boire / afin d’oublier les méchancetés ». Ou bien séjournons dans une ville hors du temps, Venise, « pour oublier la vie réelle ». Il existe des moments de grâce, ceux donnés par la lecture, notamment par la poésie :
toujours avec toi tu emportais un recueil
pour y lire à voix haute et sentir les écueils
de la brutalité s’écarter devant toi
Cliff y ajoute ce que révèlent sans cesse les oiseaux, oiseaux marins ou merle, « oiseaux qui chantent […] / à gorge triomphante l’Existence Immense ».
Recension parue dans Poezibao en 2007.
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