Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

14/10/2020

Rehauts, n° 45, printemps été 2020 : recension

rehauts,n° 45,printemps 2020

La livraison du numéro de printemps s’ouvre sur un choix de notes d’Antoine Emaz, prises de 1992 à 1996, notes analogues à celles lues dans plusieurs ensembles qu’il avait préparés1. Elles portent donc sur l’écriture, la poésie, la fonction des carnets (« une sorte de puisard »), mais aussi sur les choses de la vie, l’importance de la réalité, visible, sans cesse présente, « Il manque du ciel, pas du bleu, de la profondeur, du ciel ». C’est là une constante dans ses livres, la présence des choses est « un socle », une « certitude » ; mais si un poème ne peut être issu que du fait de vivre, il est aussi « aux prises avec la langue » et, dans tous les recueils de notes, revient le souci de toujours prendre pour matériau la langue commune : Antoine Emaz affirme « L’épaisseur des mots-choses comme tabouret – évier — lino — platane » et la nécessité de travailler cette langue pour parvenir à trouver quelque chose d’équivalent à la musique. Certaines notes, moins nombreuses, concernent sa relation au fait même d’écrire, lié au besoin de maîtriser des peurs, les carnets aidant alors à mettre en forme ce qui, sinon, resterait noué. Ces extraits s’ajoutent aux livres publiés, tous construisent progressivement les principes d’un art de vivre et les éléments d’un art poétique résumé, justement sous ce titre :

                       ne dire que du vrai
                       payé comptant
                      quel que soit l’angle
                      quelle que soit la débâcle des mots
                      et travailler ensuite
                      même le dégoût du vrai
                      même sa laideur
                      son insignifiance

 On retiendra aussi une définition lapidaire de ce que peut être un poème : « ce qui, écrit, ne correspond à rien », à partir de laquelle on pourrait lire bien des livres contemporains.  

La singularité voulue par Antoine Emaz, elle est présente dans les poèmes de Sarah Plimpton, peintre et poète américaine qui a longtemps vécu à Paris. Mathieu Nuss a traduit également cette année un livre de 1976, Ciels singuliers (Single skies) ; on connaissait quelques poèmes publiés par la revue PO&SIE en 2005 (10 poèmes, traduction David Mus) et L’Autre soleil (2008, bilingue, traduction collective). On apprécie la restitution de ces poèmes extraits d’un livre de 2013 (The Every Day) dont le texte original est en regard de la traduction. Presque toujours brefs, aux vers très courts (parfois d’un ou deux mots), ce sont souvent des variations autour de quelques mots — ciel, terre, pierre — associés au mots visage, lumière ; choses du monde vues mais qu’il faut sans cesse recommencer à regarder et à rapprocher les unes des autres, sans cependant chercher une quelconque représentation, ce que suggère peut-être le dernier poème, dés : « une tête secouée / comme dés les mots / jetés / pierres sur la chaussée / à heurter du pied ».

Tout autres sont les trois poèmes en prose de Mathieu Nuss ; le titre de l’ensemble, Aria, implique une continuité, mais elle est difficile à se former, même si l’on passe de chère, ex- pour le titre du premier poème à chère, extrême puis à chère, extrêmement. Certes, on peut écrire en caractères gras « je t’aime », puis « l’élégie » et enfin « chérie-séduire », mais cette mise en valeur est noyée dans un flux de « mots qui parlent beaucoup trop », d’autant plus que la quasi absence de ponctuation accentue le fait que les mots « ne se laissent pas volontiers utiliser » pour que puisse s’exprimer « le concret ».

On souhaiterait lire les quelques poèmes de Fabienne Courtade dans un ensemble pour mieux suivre sa méditation sur le temps, autour de l’enfance et à propos de la vie quotidienne dans la ville, qui se conclut mélancoliquement puisque « Les mondes passent », que « rien ne change ». On attend aussi de lire plus que des extraits d’un livre à paraître de Serge Ritman ; proses et vers se mêlent et sont à dire, comme le plus souvent ses poèmes :

                 quand je rougis tu ris et nous apprenons
                 sans savoir à parler dans ta voix
                 j’ajoute dire bondir
                ça traverse coule peinture poème
                tout ça nos voix
                dans des sens qui courent
                le monde en pluralité

