Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05/02/2013

Jules Renard, L'œil clair

Jules Renard, L'œil clair, un lever de soleil

                                    Un lever de soleil

 

   L'écrivain le plus paresseux assiste, au moins une fois dans sa vie, au lever du soleil ; mais il doit, par scrupule, intituler sa description : Un lever de soleil, et non, à la manière des grands auteurs : Le Lever du soleil.

   Le soleil ne se lève pas deux fois sous le même aspect et au même endroit. Autant de soleils, autant d'impressions qui s'effaceraient les unes les autres ! C'est d'ailleurs bien joli d'en voir un par an, et on s'expose à ne pas le contempler du premier coup. Il suffit que le ciel ce matin-là, reste bouché. Le lendemain, notre ardeur ne sera-t-elle pas diminuée ? Il est possible qu'au troisième jour on renonce à un spectacle qui se dérobe, ou que le soleil finisse par ne plus se lever que dans notre imagination, et que le lecteur ne soit tout de même pas privé de sa page de style.

   Voici un pauvre lever de soleil que j'ai pris, cette année, de la terrasse de mon jardin.

   Sautant du lit à quatre heures, je dis d'abord pour rassurer ma famille inquiète : « C'est une migraine (ou une colique) qui m'empêche de dormir ! » Je ferme la porte (sans cette précaution, le jardinier croirait à un voleur), je me promène dans les allées et je surveille l'horizon. Il n'est pas facile de deviner à quel point exact de l'orient le soleil va paraître. Faute de patience, on a presque toujours le dos tourné quand il se lève. C'est ce qui m'arrive. Ce petit rond d'un rose terne, là, dans la brume, ce soit être lui ; c'est lui ! Je l'ai manqué. D'où sort-il ? On dirait une lune noyée. Il ne faut pas être un aigle pour le fixer. Un homme sans orgueil l'observe à l'aise. Mais peu à peu, ce pâle soleil divise la brume en nuages qui bougent, précisent leurs formes développées et s'écartent. Et il faut que le soleil les ait tous dispersés, et qu'il reste seul, qu'il rayonne et nous aveugle, pour qu'on puisse vraiment dire qu'il s'est levé.

   Il se trouve alors au-dessus de l'horizon à la hauteur de nos yeux éblouis et vaincus.

   Cependant la terre s'éveille ; les coqs s'enrouent ; le coq du clocher accroche au passage une vapeur blanche échappée au soleil ; la cheminée du moulin fume, et le château continue de dormir. Une cloche tinte au vent du nord : signe de beau temps.

   Volontiers, les paysans se vantent de se lever à l'aurore, et je ne vois que Ragotte qui se fourre au poulailler, mais les chevaux et les bœufs, qui ont passé la nuit au pré, et des moutons que personne ne garde, se remettent déjà à manger.

   Une pie et un loriot traversent, deux tourterelles fendent l'air, et un merle que je connais, cherche sans doute, d'une haie à l'autre, son petit sifflet d'un sou. Là-bas, un lapin, qui croyait l'homme à jamais disparu, n'entend rien et s'amuse, et, près de moi, une fleur s'ouvre ; elle ouvre lentement, comme une fillette, ses lèvres pures où brille la rosée.

   Et c'est tout.

   Rien ne s'ajoutera plus au mystère accompli.

   On s'intéresse de moins en moins à la renaissance quotidienne des choses, on ne s'obstine que par pudeur, on bâille, on fait à la nature une bouche grande comme ce trou noir où le lapin vient de sauter au bruit de notre pied engourdi frappant le sol, et on va — que voulez-vous qu'on fasse ? — délicieusement se recoucher.

 

Jules Renard, L'œil clair, L'Imaginaire  / Gallimard, 1990 (1913), p. 99-101.

15/09/2011

Jules Renard, L'Œil clair

 

jules renard,l'œil clair,le poète

                                  La visite au poète

 

— Nous allons voir un poète, dis-je à Philippe. Oui, M. Ponge, à Viresac, est un poète. Vous ne le saviez pas ?

    Non, monsieur.

— M. Ponge fait des vers. J’en ai lu ; vous aussi, Philippe, dans le petit journal du canton.

— Je ne me rappelle pas.

— Nous avons un poète à quatre kilomètres d’ici.

— Ça se peut bien. Est-ce qu’on prend les fusils ?

— Oui, nous chasserons à l’aller et au retour.

On part et je tue en route une tourterelle ; c’est un beau coup de fusil, digne d’un chasseur qui fait une visite à un poète.

Je n’ai jamais vu M. Ponge.

    Je connais un homme qui porte ce nom, dit Philippe, je l’ai même vu aux foires ; mais ça ne peut pas être votre poète. C’est un paysan qui ne marque pas mieux que moi.

Il se renseigne à la première maison du village.

