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11/11/2020

Dylan Thomas, Et la mort n'aura pas d'empire

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Et la mort n’aura pas d’empire

 

 

Et la mort n’aura pas d’empire.

Les morts nus ne feront plus qu’un

Avec l’homme dans le vent et  la lune d’ouest.

Quand leurs os becquetés seront propres, à leur place

Ils auront des étoiles au coude et au pied.

Même s’ils deviennent fous ils seront guéris,

Même s’ils coulent à pic ils reprendront pied

Même si les amants s’égarent l’amour demeurera

Et la mort n’aura pas d’empire.

 

Et la mort n’aura pas d’empire.

Gisant de tout leur long dans les dédales

De la mer ils ne mourront pas dans les vents.

Se tordant sur des chevalets quand céderont leurs muscles,

Ligotés sur une roue, ils ne se briseront pas.

La foi dans leurs mains cassera net,

Les démons unicornes les transperceront.

Fendus de toutes part ils ne craqueront pas

Et la mort n’aura pas d’empire.

 

Et la mort n’aura pas d’empire.

Ils n’entendront peut-être plus les cris des mouettes

Ni le déferlement des vagues sur les rives.

Là où s’ouvrait une fleur, peut-être qu’aucune fleur

Ne montrera sa tête aux rafales de la pluie.

Même s’ils sont fous et morts, tout à fait morts

Leurs têtes comme des marteaux enfonceront les marguerites,

S’ouvriront au soleil jusqu’au dernier jour du soleil

Et la mort n’aura pas d’empire.

 

Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux, dans

Œuvres I, Seuil, 1970, p. 413.

10/11/2020

Gottfried Benn, Poèmes

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                Un mot

 

Un mot, une phrase — ; des lettres montent

vie reconnue et sens qui fulgurent,

le soleil s’arrête, les sphères se taisent,

tout se concentre vers ce mot.

 

Un mot — un éclat, un vol, un feu,

un jet de flammes, un passage d’étoiles —

puis à nouveau le sombre le terrible

dans l’espace vide autour du moi et du monde.

 

Gottfried Benn, Poèmes, traduction Pierre Garnier,

Gallimard, 1972, p. 249.

09/11/2020

Jacques Demarcq, La Vie volatile

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Jacques Demarcq écrit, notamment mais pas seulement, à propos des oiseaux, d’une manière différente de celle de Fabienne Raphoz ou Dominique Meens, pour citer des contemporains, ou Henri Pichette un peu plus avant ; on  le retrouve dans une belle livraison de la revue PO&SIE parue en août 2019 (n° 167-168, "Des oiseaux"). Dans ses livres publiés depuis Les Zozios (NOUS, 2008), se mêlent caractère documentaire, autobiographie, poèmes et images, et c’est ainsi qu’est encore construit, très foisonnant, La Vie volatile, avec une place importante réservée aux calligrammes. La simple description des neuf parties de l’ensemble dépasserait les limites d’une note de lecture, on ne s’attachera qu’à ce qui apparaît comme des constantes de l’œuvre.

Le titre l’indique clairement, l’essentiel des textes est relatif aux oiseaux, mais si l’observation est des plus précise, complétée par des ouvrages savants, le propos n’est pas celui d’un naturaliste. Quand besoin est, il s’appuie sur un extrait d’Élisée Reclus ou un ouvrage concernant un peuple mélanésien et sa musique, il renvoie à Utamaro ou cite Chateaubriand, c’est par souci chaque fois d’exactitude : l’ouvrage s’achève d’ailleurs par une bibliographie qui énumère les sources utilisées. Le projet de Demarcq déborde largement ce qui est apparent pour le lecteur qui feuilletterait seulement une partie du livre, la restitution des cris des oiseaux : ce n’en est qu’un aspect et, à différents endroits, sont donnés des éléments pour mieux saisir l’unité du livre.

