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31/10/2018

Dominique Maurizi, Septième rive

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Est-ce que je rêve quand je t’entends,

quand, comme ces cris au loin qu’on

perçoit, je devine une voix ?

 

Est-ce que je dors, est-ce que je rêve,

quand je ne vois que flocons de fumée,

et que seule dans le noir, rien ne pleure

avec moi ?

 

Est-ce que je rêve, est-ce que je rêve,

quand je t’entraîne avec les ombres, et

que tu passes dans le noir, comme ces

pas au loin qu’on entend ?

 

Dominique Maurizi, Septième rive,

la tête à l’envers, 2017, p. 70.

30/10/2018

Peter Gizzi, Chansons du seuil

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Voile grise

 

Si j’étais un bateau

Je chavirerais sans doute

Si j’étais une prière

 

Si j’étais une douelle de bouleau

Une barque de bouleau

Si j’étais un bouquin

 

Je chanterai dans la rue

Seul au milieu du trafic

 

Si j’étais une toge

Je pourrais être un héros

À la crinière fleurie

 

Si j’avais un bateau

Je mangerais un sandwich

Dans la lumière étourdissante

 

Je rendrais des visites

Tel un livre saint

Si j’étais un bateau

Si j’avais une prière

 

Peter Gizzi, Chansons du seuil, traduction

Sréphane Bouquet, Corti, 2017, p. 30.

29/10/2018

André Frénaud, HÆRES, poèmes 1968-1981

 

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Les expressions de la physionomie

 

Celui qui sans raison prétend au sacrifice,

celui dont les dons ne valent plus,

celui qui s’entête, celui qui écourte,

celui qui fait la roue — qui fait semblant —

celui qui s’est détourné, qui est là encore

quand il sourit sans plus récriminer,

celui qui s’encourage par des billevesées

à défaut de mieux,

celui qui hurle parce qu’il ne sait plus dire,

celui dont le cri s’est étranglé,

celui qui s’entrouvrait à la rumeur

qu’il n’entend plus,

celui-ci, le même,

sous différents jeux de physionomie,

dans la bonne direction décidément,

et qui atermoie, qui atermoie,

conserve-t-il de la bonté, je le voudrais.

 

André Frénaud, HÆRES, poèmes 1968-1981,

Gallimard, 1982, p. 253.

28/10/2018

Michel Leiris, Mots sans mémoire

 

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              Bagatelles végétales

 

Absolu. Absalon.

 

Adages de jade :

Apprendre à parier pour la pure apparence.

Idées, édits. Édifier, déifier.

La manne des mânes tombe des tombes.

L’âtre est un être, les chaises sont des choses.

Le sang est la sente du temps. L’ivresse est le rêve et l’ivraie des viscères.

Ne rien renier. Deviner le devenir.

Pense au temps, aux taupes et à ton impotence, pantin !

 

Affirmer, affermir, affermer.

Afrique qui fit — refit — et qui fera.

Aimer le mets des mots, méli-mélo de miel et de moelle.

 

Michel Leiris, Mots sans mémoire, Gallimard, 1969, p. 119.

27/10/2018

Frantisek Halas (1901-1949), Alors quoi ?

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La hantise du noir

 

Perdure sans même qu’on le voie

dans le drapeau amolli

mot volé

plus virginal que le feu

lâché dans le vertige

sous un absinthique arc de triomphe

sur les arrièes de la parole

 

Cette oiselle de Marie Bashkirtseff

en est morte

frileuse phtisique

sous un masque défensif d’engrossée

 

Ce sera sublime

comme la rencontre

des première et dernière Mères

à son retour

 

Il se traîne

semblable à la lionne de Ninive

la tombe des couchants

sous les paupières

 

Les agates déjà en combinent les couleurs

et la veilleuse nivéale

la nivéale éveillote

jette un œil de sous le surplis

 

Le retour se fera même

par le plus petit trou

même d’oreille percée

 

Éclatants et effrayants sont les yeux

bouts des fils de la vie

les yeux qui attendent

 

Et comme le sang monte à la tête

ainsi mes vers

cherchant à s’entendre

sur la polyglotte Poésie

sur ce

 

Frantisek Halas, Alors quoi ?, traduction du

tchèque Erika Abrams, Fissile, 2016, p. 13-14.

