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16/05/2022

Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco

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L’île

 

Chacun sait qu’Ulysse naufragé, sur la route du retour, resta neuf ans dans l’île d’Ogygie, où il n’y avait que Calypso, antique déesse.

 

Calypso : Ulysse, rien n’est bien différent. Toi aussi, comme moi, tu veux t’arrêter dans une île. Tu as tout vu et souffert. Peut-être un jour te dirais-je ce que j’ai enduré. Tous les deux nous sommes las d’un lourd destin. Pourquoi continuer ? Que t’importe que l’île ne soit pas celle que tu cherchais ? Ici jamais personne n’arrive. C’est un peu de terre et un horizon. Ici on peut vivre toujours.

 

Ulysse : Une vie immortelle.

 

Calypso : Immortel est celui qui accepte l’instant. Qui ne connaît plus un demain. Mais si ce mot te plaît, dis-le. Tu en es bien à ce point ?

 

Ulysse : Je croyais immortel celui qui ne craint pas la mort.

(...)

 

Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco, traduction André Cœuroy, Gallimard, 1964, p.195 et 197.

13/01/2012

Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco

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ACHILLE. As-tu déjà pensé qu'un petit enfant ne boit pas, parce que pour lui n'existe pas la mort ? Toi, Patrocle, as-tu bu dès ton enfance ?

PATROCLE. Je n'ai jamais rien fait qui ne fût avec toi et comme toi.

ACHILLE. Je veux dire, quand nous étions toujours ensemble et jouions et chassions et que la journée était brève, mais que les années ne passaient pas, savais-tu ce qu'était la mort, ta mort ? Parce que dès l'enfance on se tue, mais on ne sait pas ce que c'est que la mort. Puis vient le jour où tout d'un coup l'on comprend, on est dans la mort et, dès lors, on est des hommes faits. On se bat et on joue, on boit, on passe la nuit dans l'impatience. Mais as-tu jamais vu un jeune garçon ivre ?

PATROCLE. Je me demande quand ce fut pour la première fois. Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas. Il me semble avoir toujours bu et ignoré la mort.

ACHILLE. Tu es comme un enfant, Patrocle.

PATROCLE. Demande-le à tes ennemis, Achille.

ACHILLE. Je le ferai. Mais la mort pour toi n'existe pas. Et il n'est pas de bon guerrier qui ne craigne la mort.

PATROCLE. Pourtant je bois avec toi cette nuit.

ACHILLE. Et tu n'as pas de souvenirs ? Tu ne dis jamais: « J'ai fait ceci, j'ai fait cela », en te demandant ce que tu as véritablement fait, ce que tu as laissé de toi sur la terre et dans la mer ? À quoi sert de passer des jours si l'on n'en a point souvenir ?

PATROCLE. Quand nous étions deux jeunes garçons, Achille, nous ne nous rappelions rien. Seul nous importait d'être toujours ensemble.

ACHILLE. Je me demande si quelqu'un encore en Thessalie se rappelle ce temps. Et quand de cette guerre reviendront les compagnons là-bas, qui donc passera sur ces routes, qui donc saura qu'un jour nous aussi nous y fûmes — et que nous étions deux enfants comme maintenant il y en a certainement d'autres ? Sauront-ils, les enfants qui grandissent à présent, ce qui les attend ?

PATROCLE. On ne pense pas à cela quand on est enfant.

ACHILLE. Il y aura des jours qui devront naître encore et que nous ne verrons pas.

PATROCLE. N'en avons-nous pas déjà vu beaucoup ?

ACHILLE. Non , Patrocle, pas beaucoup. Un jour viendra où nous serons des cadavres. Où nous aurons la bouche frappée comme par le poing de la terre. Et nous ne saurons même pas ce que nous avons vu.

 

Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco [Dialoghi con Leuco], traduit de l'italien par André Cœuroy, Gallimard, "Du monde entier", 1964, p. 112-114.