Regarder avec attention les oiseaux, étudier autant leurs mouvements et leurs cris n’est donc pas pour écrire en ornithologue, bien plutôt « Observer avec eux m’invite à regarder le genre humain avec une distance, un décentrement, une fragile excentricité ». On entend là quasiment un moraliste, sans aucune naïveté ou anthropomorphisme béat ; certes les animaux n’apprennent pas directement ce que sont les hommes mais leur fréquentation incite à voir les hommes autrement. Demarcq le dit autrement à propos d’un séjour au Sénégal, « Je traque les oiseaux pour leurs hommes autant que pour eux. Pour les paysages et sociétés qu’ils côtoient en touristes, immigrés provisoires. » Cette attention aux hommes est lisible dans les pages du Journal tenu au cours de plusieurs séjours à New York ; Demarcq y fréquente les musées mais aussi les parcs, prend le métro, cherche sans succès les traces d’un village ancien, marche beaucoup dans les rues, s’arrête devant les gratte-ciel bâtis pour les milliardaires, constate l’appauvrissement des librairies d’occasion concurrencées par internet, concluant ainsi le Journal : « New York est une loupe rapprochant ce qu’il peut y avoir de splendide et de pire dans un Bref New World. »

Un autre aspect du projet touche à l’écriture puisque, pour Demarcq, « Les rythmes et sons, degrés zéro et infini du poétique, priment sur le sens et désaxent la syntaxe ». Partant de là, proposer de noter le cri des oiseaux n’oblige en rien à tenter une restitution que seuls des enregistrements peuvent accomplir — enregistrements qu’il utilise à l’occasion. Il essaie donc d’inventer dans la langue ce qu’est pour lui le cri du bruant ou de la fauvette, « je pars de quelques syllabes maladroitement imitées d’oiseaux / ce qui raréfie, étoffe, étrangle le vocabulaire à ma disposition ». Mais les modulations du cri ? la typographie joue un rôle puisqu’il est possible de varier le corps des lettres, d’insérer une portée musicale, de donner un mouvement : les mots d’un vers ne sont pas sur la même ligne, une série de vers représente le vol d’un oiseau. On pensera que ces manipulations sont bien éloignées du cri de tel ou tel oiseau ; cela est probable mais répond cependant à ce que recherche Demarcq.

Il y a dans sa démarche un refus du sens à tout prix ; il ne s’agit pas du tout de faire comme si la langue n’existait pas mais « de la rendre naissante, enfantine et fragile, à l’instant où des mots, des articulations s’esquissent dans le bégaiement. » C’est sans doute pourquoi, attentif aux manières de prononcer qu’il rencontre, il transcrit la prononciation différente du français par une personne rencontrée en Amérique (« Les péhuches détuisent toute sôte [...]). C’est pourquoi aussi il introduit, dans les proses comme dans les poèmes, des images pour remplacer les mots, des dessins en forme de lettres — une tente pour le A, par exemple, une suite verticale de points pour le "l" de pluie —des jeux variés avec les couleurs et les formes : ainsi un texte inscrit dans une sorte d’affiche rectangulaire elle-même dans la page.

C’est pourquoi enfin Demarcq pratique le calligramme ; il définit très justement que cet « affrontement » de l’écriture et du dessin implique pour lui « le mélange de caractères disparates, la déformation de certains ou leur détournement figuratif, la dislocation ou torsion des lignes, l’introduction d’éléments non scripturaux tels que vignettes, pictogrammes ou traits rythmiques, et mieux que tout la vibration des lettres et des couleurs, proches des vibratos du chant. » Passionné de peinture, il reprend des toiles, des couleurs ou des formes de peintres, de Monet à Dubuffet, à partir desquelles il construit ses propres formes. Il rappelle d’ailleurs dans son Journal qu’il avait essayé, à partir des toiles de Pollock à New York, de « dessiner des phrases ». Le goût — et le plaisir — de l’expérimentation sont sensibles dans ses tableaux recomposés comme dans ses transcriptions de bruits, ceux de « la futaie [qui] grinsse cracke grezzille d’insectes », du pic qui « tapopote ». Comme dans le choix des paronomases (« python piteux ») et, surtout, des calembours : en plus du titre, on relèvera les titres et sous-titres, « Cygne d’étang », « Recife à ses cieux », « exquis disent plus ? », etc.