 

 

 

 

 

 

 

 

26/10/2018

Pierre Chappuis, Battre le briquet : recension

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La collection « en lisant en écrivant » est indispensable pour qui veut comprendre les évolutions et les voies de la poésie contemporaine ; on y lit des réflexions et notes très diverses, d’Yves di Manno à Caroline Sagot Duvauroux, de Claude Dourguin à Philippe Beck. À côté de volumes de poésie, Pierre Chappuis a aussi nourri la collection, maintenant avec Battre le briquet.

   Le livre s’ouvre avec des notes à propos de l’écriture, la poésie, la langue, la lecture, etc. ; parmi ces fragments qui ressemblent à des extraits d’un Journal — à la manière de Reverdy régulièrement évoqué —, certains touchent d’autres sujets, par exemple le suicide de Francis Giauque ou une démonstration d’Étienne Decroux. Cependant, les uns et les autres, relations de faits de la vie, ne s’éloignent guère d’une question essentielle pour Pierre Chappuis, le rapport à la langue, aux mots. Ainsi d’un souvenir d’enfance relaté. Jeune garçon, il ne put manger le poisson proposé et vomit ; or la scène se passait chez les parents de son père, sa mère ne mangeait jamais de poisson et il est probable qu’il était au menu pour cette raison : tout s’est passé comme si l’enfant, prenant en charge le dégoût de sa mère pour cet aliment, avait construit l’équivalence poisson / poison. Pour Étienne Decroux, il parvient dans son mime de la marche à « l’illusion parfaite », c’est à dire à la restitution de l’expérience vécue — ce que le poème s’efforce de faire. Etc. Le premier ensemble se poursuit par des réponses au poète Antonio Rodriguez sur la pratique de l’écriture : non plus des notes mais des réflexions plus développées. La seconde partie rassemble 18 articles, écrits depuis 1995, sous le titre Battre le briquet ; titre gardé pour le livre qui demande explication : avec les anciens briquets, il fallait à plusieurs reprises actionner la molette pour enflammer l’essence ; l’écriture exige des retours analogues et Pierre Chappuis, à propos de la nécessité de ne jamais se satisfaire d’un résultat, renvoie à Joubert dans le premier article de la série, avec lui il faut « s’interroger sans relâche sur les mots, la lecture, les livres, le langage poétique ».

   Ce travail toujours à recommencer implique que l’écriture du poème n’est jamais spontanée. Il y a bien au départ un « sentiment », une « matière sauvage », sans quoi rien ne se passerait, « Affleure je ne sais quoi venu des profondeurs (et non du ciel), noté dans un calepin en cours de route ». C’est ce matériau qui est transformé, retouché, élagué jusqu’à trouver la forme la plus concise, débarrassée de tous oripeaux ; c’est encore suivre la leçon de Reverdy et, comme lui, faire « l’éloge du peu, un des enjeux majeurs de la poésie ». Pierre Chappuis dans son dialogue avec Antonio Rodriguez donne un exemple de ce qu’est la réécriture d’un poème — la première version ici ayant sans doute déjà été revue dans l’atelier :

 

          Champs hersés sous une première neige :Champs hersés de frais (la première neige)
                       Sol clignotant, hiver vagabond.     

 

                       En avant !

                                                                      *

Champs hersés de neige (la première neige), scintillements au sol (vivement, zigzaguer) (vivement), hiver vagabond (vivement emboîter le pas).

                                                   *

Champs hersés de frais, hiver vagabond à fleur de neige. Vivement, emboîter le pas !