Les cinq poèmes d’Henri Droguet2 peuvent, eux, se lire séparément même si un motif les unit. Le premier introduit l’idée de chaos dans le monde avec le Géant Encelade que la déesse Athéna « troua larda planta / perça de part en part » et qui, toujours « souffle s’éreinte s’exténue / secoue sa carcasse écrabouillée » au fond de l’Etna, de sorte que « la terre tremble » ; c’est au bord de ce volcan, « bord des enfers », que selon la légende Empédocle laissa sa sandale avant de s’y jeter. Poèmes du recommencement avec "Saisons", avec la mer puisque avec elle aussi « tout recommence » ; la promeneuse passe et le monde disparaît avec elle, mais il se reconstruit quand un voyageur vient, quant au miroir « mouroir », il ne présente que « reflet de reflet de reflet  de / rien     mirage et leurre ».

Rehauts propose également des proses de Sami Sahli, des dessins et poèmes de Pascal Pesez, des dessins et proses de Jean-Loup Cornilleau, une prose de Solange Clouvel. Le numéro de printemps se clôt avec une recension du dernier livre de poèmes d’Olivier Barbarant (Un grand instant) par Jacques Lèbre.

 

1 Antoine Emaz a publié cinq recueils de notes, Lichen lichen (2003), Lichen encore (2009) et Planche (2016) aux éditions Rehauts, Cambouis (Seuil, 2009, Publie-net, 2010) et Cuisine (Publie.net, 2011).

2 Henri Droguet vient de publier Grandeur nature aux éditions Rehauts.

Rehauts n° 45, printemps été 2020, 96 p., 13 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 13 septembre 2020.

 

20/05/2020

Des Pays Habitables, une nouvelle revue

Pays habitables, printemps 2020, "Naïveté Utopie exubérance"

Pour oublier un moment les temps mauvais que nous traversons, on se réjouit de la naissance d’une nouvelle revue papier, semestrielle. À son origine, Joël Cornuault, poète (Tes prairies tant et plus, 2019), traducteur notamment des américains Kenneth Rexroth, H. D. Thoreau, de l’anglais William Gilpin, essayiste (Élisée Reclus, André Breton, histoire du paysage), éditeur d’Élisée Reclus, est aussi libraire, et c’est la librairie La Brèche, à Vichy, qui édite Des PAYS HABITABLES — ces pays habitables que sont les livres...

Des PAYS HABITABLES se caractérise d’abord par la variété de son contenu ; proses et poèmes ne privilégient pas que notre époque, choisis de Bernard Palissy à Cécile Even, et divers éléments s’ajoutent aux textes. Un vers (« Un jour nous avons dit adieu au malheur ») de Jean Malrieu (1915-1976), poète aujourd’hui trop méconnu1, occupe une page ; dans un cadre, un extrait de Roméo et Juliette retient la tirade de Mercutio autour de la Reine Mab : pour Roméo ce sont des « riens », en effet, répond son ami, « je parle de rêves, ces enfants d’un cerveau en délire que peut seule engendrer l’hallucination », et l’on rapprochera cet extrait des deux collages (signés L’Ève cosmique), qui rappellent l’onirisme de Max Ernst, et de quatre dessins de Gabrielle Cornuault dans lesquels chaque fois apparaît un étrange poisson ; enfin, une image d’Épinal, "Le Monde renversé", est placée à la fin d’un texte de Malcom de Chazal — qui fut apprécié des surréalistes, et le lecteur n’est pas étonné de lire en quatrième de couverture un fragment du tract publicitaire d’André Breton pour l’ouverture de la galerie d’art baptisée Gradiva, « Aux confins de l’utopie et de la vérité, c’est-à-dire en pleine vie... », qui pourrait être ce qui guide la revue.