On comprend que les réponses à la question posée au tout début du livre, « Pourquoi les oiseaux ? » sont multiples, celles d’un écrivain soucieux de « se penche[r] pour voir ce qu’il y nia ». Il faut ajouter que les réponses s’inscrivent dans une histoire, celle des lectures faites : évoquant ses souvenirs d’enfant abandonné et ses lectures précoces, Demarcq note que « qui lit descend au moins autant des auteurs qu’il a fréquentés que de son milieu », et les références littéraires ne manquent pas ici, notamment de Baudelaire, Poe, Apollinaire à Cummings. Il faut du temps pour lire et apprécier tous les jeux avec la langue de cette Vie volatile, et c’est tant mieux à une époque où tout "doit" aller vite.

Jacques Demarcq, La Vie volatile, éditions NOUS, 2020, 400 p., 30 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 28 septembre 2020.

 

08/11/2020

Jean-Baptiste Para, Une semaine dans la vie de Mona Grembo

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Septième jour

 

À quel point jamais on ne dira

à quel point de silence et de nord

l’hiver ému m’a restaurée de  gelée blanche

N’ayant plus de peau je choisissais la pierre

et la vérité qui fait de nous

des plongeurs essoufflés

une bouchée d’aurore

 

Mais un mot à la fin celui qu’on voit s’affaisser

et l’autre qui se redresse et crie

ont grignoté les mêmes baies de chaque côté du ciel

entrevu le mystère qui est comme les orvets

sur les roches, par toute approche empêché

de prendre racine

Mais le soleil, pour eux, ne revient plus

 

Le monde est dur comme des crics d’étal

épais comme des saules au bord de leur naissance

Il donne à note chant

sa profondeur de granges

 

Jean-Baptiste Para, Une semaine dans la vie de Mona Grembo,

Arcane 17, 1985, p. 21.

07/11/2020

Bartolo Cattafi, Mars et ses idées

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                En silence

 

Un quelque chose qui donne de l’ombre

surgit et pique

une plante à épines

une encre livide

avec de nombreux bras

ici et maintenant avec nos bras

en silence

tête baissée

 

Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, traduction

                                         Philippe Di Meo, Héros-Limite, 2014, p. 95.

06/11/2020

Pierre Chappuis, Battre le briquet

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                                           Ressassement

 Que le monde — partie vaut pour le tout — ailleurs sans autre à notre conscience, que, par la grâce du poème, nulle distance (pourtant non abolie) n’intervienne entre les mots et les choses en vertu d’une adhésion unissant de même le poème à  son lecteur, cela peut-il n'être qu’un vœu ? Toujours la même ombre au tableau attire le regard au point de l’engloutir. Par-delà, en fin de compte, le poème trouve à vibrer, et le monde, les choses avec lui.

 Expérience première, vitale, renouvelée à chaque fois ; éblouissante ? Peut-être simple ressassement d’une idée reçue — c’est dans l’air ! — des plus banales aujourd’hui.

 

Pierre Chappuis, Battre le briquet, éditions corti, 2018, p. 56.

05/11/2020

Tristan Tzara, Phases

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ce fut un jour sans peur ni haine

ma vie

le cœur ailé

vivant de restes de semaines

au ciel mêlé

 

vivant — vivions-nous sans nul doute

ni peine —

au gré du vent

c’était le temps où l’on redoute

le mal présent

 

pourquoi au cours de ces tortures

errantes

lier tes pas

alors que tombe l’ombre mûre

autour de toi

 

Tristan Tzara, Phases, Poésie 49/Seghers,

1949, p.19.