 

      Il n’est pas nécessaire d’analyser longuement les modifications successives pour saisir la volonté de dépouillement, mais aussi pour comprendre que le poète n’a pas à privilégier à tout prix la transparence du sens. Si la recherche d’allègement aboutit parfois à un poème obscur, il faut comprendre que cette obscurité répond « à l’obscurité du monde, de tout être, toute chose dans sa singularité, de toute relation qui se noue, unique. » Pour le dire autrement, et Pierre Chappuis y revient plusieurs fois, le poème tente de combler la distance entre l’expérience et ce qui en est dit, entre les mots et les choses, tout en sachant qu’elle ne peut être abolie ; il permet au moins d’imaginer que nous sommes « en présence des choses » grâce à « la seule vertu des mots eux-mêmes, leurs couleurs, leur charge affective, par l’attraction qu’ils exercent les uns sur les autres ». C’est dire que la poésie, d’abord, est « rythme, sonorités, souffle », caractéristique essentielle qui donne sa place au lecteur.

   La lecture, à sa manière, est aussi complexe que l’écriture ; l’une et l’autre ne peuvent jamais être linéaires, elles impliquent « Allers et retours, repentirs, détours, attentes vaines et raccourcis soudains ». Rencontre (comme avec une personne), la lecture exige du temps, elle est subjective, donc faite d’imprévus, et c’est pourquoi la lecture en ligne ne fait qu’introduire des manques. Le lecteur commençant à lire un livre de poèmes, qu’il en connaisse ou non déjà l’auteur, doit construire progressivement ses repères. On appréciera, dans Battre le briquet, le fait que Pierre Chappuis soit attentif à ce que peut être la réception autant qu’à l’écriture telle qu’il la pratique.

   On appréciera également les citations ou les renvois aux écrivains qu’il lit, de Hölderlin à Montale, de Ponge à Esther Tellermann, de Reverdy à Beckett (au « chant âpre, délabré »), les discrètes allusions à des musiciens, Haydn ou Alban Berg (« Beau jusqu’à la souffrance ») et à la peinture, l’extrême attention à la langue n’étant pas séparée d’une relation à l’ensemble des arts. Lire, regarder et écouter les choses du monde pour écrire et pour lire.

 

Pierre Chappuis, Battre le briquet, Corti, 2018, 176 p., 18 €.Cette note de lecture a été publiée par Sitaudisle 28 septembre 2018.

 

25/10/2018

Édith Azam, Le temps si long

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Parfois ça nous reprend

ce drôle de sanglot

tout bas

qui nous secoue la cage.

On n’y cède pas

non

ce serait déjà

beaucoup trop

beaucoup trop

être soi-même.

Ce serait beaucoup trop

accepter d’écouter

ce que nous dit la vie

du vide tout autour.

Alors alors…

On ferme à double tour

le corps

sa tentative.

On devrait lâcher prise

on se crispe

le mou !

 

Édith Azam, Le temps si long,

Atelier de l’agneau, 2018, p. 46.

                                                                           ©Photo Chantal Tanet

 

 

 

24/10/2018

Pascal Quignard, Les Larmes

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(…) Les hommes ôtent leurs différentes peaux le soir.

  Puis ils approchent leur corps de la surface lisse de leur miroir. Ils s élavant le visage.

   Ils nettoient leurs crocs avec de petits bouts de bois. Ils essuient une à une leurs griffes. Ils frottent la paume de leurs mains en sorte d’écarter la crasse qui y a imprimée le jour. Ils éteignent la lumière.

  Nus — phosphorescents encore de la lumière qu’ils viennent d’anéantir — ils avancent dans le couloir puis pénètrent dans le noir de leur chambre.

  Ils ouvrent leurs draps et s’y glissent.

  Ils sont si pâles.

  Ils sont comme des grenouilles sur les ries des rivières qui se détachent sur la mousse vête en écarquillant leurs grands yeux exorbités et étranges. Notre pauvre premier monde de têtards est une eau qui est sombre. Avant de naître et de découvrir le soleil nous avons connu un séjour à peu près complètement obscur où nous vivions sans jamais respirer ainsi que le font les carpes et les crabes les poulpes ou les anguilles.

 

Pascal Quignard, Les Larmes, Folio / Gallimard, 2018, p. 189-190.