Le premier ensemble s’ouvre avec le fac-similé d’une lettre et en réunit cinq d’une jeune femme datées de 1845, la dernière de 1846  ; journaliste aux États-Unis, elle écrit à l’homme avec qui elle souhaiterait vivre ; dans une écriture sans aspérités, les lettres répètent le besoin d’un amour absolu et d’une complicité intellectuelle, ce que ne recherchait pas du tout son ami qui rompit sans répondre, d’où cette plainte finale : « J’ignore ce que vous aviez, ou avez, à l’esprit. Comme tout cela est anormal ! Tant d’ignorance et d’obscurité succédant à une si étroite communication (...) ». L’amour et l’amitié sont au cœur d’un court texte méconnu d’Élisée Reclus, publié en 1895, "La cité du bon accord" ; selon lui, les mouvements vers autrui s’expriment rarement faute de circonstances favorables, l’enthousiasme commun au cours d’un concert ou d’une réunion ne débouche sur rien, chacun partant de son côté ensuite ; or, affirme-t-il, « un travail commun, abordé passionnément, révèle ou suscite l’amitié entre les compagnons de labeur ». Aussi rêve-t-il d’une société où rien ne s’opposerait à l’expression et au développement de l’amitié — société transparente dans laquelle les amis possibles ne seraient plus des « amis inconnus »2. Rêvons avec lui...Il est encore, d’une manière bien différente, question d’amour dans le poème de Cécile Even, "Exaltation". Il débute par le trouble du corps, ce qui défait son unité et « désassemble » aussi les mots ; toutes les fonctions se transforment, le temps et l’espace ne sont plus perçus dans l’équilibre, mais cette « dépossession » est vécue comme une « liberté », parce qu’elle naît de « L’acte d’amour ».

En 1925, André Breton rendait hommage à Saint-Pol-Roux (1861-1940), voyant en lui un précurseur du mouvement moderne ; dans une brève et dense présentation ("Saint-Pol-Roux fils prodigue de l’avenir"), le poète Laurent Albarracin montre en quoi il l’est : par le caractère à la fois « idéaliste et matérialiste » de l’œuvre et donc de « l’intérêt de sa pensée poétique de n’être pas réductible à un antagonisme insoluble ».  Il y a le rêve d’un « poème total » dont, pour Saint-Pol-Roux, « les êtres et les choses sont les mots liminaires. On lit quelque chose de cette tentative dans les deux proses retenues, "L’œil goinfre" et "Madame la vie" : dans ce second texte, le spirituel (les livres) est présent dans la nature (le concret) : « Veux-tu savourer une pastorale ? penche-toi sur ce bercail. Une idylle ? prends ce hameau. Un madrigal ? choisis cette margelle où tel joli doit rencontrer telle jolie. [etc] ».

Comme ceux de son frère Wilhelm, les travaux d’Alexander von Humboldt (1769-1859) ont été importants dans l’histoire des sciences. Dans l’extrait donné ici des Travaux de la nature, il met en relation le vocabulaire d’une population avec l’espace dans lequel elle vit, avant de rendre compte d’observations à propos de la forêt amazonienne, des prédateurs comme le jaguar, des tribus considérées comme « sauvages » par les missionnaires parce qu’elles veulent « vivre dans l’indépendance ». Attentif à la vie foisonnante, l’explorateur géographe relève la variété des bruits de la nuit (singes, pécaris, cougars, tigres, oiseaux, etc.) et constate que « tout annonce un monde de forces organiques en activité ». On lit dans des extraits de Neige d’avril (à paraître) quelques poèmes de Julien Bosc, autre observateur attentif de la vie animale, ici des oiseaux, de l’hiver au printemps. Les oies sauvages passent et volent vers le Sud, ensuite pic-épeiche, mésanges variées, merle viennent se nourrir dans le petit jardin ; lui, derrière la fenêtre, laisse venir « la rêverie ou / disons / les léthargies fantômes », imagine des violences entre les mésanges (« façon mienne     d’envisager toujours le pire ») ou peut « se réjouir un moment » devant la beauté du plumage des rouges-gorges.

La lecture de la revue n’est pas achevée... Bernard Palissy propose la construction d’une forteresse en s’inspirant de l’habitat du pourpre, dans "L’ère cosmique" Malcolm de Chazal précise comment l’homme peut « sortir de lui-même » et ainsi connaître « l’ouverture » sur l’univers, Anne-Marie Beeckman emmène le lecteur dans "Le voyage de l’amibe" et dans quelques-unes de ses lectures...

On peut s’abonner pour 4 numéros, c’est-à-dire 2 ans : 45 €, lalibrairielabrechevichy@gmail.com ou www.pierre-mainard-editions.com

Des Pays habitables, printemps 2020, "Naïveté Utopie exubérance", éditions La Librairie La Brèche (Vichy), 84 p., 13 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 


1 Son œuvre poétique a été rassemblée par Le Cherche Midi en 2004, Libre comme une maison en flammes et a suivi en 2007 une étude de Pierre Dhainaut, Jean Malrieu aux éditions des Vanneaux.
2 On pense aux poèmes de Supervielle réunis dans Les Amis inconnus (1934).