04/11/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

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Ce livre posthume de Julien Bosc, en chantier probablement avant 2016, reprend plusieurs des motifs qui lui étaient chers et l’on y entend pleinement sa voix singulière. Le lien avec les livres précédents est au moins une fois explicite ; ainsi un fragment où il est dit qu’un homme sait lire « le verso des miroirs » a donné le titre Le verso des miroirs (2018). Mais ce ne sont pas seulement des mots semblables qui construisent des voies de passage entre les livres, plus profondément est constante la présence de ce qui le hantait : la mémoire des camps d’extermination, de la violence qui ne cesse. Le rêve mais non l’illusion d’une société harmonieuse, le lien profond avec la nature, l’amour d’une femme n’ont pu, dans une solitude choisie, contrebalancer la certitude d’un désastre général.

Julien Bosc connaissait « les souffrances d’un nom / Élu pour le pire » : juif de naissance, il portait toujours les images des camps ; motif principal d’un autre livre, De la poussière sur vos cils (2015), elles sont encore très présentes ici. La destruction n’est pas seulement celle des corps, c’est aussi celle des noms, de toute identité quand il ne subsiste que des cendres et que tout de ce qui a été vécu disparaît à jamais. Ce qui est insupportable à Julien Bosc, c’est à la fois l’extrême difficulté d’imaginer ce que fut le chemin de ceux qui ne revinrent pas des camps et le fait que la voix des survivants n’a pas été (ne pouvait pas être ?) entendue :

                        Les silhouettes rescapées s’extirpèrent du brouillard 
                        Parler épousa l’innommable 
                       Tout fut tenté pour dire
                       Rien ou peu fut entendu
                       Puis tout fut tu

Une femme morte dans un des camps apparaît dans un rêve, invisible mais active, nue sur un cheval et aux longs cheveux comme lady Godiva. Le narrateur accueille cette figure étrange, « mirage » qui « diffus(e) les songes » et qui lui apprend chaque nuit un dizain, le chargeant avant de rejoindre les morts de « poursuivre son chant ». L’écriture naît donc de la nécessité de conserver la mémoire du vécu, de dénoncer « les démences » des tyrans, de défendre ceux qui fuient « la misère et la guerre ». C’est pourquoi dans les dernières pages du livre le sort des migrants, qui meurent en traversant la Méditerranée, est rapproché de celui des Juifs exterminés par le nazisme : Julien Bosc emploie une comparaison sans ambiguïté : « Ils montent mille à bord / Quand le rafiot n’en supporte pas vingt / tels jadis les wagons / qui roulaient vers l’hourban. » ; "hourban", « ruine » en hébreu, est un terme théologique, relatif à la destruction du premier et du second Temple, abandonné aujourd’hui au profit de "Shoah". Le lien est poursuivi : la destruction des Juifs s’est déroulée sans que personne n’en dise rien et la mort des migrants laisse muet, « Qui peut entendre leurs cris ? Personne ou si peu », d’où le constat qui clôt le livre : tout le monde est coupable de garder le silence devant la tragédie, et notamment l’écrivain « À qui la langue manque : / Pour dénoncer ».