23/10/2018

Julien Gracq, Petite suite à rêver et autres inédits

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   L’indicible n’a nullement affinité, comme nous tendons spontanément à le croire, avec l’infinitésimal : en fait de seuil d’élocution, la langue oscille plutôt grossièrement entre la paille et la poutre ; il est dans les paysages de l’esprit des cantons entiers et même des chaînes de montagne pour lesquels il ne dispose  d’aucun pouvoir séparateur.

   Autrement dit : Le langage est un outil pour délimiter et saisir tout ce qui ne nousenvahitjamais, et la poésie est en ce sens un contre-langage, parasite du premier, qi dérobe et pervertit au pris de mille ruses les armes de son adversaire : c’est pourquoi il y a peu de poésies de premier jet.

 

Julien Gracq, Petite suite à rêver et autres inédits, dans Europe, "Julien Gracq", mars 2013, p. 12.

22/10/2018

Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles

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XXXI

 

ce monde peut-il tenir d’autres voix

que tous morts seuls     sans pain

la bouche dans la bouche tremblante

 

de prendre la forme d’un silence

le vertige vertical de la beauté

     parvient toujours trop tard

 

la terre s’imprime de pas

que les pas effacent

la parole seule garde les accords

aussi improbables que décombres

 

elles s’aggravent entre vide et réel

 

Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles,

La Lettre volée, 2018, p 41.

21/10/2018

Charles Reznikoff, La Jérusalem d'or

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58

 

Tu crois que tu es une femme

parce que tu as des enfants et des amants ;

mais dans la rue

quand il n’y a qu’Orion et les Pléiades pour nous voir,

tu te mets à chanter, tu joues à la marelle.

 

71

Lorsque le ciel est bleu, l’eau, sur fond de sable, est verte.

On y déverse des journaux, des boîtes de conserve,

   un ressort de sommier, des bâtons et des pierres :

mais les uns, les eaux patientes les corrodent, les autres

   une mousse patiente les recouvre.

 

Charles Reznikoff, La Jérusalem d’or, Unes, 2018, np.

20/10/2018

Cécile A. Holdban, Toucher terre

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                    Autour d’elle

Des images se retournent dans l’ombre

Si simple la nuit assise au fond du corps

d’être pur langage, vérité d’une origine

inscrite.

 

Sortilège du son

on achève l’orage dans le creux d’une oreille

des chevaux mortellement blessés se brisent

entraînent dans les tranchées l’infini galop des mots

 

la lumière creuse plus profond dans ce rêve

en perles sur la peau d’une rosée nocturne

le temps chaviré du poème parmi

les interstices de la foudre.

 

Mais balbutiant il faudra tout reprendre

de la gorge au souffle, resserrer le jour et sa robe trop courte

comme un vêtement d’amour

sur les restes en pièces de la nuit.

 Quelque chose tombait dans le silence. Un son de mon corps. Mon dernier mot fut  je mais je parlais de l’aube lumineuse.(Alejandra Pizarnik)

 

                                                    Cécile A. Holdban, Toucher terre, Arfuyen, 2018, p. 44.

19/10/2018

Fabiano Alborghetti, La rive opposée (dix ans plus tard) : recension

Fabiano Alborghetti, La rive opposée (dix ans plus tard), Thierry Gillybœuf, migrants, italie

 

   Il faudrait enseigner dès l’école primaire, et rappeler régulièrement à la radio, à la télévision, sur les réseaux dit "sociaux", que les Français sont un agglomérat de migrants pour le moins d’origine diverse, successivement installés sur le territoire depuis plus de deux millénaires — sans qu’il y ait jamais eu un "grand remplacement" qui n’est que la vision d’esprits fermés sur leurs peurs. LesGaulois, réfractaires ou non, désignent un ensemble de tribus (qui avaient seulement en commun leur origine) et ils ont été, eux aussi, des migrants, avant bien d’autres populations, et ce jusqu’au XXème siècle inclus. Aujourd’hui, dans un temps où il ne fait pas bon d’aider des migrants à survivre et à rester debout, la réédition de La rive opposéevient à point. Elle conforte dans l’idée, s’il en était besoin, qu’il y a des luttes à poursuivre, quotidiennement, et la littérature, la poésie, hier comme aujourd’hui, peut contribuer, si peu que ce soit, à penser ce qu’est notre société.

