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08/07/2012

Louis Aragon, Les Poètes

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                                 La Tragédie des poètes

 

                             La chambre de Don Quichotte

 

   Comme un cheval d'os de poil et de feu sera toujours au cavalier préférable à toute monture fictive

   De même à celui qui ne se soucie aucunement de cavalcade et que n'émeut ni la sueur de la robe ni le hennissement

   Un cheval de pierre est plus grand là debout sur son socle à tout jamais qui se cabre

   Plus enivrant dans cette inutilité de la crinière qui bouge avec la lenteur du soleil

   Et cette couleur blafarde aux ombres variables

   Que la bête chaude et glacée entre les cuisses de l'homme qui s'envole

   La bête à qui le poignet fait mal où la main le retient

   Ainsi les mots dans ma bouche sont le cheval de pierre

   Et ils sonnent de tous ces grelots mis aux harnais imaginaires

   Ils sont le cuir férocement qui arrête l'élan de la pensée

   Ils entrent dans la chair de ce que je dis

  Et c'est moi qui souffre où la raison me blesse déjà dépassant ce qu'elle permet d'entendre

   Déjà mis en sang par la bride et chaque parole n'est plus

   Ce qu'elle était mise en branle Elle dit autre chose que ce qu'elle dit

   Que ce qu'elle disait Je m'enivre

   De l'emploi que je fais des vocables humains et tremble

   Je ne sais trop moi-même de quelle profanation commise de quel forfait

   Que je signe de quelle dénonciation du langage

   Et pourtant quand le caillou roule et m'échappe et tombe et rebondit

   Ce n'est point le sens qui meurt mais autre chose qu'il devient

   Qu'un autre que moi ne lui aurait point donné licence d'être

   Autre chose que ce galop suivant les règles du pavé que cette course

   D'ici à là et pas plus loin

   Autre chose qu'une liaison de poste avec son horaire et la ville à chaque bout nommée

   Autre chose que le cheminement de la pensée autre chose

   Que midi forcément à la fin de la matinée

   Autre chose autre chose n'en fût-il point d'autre et je m'entends

   Moi-même avec étonnement moi-même dans l'écho redoublé des syllabes

   Comme celui dans la montagne qui avance le pied sur l'éboulis

   Et sent fuir à peine posé toute la terre sous sa semelle en vain prudente

   Les mots l'un l'autre qui s'entraînent dans la chute et on ne peut plus rien arrêter

   Ni le bond des blocs et leur presse et le déclenchement du vertige

   Ni l'énorme suintement de poussière fuyante fine affolée

  Ni l'écho sauvage qui répond de falaise en falaise comme une image de miroir en miroir

   Et plus rien ne se borne à soi désormais mais tout vocable porte

   Au-delà de soi-même une signification de chute une force révélatrice

   Où ce que je ne dis pas perce en ce que je dis

   Où plus fort est l'entraînement des paroles que le rêve qui les précède

   Où je suis emporté comme un fétu de paille sur une mer démontée

   Où je suis le jouet qui ne se peut retenir d'une nécessité nouvelle

   Nouvellement dans sa marche inventée

   Et je n'ai plus maîtrise de ma langue à la fois torrent et ce qu'il roule

   Je n'ai plus le choix de ne point proférer ces sons chargés d'ivresse comme le grain d'un raisin noir

   Je ne puis faire que je ne les ai point prononcés

   Avec toute la violence de l'élocution surhumaine qui me roule me tourne me renverse

   Et que vous expliquez bien mal avec ce pauvre mot de poésie

   Auquel on en fait voir de toutes les couleurs

[...]

 

Aragon, Les Poètes, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 357-359.