Cette impossibilité d’exprimer à propos du réel ce qui devrait l’être parcourt tout le livre ; dès son début, à côté de la forêt, de la mer, donc de la nature telle qu’elle est imaginée par le narrateur, il n’y a rien, ou plutôt « Ce qui doit être dit mais ne peut ». Face au désastre est construite la fiction d’un monde harmonieux où se réfugie un temps le narrateur ; après qu’il eut été battu et torturé parce que différent, il est exilé sur une île très étroite et s’invente alors une sorte de paradis où il est soigné par une sangsue (elle suce ses nécroses) et une épeire (ses toiles suturent les plaies) ; il apprend les oiseaux et, les jours de mélancolie, « le coucou chante contre (s)on cœur ». Tableau idyllique qui fut celui d’un âge d’or détruit par « l’invention des races », la volonté d’accumuler des biens, les conquêtes. Il y a chez le narrateur une hésitation entre une vision proprement apocalyptique (« Le ciel s’obscurcit / Chargé de cendres et de plaintes [...] ») et le rêve d’un monde réconcilié (« Le ciel s’ouvrit / Les oiseaux s’accouplèrent /[...] », parcours d’un extrême à l’autre qui ne permet pas de vivre aisément dans le monde éloigné de ces deux visions.

La tentation est toujours de se retirer, de se dépouiller de tout pour recommencer à vivre, être « Nu de peau de tout / Pour l’aventure la dérive l’amour la mort. » ; l’un des rêves du narrateur découvre d’ailleurs la femme aimée morte dans un fossé mais qui s’éveille — donc tout à fait nouvelle —, et la femme désirée, « contre soi », éloigne « les terreurs et la mort » ; mais le narrateur hésite constamment entre cette relation apaisante et le repli, en particulier la solitude devant la mer qui est « la beauté tout ici devant soi ». Le texte regorge de mots relatifs à la mer (tempête, fanal, naufrage, radeau, phare, lames, vague, écume, clapot, etc.) et aux oiseaux de mer, et l’on retrouve la fascination pour la mer à l’origine de La Coupée (2017).

La forme d’écriture privilégiée dans ce livre s’accorde avec le propos, il s’agit de l’énumération, souvent de groupes nominaux, parfois d’infinitifs, qui sortent le procès du temps et de la personne, énumération chaque fois proche de la psalmodie :

                       L’ivresse du pouvoir
                       Le dédain de la parole donnée
                       La compromission des maîtres
                       Le mépris vis-à-vis des plus pauvres
                      L’insanité des mieux pourvus
                      Les noyés dans l’indifférence
                       La déportation
                       Les camps
                       La mer cimetière
                      Que regretterai-je ?

Il s’agit, par ce procédé, de « tenter de dire ce qui est » (La Coupée, p. 26), la lecture même devrait accepter le prosaïsme des vers et viser ce but, effectuée « Sans effet ni intonation particulière // (...) non une litanie / Un chant ». Rythme d’un chant qui ne cherche pas d’effets, « dans la lignée des épopées sans gloire » comme l’écrit justement dans son témoignage Jean-Claude Leroy, l’ami de longue date.

 

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur, postface de J.-C. Leroy, collection L’Orpiment, La Réalgar, 2020, 84 p., 15 €. Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 23 septembre 2020.

 

03/11/2020

Max Jacob, Art poétique

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Suppression dans toute poésie (même non moderne) du style critique cérébral, philosophique, journalistique.

 

Penser à la matière de la prose, de la peinture, de la musique, c’est très bien : l’avoir er l’oublier c’est mieux.

 

On ne donne la vie que par l’émotion.

 

Vous oubliez que l’émotion est le tout. La distinction de votre tempérament vous empêchera d’être vulgaire.

 

Les œuvres à thèse meurent quand la thèse n’est plus d’actualité. On ne lit plus le Contrat social si on lit encore Germinal.

 

Max Jacob, Art poétique, dans Œuvres, Quarto/Gallimard, 2012, p. 1361, 1508, 1577, 1577, 1579.

02/11/2020

Pierre Reverdy, Le Cadran quadrillé

 

                             

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                       Derrière le spectacle

 

La gouttière penche et se détache au bord des tuiles par moments

      Des boules vertes et tendres pendant le long du mur

    Les hirondelles sortent et entrent par la cheminée

En bas un homme en costume noir regarde la tête en l’air et salue

       De la fenêtre on entend sortir une chanson dont les notes se mettent à la portée des

                    rayons de soleil

Mais il manque cependant quelqu’un et la ruelle ne peut tenir lieu de coulisses 

 

Pierre Reverdy, Le Cadran quadrillé, dans Œuvres complètes, I, Flammarion, 2010, p. 846.  