   Dans ce livre publié en 2006, récrit dix plus tard, « chaque poème est une voix, chaque voix est une histoire » ; Fabiano Alborghetti a vécu, de 2001 à 2003, avec des sans-papiers, a partagé leur insécurité, leur misère, mais aussi ce qui est invisible aux yeux des "gens normaux" : il a apprécié leur dignité et leur espoir de vivre sans avoir à se cacher, et il a voulu écrire cette invisibilité. Les voix sont celles d’hommes qui ont fui, selon le cas, la guerre ou la misère ; ils venaient d’Europe (Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Kosovo, Macédoine, Albanie, Roumanie) et d’Afrique (Lybie, Somalie, Burkina Faso, Sénégal, Congo, Nigéria, Maroc, Tunisie, Algérie). En 1991, c’est d’Albanie que sont arrivés en Italie les premiers bateaux, ensuite l’émigration n’a pas cessé mais il n’y avait pas encore, au début du xxiesiècle, quand Fabiano Alborghetti a décidé d’écouter la voix d’émigrants, de bateaux chargés  de femmes et d’enfants. Les éditions d’en bas (à Lausanne) ont choisi de donner le texte original et l’on pourra ainsi apprécier la traduction de Thierry Gillybœuf.

    Beaucoup, aujourd’hui, fuient la misère, la faim, ce n’était pas le motif de la majorité des migrants au début des années 2000. Ceux venus des Balkans ne supportaient plus les massacres, les ruines, refusaient de tuer, de violer, d’être obligés comme cet homme de 23 ans  en Bosnie-Herzégovine de regarder « les documents épars / autour des corps, les portefeuilles en vrac / après le repas du viol. Restes de chacals. » Il y eut dans cette partie de l’Europe des cadavres entassés, mis dans des fosses, des rues éventrées : ruines, vide, et des « destins qui jamais ne germeraient ». Ceux qui partaient le faisaient souvent sans rien emporter : « l’exode est moins outrageant que la sépulture ». Il y a dans ces témoignages récrits par Fabiano Alborghetti une grande pudeur ; aucun des migrants ne s’attend à être accueilli, chacun souhaite d’abord de pouvoir s’arrêter quelque part, sachant qu’aucun lieu ne peut remplacer celui qu’il a dû quitter et qui ne vivra désormais que dans la mémoire. « La fragilité n’est pas permise » pour ceux qui choisissent de s’éloigner de leurs maisons abattues, même s’ils n’ignorent pas que tout est à recommencer.

   La vie continue, qui est rarement la vie que devrait avoir chaque homme. Celui qui traverse la Méditerranée, pour ne pas penser à la mort possible, rêve : « j’improvisais une vrai vie », mais ce qui l’attend dans le travail c’est « le bas de l’échelle »,  « à prendre ou à laisser ». Pourtant, la misère des migrants qui apparaît dans certains poèmes n’est peut-être pas ce qui arrête le plus le lecteur, c’est plutôt le mépris qu’ils connaissent trop souvent. Autrefois, se rappelle l’un d’entre eux avec dignité, « je savais dire mon nom / sans baisser les yeux », et c’est le refus que beaucoup vivent d’être perçus pour ce qu’ils sont qui est destructeur. Perte de l’identité, parce qu’est niée toute différence : « je suis un corps avec un nom » dit très simplement un migrant — mais, un autre, « on se trompait / en appelant mon nom », et un autre, « qui me vole mon identité ? » La misère, sans aucun doute, doit être secourue, mais les gouvernements européens devraient penser aussi aux atteintes à la dignité des migrants, quand ils cherchent le meilleur moyen de les répartir — cette dignité que rapporte dans de nombreux poèmes Fabiano Alborghetti , que ces exils recherchent ; qu’on écoute ces voix : « Je me perds dans le portrait de l’absence » et « quelle terre veux-tu que ce soit là où l’homme / cesse d’être un homme et devient un animal ».