Un vieux, assis devant sa porte, se dresse, donne une poignée de main à Philippe et dit l’air tragique :

    Il est mort !

— Merci, mon vieux.

Et le vieux se rassied, tout souriant.

— Il n’a plus sa tête, me dit Philippe.

Plus loin un autre vieux, dont la peau semble de papier, nous dit :

    Je vois bien que vous cherchez des lièvres.

— Nous cherchons M. Ponge.

— Là-bas, tenez ! au bout du village, aux dernières maisons, près de la fontaine. Vous ne le trouverez peut-être pas chez lui ; à cette heure de la journée, il est dans les champs, il garde sa vache, mais il ne s’écarte pas beaucoup de sa maison.

— Il garde sa vache lui-même ?

— Comme tout le monde !

Le village du poète n’a pas, ce soir, un goût de rose, et les gens de Viresac ne paraissent point incommodés, l’habitude ! Une vieille femme qui abat des prunes nous crie de son échelle :

— Voilà un homme qui court derrière vous !

Comme je me retourne, l’homme, en bras de chemise, s’arrête, boutonne son gilet, et nous dit :

— On m’a prévenu que vous me demandiez ; excusez-moi, j’aidais à finir une couverture de paille, là, tout, tout près. Vous me faites bien de l’honneur.

Il nous invite à entrer dans sa maison. Philippe écoute, son fusil entre les jambes. Il ne se croit pas dans la maison d’un poète et il garde sur sa tête un chapeau qu’il n’ôterait qu’à l’église où il ne va jamais.

Le poète, chétif, maigre, âgé d’une quarantaine d’années, paraît ému. Sa figure serait plus expressive, sans doute, si, d’un coup de peigne, il relevait ses cheveux gris de poussière et dégageait un  peu le front haut et étroit. Il s’applique à bien parler, et comme il n’a passé que par l’école primaire, ses fautes de langage éclatent. Le mot « littérature » échappe de sa bouche avec des sonorités bizarres. L’a est énorme, coiffé d’accents circonflexes comme d’un vol de corneilles.

Il a toujours aimé la littérature, mais la prose plus que la poésie. C’est du régiment, parce qu’il avait des heures de reste, que l’idée lui vint de se lancer.

— Si j’avais poussé mes études, étant jeune, dit-il, j’aurais fait quelque chose. Je ne peux écrire des vers que pour mon plaisir personnel. Je ne sais pas si on veut me flatter, mais des gens qui s’y connaissent me trouvent de l’imagination.

Je n’ose lui dire : faites voir vos vers.

Il a pris part à un concours organisé par une revue de poésie. Il me montre une brochure bleue, et je reconnais une de ces petites revues qui vivent de cette espèce de concours parce qu’un abonnement y donne droit au moins à une mention. C’était en l'honneur de Lamartine. La liste des membres du jury, Sully Prudhomme en tête, est interminable.

— Je n’y vois pas votre nom, me dit le poète ; vous ne travaillez que pour la prose ?

— Oui, dis-je, mais ça ne m’empêche pas d’aimer la poésie, au contraire.

Il avait adressé des vers et des proses. Les vers sont classés, les proses n’ont obtenu qu’une mention.

Étant poète il croit que c’est aux vers qu’on a  donné la meilleure récompense, et il m’indique son nom perdu dans une foule d’autres imprimés en petits caractères presque illisibles.

— Je garde le papier pour les enfants, dit-il. Plus tard, ils seront satisfaits.

Précisément deux gamins écoutent sur le pas de la porte ouverte.

— Eh bien ! dit le poète, est-ce qu’on se présente comme ça au monde ? Voulez-vous dire bonjour !

Ils ne veulent pas.

Une femme entre, va et vient, sans dire un mot, et disparaît. Je saurai plus tard que c’était Mme Ponge.

C’est assez pour une première visite. Quand je me lève, le poète, devinant, à ma réserve, que j’ai voulu le mettre en garde contre les espoirs irréalisables, me dit, avec une prudente finesse :

— Oh ! moi, je m’occupe de ça pour m’amuser, j’ai mon bien à faire valoir. Je ne suis pas un poète de métier, je suis un agriculteur.

Je quitte cette maison obscure, où, sans l’éclairer ni l’enrichir, viennent d’être cités les plus glorieux noms de la poésie française.

Philippe, qui n’a fait que regarder un fusil rouillé pendu au plafond, me dit, en dehors :

— Il faut que ça le tienne rudement serré pour qu’il écrive le soir, à la veillée, au lieu d’aller se coucher ; moi, je ne pourrais pas.

    Vous ne le reconnaissez donc plus ?

    Si.

    Vous ne lui avez rien dit ?

    Je n'aurais jamais cru, répond Philippe, qu’un homme comme lui, c’était un poète.

 

Jules Renard, L’Œil clair [1913], collection L’imaginaire, Gallimard, 1998, p. 74-77.