01/11/2020

Ludovic Degroote, Si décousu

ludovic degroote,si décousu,sans nous,vieillir

Sans nous

 

dans cette réduction où chacun se tient

contre le bruit de sa disparition

nous allons seuls

avec notre solitude

 

je ne sais ce qu’on sauve

sinon la respiration

qui respire malgré nous

on se manque

 

je ne sais pas non plus ce qui avance

j’étais né avant moi

dans une mémoire qui ne m’attendait pas

je me suis construit par effacement

 

c’est ainsi que nous vieillissons

en passant d’une absence à l’autre

aucun de  nos âges  ne meurt

sans nous

 

Ludovic Degroote, Si décousu, éditions Unes,

2019, p. 71-72.

31/10/2020

Michel Deguy, Poèmes de la Presqu'île

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Le miroir

 

Ville aveuglée à moins que ne la montre

À soi une rivière

Elle tire partage de l’eau

Et s’assied chez soi sur les berges

Un côté garde l’autre ils s’opposent et se voient

La rive se reflète en l’autre

Et chacune soi-même en le fleuve

Lui la dédouble et ainsi la redouble

Et permet qu’elle se connaisse.

 

Michel Deguy, Poèmes de la Presqu’île,

Gallimard /Le Chemin, 1961, p. 79.

30/10/2020

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, dix-sept, dix-huit

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07.09.13

Séparé de tout, séparé de tous.

Toute communauté est une réponse à cette scission générale. Elle camoufle la solitude des corps, l’éparpillement des groupes. Elle tente de désigner ce qui les unit quand tout effort descriptif ne peut que creuser davantage distance et attirance. Le langage fait son œuvre. Il accomplit le paradoxe du vivant : il entretient le sentiment d’un gain de proximité et il approfondit l’abîme. 

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, dix-sept, dix-huit, Poésie/Flammarion, 2020, p. 43.

29/10/2020

Annulation du Marché de la Poésie : lettre ouverte au Préfet de police de Paris

 

Annulation du 38e Marché de la Poésie
Lettre ouverte au Préfet de police de Paris

 

Paris, le 27 octobre 2020

Monsieur le Préfet,

À l’heure où nous nous décidons de vous écrire, pour la première fois de son histoire, le Marché de la Poésie ne s’est pas tenu.

Vous avez en effet, Monsieur le Préfet, décidé de vous complaire dans un silence ambigu et de ne pas répondre aux demandes prudentes de la Foire Saint-Sulpice sur la poursuite de ses activités en un lieu ouvert. L’immédiate conséquence de votre mutisme fut l’annulation des événements à venir de cette Foire et, par conséquent, du 38e Marché de la Poésie pour lequel nous avions, dans le strict respect des mesures sanitaires, tout mis en œuvre pour suivre les gestes barrières et maîtriser le flux du public.

Dans le même temps, vous autorisez que se tienne dans un lieu fermé, en l’occurrence le Carreau du Temple, un Salon intitulé « Les galeristes », dédié à l’art contemporain, ce dont nous nous réjouissons pour ses organisateurs. Mais, ce double régime manifeste une incohérence décisionnelle patente et s’apparente à une grave injustice relevant d’un acte arbitraire sans justification publique, véritable fait du prince.

Ainsi, alors que les marchés alimentaires sont autorisés, qu’un grand nombre de manifestations sportives ont lieu, de nombreux événements culturels comme le nôtre se voient-ils interdits car la préfecture de police, sous votre autorité, en déciderait seule, arbitrairement. Votre rôle de Préfet n’est-il pas pourtant d’être au service de la République et de ses valeurs, dont les fondements sont « Liberté – Égalité – Fraternité » ?