   Précisons qu’il n’y a pas de "bons sentiments" dans ces 60 poèmes, seulement d’un bout à l’autre un engagement pour faire un peu entendre des voix que bien peu écoutent. On ne peut s’empêcher de penser à ces campements dans les villes (à Paris, par exemple) quand on lit ce que pense un migrant de ce qu’ils sont, lui et ses proches, pour les Européens : « nous ressemblons au rebut ».

 

Fabiano Alborghetti, La rive opposée (dix ans plus tard), bilingue, traduction de l’italien  Thierry Gillybœuf, Éditions d’en bas, Lausanne, 2018, 168 p., 17 €.Cette note a été publiée sur Sitaudis le 18 septembre 2018.

 

17/10/2018

Jean Roudaut, Littérature de rêve

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                                       Vu d’ici 

  Les rêves rendent vaniteux. Jamais, éveillé, je ne serais capable de dessiner la nuit. Mais en rêve, je découvre, à mesure que je les fais, des fresques merveilleuses. Je construis des palais et des villes imprévisibles. La clarté du jour, partout où je me promène est plus douce qu’une peau de dame. De part et d’autres de la rue, hiératiques, se dressent en ancêtres, Atlante et Caryatide. Ils s’aimeraient, s’ils avaient encore des yeux pour voir. En veillant, ils dorment.

   La même nuit, après le faux temps du changement de décor, de la fenêtre je vois à la rue une enfant immobile et attentive. Quand je la rejoins, elle est devenue aussi grande que moi. Elle porte des bottes cavalières, une robe légère, voile ou zéphyr, que le vent serre contre ses jambes. Malgré son chapeau à larges bords, je vois les yeux, siennois, le sourcil prolongé vers la tempe par  un trait noir.

   Je l’accompagne jusqu’au palais fermé, sa demeure royale.

  Elle passe le portail, comme si elle le traversait,et disparaît entre les statues qui lui rendent les honneurs.

  Une seconde fois perdue.

 Jean Roudaut, Une littérature de rêve, fario, 2017, p. 24-25

                                     *

                                          ce jeudi 18 octobre, à partir de 19 h,

                                    Soirée autour de Tête en bas d’Étienne Faure,

                                  avec un hommage à Julien Bosc, éditeur et poète

                                   librairie Liralire, 116, rue Saint-Maur, 75011, Paris.

 

16/10/2018

Claude Dourguin, Ciels de traîne

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Il y a toujours plus de vérité dans la réalité passée par l’art, la peinture, la littérature, que dans son état brut, comme elle se livre à la perception. Tout est faux — au sens d’exactitude — chez Stendhal et nul comme lui pour nous apprendre l’italianité, l’opéra, la passion, évoquer la vie de province sous la Monarchie de Juillet, désigner la bêtise etc. Chardin en dit davantage sur la nature des fruits que ceux qui sont devant nous sur la table.

   Qu’entendre par cette « vérité » ? La part profonde du mystère, de tremblement, d’obscurité, d’infini, approchés, suggérés ; l’au-delà de l’apparence dans chaque artiste saisit un fragment, différent chaque fois, une face nouvelle, sans que jamais il puisse être épuisé. 

*

 La langue ne parvient à cerner le réel en sa complexité, en sa totalité, en sa fragilité, mais elle donne autre chose que lui, son aura, sa part tremblante justement, ce qui le déborde, peut-être sa face voilée, incertaine qui le relie à un ailleurs sinon à une transcendance. Oui, la langue dans son effort de désignation, d’appréhension se charge de mystère, et ce n’est pas rien : même inadéquat, même insuffisant ce mouvement vaut qu’on le tente.

Claude Dourguin, Ciels de traîne, Corti, 20I1, p. 44-45 et 17.   

                                 * * *

                                     Soirée autour de Tête en bas d’Étienne Faure,

                                  avec un hommage à Julien Bosc, éditeur et poète,

                                          le jeudi 18 octobre, à partir de 19 h,

                                   librairie Liralire, 116, rue Saint-Maur, 75011, Paris.