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15/09/2011

Jules Renard, L'Œil clair

 

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                                  La visite au poète

 

— Nous allons voir un poète, dis-je à Philippe. Oui, M. Ponge, à Viresac, est un poète. Vous ne le saviez pas ?

    Non, monsieur.

— M. Ponge fait des vers. J’en ai lu ; vous aussi, Philippe, dans le petit journal du canton.

— Je ne me rappelle pas.

— Nous avons un poète à quatre kilomètres d’ici.

— Ça se peut bien. Est-ce qu’on prend les fusils ?

— Oui, nous chasserons à l’aller et au retour.

On part et je tue en route une tourterelle ; c’est un beau coup de fusil, digne d’un chasseur qui fait une visite à un poète.

Je n’ai jamais vu M. Ponge.

    Je connais un homme qui porte ce nom, dit Philippe, je l’ai même vu aux foires ; mais ça ne peut pas être votre poète. C’est un paysan qui ne marque pas mieux que moi.

Il se renseigne à la première maison du village.

Un vieux, assis devant sa porte, se dresse, donne une poignée de main à Philippe et dit l’air tragique :

    Il est mort !

— Merci, mon vieux.

Et le vieux se rassied, tout souriant.

— Il n’a plus sa tête, me dit Philippe.

Plus loin un autre vieux, dont la peau semble de papier, nous dit :

    Je vois bien que vous cherchez des lièvres.

— Nous cherchons M. Ponge.

— Là-bas, tenez ! au bout du village, aux dernières maisons, près de la fontaine. Vous ne le trouverez peut-être pas chez lui ; à cette heure de la journée, il est dans les champs, il garde sa vache, mais il ne s’écarte pas beaucoup de sa maison.

— Il garde sa vache lui-même ?

— Comme tout le monde !

Le village du poète n’a pas, ce soir, un goût de rose, et les gens de Viresac ne paraissent point incommodés, l’habitude ! Une vieille femme qui abat des prunes nous crie de son échelle :

— Voilà un homme qui court derrière vous !

Comme je me retourne, l’homme, en bras de chemise, s’arrête, boutonne son gilet, et nous dit :

— On m’a prévenu que vous me demandiez ; excusez-moi, j’aidais à finir une couverture de paille, là, tout, tout près. Vous me faites bien de l’honneur.

Il nous invite à entrer dans sa maison. Philippe écoute, son fusil entre les jambes. Il ne se croit pas dans la maison d’un poète et il garde sur sa tête un chapeau qu’il n’ôterait qu’à l’église où il ne va jamais.

Le poète, chétif, maigre, âgé d’une quarantaine d’années, paraît ému. Sa figure serait plus expressive, sans doute, si, d’un coup de peigne, il relevait ses cheveux gris de poussière et dégageait un  peu le front haut et étroit. Il s’applique à bien parler, et comme il n’a passé que par l’école primaire, ses fautes de langage éclatent. Le mot « littérature » échappe de sa bouche avec des sonorités bizarres. L’a est énorme, coiffé d’accents circonflexes comme d’un vol de corneilles.

Il a toujours aimé la littérature, mais la prose plus que la poésie. C’est du régiment, parce qu’il avait des heures de reste, que l’idée lui vint de se lancer.

— Si j’avais poussé mes études, étant jeune, dit-il, j’aurais fait quelque chose. Je ne peux écrire des vers que pour mon plaisir personnel. Je ne sais pas si on veut me flatter, mais des gens qui s’y connaissent me trouvent de l’imagination.

Je n’ose lui dire : faites voir vos vers.

Il a pris part à un concours organisé par une revue de poésie. Il me montre une brochure bleue, et je reconnais une de ces petites revues qui vivent de cette espèce de concours parce qu’un abonnement y donne droit au moins à une mention. C’était en l'honneur de Lamartine. La liste des membres du jury, Sully Prudhomme en tête, est interminable.

— Je n’y vois pas votre nom, me dit le poète ; vous ne travaillez que pour la prose ?

— Oui, dis-je, mais ça ne m’empêche pas d’aimer la poésie, au contraire.

Il avait adressé des vers et des proses. Les vers sont classés, les proses n’ont obtenu qu’une mention.

Étant poète il croit que c’est aux vers qu’on a  donné la meilleure récompense, et il m’indique son nom perdu dans une foule d’autres imprimés en petits caractères presque illisibles.

— Je garde le papier pour les enfants, dit-il. Plus tard, ils seront satisfaits.

Précisément deux gamins écoutent sur le pas de la porte ouverte.

— Eh bien ! dit le poète, est-ce qu’on se présente comme ça au monde ? Voulez-vous dire bonjour !

Ils ne veulent pas.

Une femme entre, va et vient, sans dire un mot, et disparaît. Je saurai plus tard que c’était Mme Ponge.

C’est assez pour une première visite. Quand je me lève, le poète, devinant, à ma réserve, que j’ai voulu le mettre en garde contre les espoirs irréalisables, me dit, avec une prudente finesse :

— Oh ! moi, je m’occupe de ça pour m’amuser, j’ai mon bien à faire valoir. Je ne suis pas un poète de métier, je suis un agriculteur.

Je quitte cette maison obscure, où, sans l’éclairer ni l’enrichir, viennent d’être cités les plus glorieux noms de la poésie française.

Philippe, qui n’a fait que regarder un fusil rouillé pendu au plafond, me dit, en dehors :

— Il faut que ça le tienne rudement serré pour qu’il écrive le soir, à la veillée, au lieu d’aller se coucher ; moi, je ne pourrais pas.

    Vous ne le reconnaissez donc plus ?

    Si.

    Vous ne lui avez rien dit ?

    Je n'aurais jamais cru, répond Philippe, qu’un homme comme lui, c’était un poète.

 

Jules Renard, L’Œil clair [1913], collection L’imaginaire, Gallimard, 1998, p. 74-77.

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