Certes, le Marché de la Poésie n’appartient pas au secteur des « industries culturelles ». Il se tient aux côtés d’artisans de la culture qui œuvrent pour la faire vivre sous ses formes les plus modestes, souvent les plus fragiles mais non moins essentielles. Leurs enjeux économiques n’ont pas la même ampleur que ceux des grandes structures. Toutefois, ces artisans de la culture que le Marché de la Poésie défend et promeut ont tout autant le droit que quiconque d’exercer leur métier et de rencontrer leur public.

En pratiquant cette politique du silence, vous leur avez ôté ce droit citoyen, et le domaine du livre, celui de la petite édition, de l’édition de création et de poésie, en sont les victimes dont vous êtes responsables. Ainsi, ne se sont déroulés cet automne ni le Salon de la Revue, ni le Salon de L’Autre Livre, ni le Salon Page(s), ni le Marché de la Poésie.

Tous ces artisans dans leur diversité connaissent depuis mars dernier, une année particulièrement difficile. Ces « petites entreprises » culturelles ont elles aussi leur poids économique. De nombreux fournisseurs en dépendent et vous les privez ainsi de revenus. Vous, Préfet de police de Paris, avez donc enfoncé le dernier clou, donné le coup de grâce à ce corps de manifestations littéraires et artistiques.

Votre impéritie, Monsieur le Préfet, n’a d’égal que le mutisme des institutions – locales, régionales ou nationales – qui s’exemptent de toute responsabilité, vous laissant en ce domaine la seule capacité d’être ni juste, ni équitable.

Sans doute avez-vous cru que la flamme de ces derniers jours dans nos démarches pour obtenir quelque explication n’allait faire que peu de fumée et que, tel un feu de paille, elle allait s’éteindre tout aussi vite qu’elle s’était allumée. C’était vous tromper, car, lorsque nous avons appris que certaines manifestations étaient autorisées et d’autres non, sans raisons légitimes, nous avons immédiatement décidé de raviver notre feu de questions et de le rendre public.

Que le domaine de la poésie, Monsieur le Préfet, vous soit étrange, voire étranger, ne vous donne nullement aucun droit de lui faire subir une inégalité de traitement et de défavoriser ainsi le livre et la culture, comme vous le faites si violemment en l’occurrence.

Peut-être porterez-vous, Monsieur le Préfet, dans un avenir proche, la responsabilité d’avoir participé à la disparition d’un certain nombre de manifestations dont le dessein ponctuel n’était que de défendre, en toute conscience et respect des contraintes d’aujourd’hui, un univers culturel à taille humaine.

Nous n’avons d’autre vocation que de porter le mot, la pensée, la parole. De par votre présent exercice du pouvoir de police, vous aurez pratiqué à l’égard du Marché de la Poésie ainsi qu’à celui des éditeurs de création, ce qui ressemble fort à une forme de censure. Vous aurez manifesté par votre silence un insupportable mépris pour nos activités.

Nous vous prions de croire, Monsieur le Préfet, à nos sentiments de la plus grande distanciation sociale.

 

yVES bOUDIER (président) & vINCENT gIMENO-pONS (délégué général), association c/i/r/c/é

28/10/2020

Paul-Jean Toulet, Contrerimes

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XLIII

 

Ainsi, ce chemin de nuage,

   Vous ne le prendrez point,

D’où j’ai vu mon sourire au loin

   Votre brillant mirage ?

 

Le soir d’or sur les étangs bleus

   D’une étrange savane,

Où pleut la fleur de frangipane,

   N’éblouira vos yeux ;

 

Ni les feux de la luciole

   Dans cette épaisse nuit

Que tout à coup perce l’ennui

   D’un tigre qui miaule.

 

Paul-Jean Toulet, Contrerimes,

dans Œuvres complètes, Bouquins

/ Robert Laffont, 1986, p. 18.