19/10/2018
Fabiano Alborghetti, La rive opposée (dix ans plus tard) : recension
Il faudrait enseigner dès l’école primaire, et rappeler régulièrement à la radio, à la télévision, sur les réseaux dit "sociaux", que les Français sont un agglomérat de migrants pour le moins d’origine diverse, successivement installés sur le territoire depuis plus de deux millénaires — sans qu’il y ait jamais eu un "grand remplacement" qui n’est que la vision d’esprits fermés sur leurs peurs. LesGaulois, réfractaires ou non, désignent un ensemble de tribus (qui avaient seulement en commun leur origine) et ils ont été, eux aussi, des migrants, avant bien d’autres populations, et ce jusqu’au XXème siècle inclus. Aujourd’hui, dans un temps où il ne fait pas bon d’aider des migrants à survivre et à rester debout, la réédition de La rive opposéevient à point. Elle conforte dans l’idée, s’il en était besoin, qu’il y a des luttes à poursuivre, quotidiennement, et la littérature, la poésie, hier comme aujourd’hui, peut contribuer, si peu que ce soit, à penser ce qu’est notre société.
Dans ce livre publié en 2006, récrit dix plus tard, « chaque poème est une voix, chaque voix est une histoire » ; Fabiano Alborghetti a vécu, de 2001 à 2003, avec des sans-papiers, a partagé leur insécurité, leur misère, mais aussi ce qui est invisible aux yeux des "gens normaux" : il a apprécié leur dignité et leur espoir de vivre sans avoir à se cacher, et il a voulu écrire cette invisibilité. Les voix sont celles d’hommes qui ont fui, selon le cas, la guerre ou la misère ; ils venaient d’Europe (Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Kosovo, Macédoine, Albanie, Roumanie) et d’Afrique (Lybie, Somalie, Burkina Faso, Sénégal, Congo, Nigéria, Maroc, Tunisie, Algérie). En 1991, c’est d’Albanie que sont arrivés en Italie les premiers bateaux, ensuite l’émigration n’a pas cessé mais il n’y avait pas encore, au début du xxiesiècle, quand Fabiano Alborghetti a décidé d’écouter la voix d’émigrants, de bateaux chargés de femmes et d’enfants. Les éditions d’en bas (à Lausanne) ont choisi de donner le texte original et l’on pourra ainsi apprécier la traduction de Thierry Gillybœuf.
Beaucoup, aujourd’hui, fuient la misère, la faim, ce n’était pas le motif de la majorité des migrants au début des années 2000. Ceux venus des Balkans ne supportaient plus les massacres, les ruines, refusaient de tuer, de violer, d’être obligés comme cet homme de 23 ans en Bosnie-Herzégovine de regarder « les documents épars / autour des corps, les portefeuilles en vrac / après le repas du viol. Restes de chacals. » Il y eut dans cette partie de l’Europe des cadavres entassés, mis dans des fosses, des rues éventrées : ruines, vide, et des « destins qui jamais ne germeraient ». Ceux qui partaient le faisaient souvent sans rien emporter : « l’exode est moins outrageant que la sépulture ». Il y a dans ces témoignages récrits par Fabiano Alborghetti une grande pudeur ; aucun des migrants ne s’attend à être accueilli, chacun souhaite d’abord de pouvoir s’arrêter quelque part, sachant qu’aucun lieu ne peut remplacer celui qu’il a dû quitter et qui ne vivra désormais que dans la mémoire. « La fragilité n’est pas permise » pour ceux qui choisissent de s’éloigner de leurs maisons abattues, même s’ils n’ignorent pas que tout est à recommencer.
La vie continue, qui est rarement la vie que devrait avoir chaque homme. Celui qui traverse la Méditerranée, pour ne pas penser à la mort possible, rêve : « j’improvisais une vrai vie », mais ce qui l’attend dans le travail c’est « le bas de l’échelle », « à prendre ou à laisser ». Pourtant, la misère des migrants qui apparaît dans certains poèmes n’est peut-être pas ce qui arrête le plus le lecteur, c’est plutôt le mépris qu’ils connaissent trop souvent. Autrefois, se rappelle l’un d’entre eux avec dignité, « je savais dire mon nom / sans baisser les yeux », et c’est le refus que beaucoup vivent d’être perçus pour ce qu’ils sont qui est destructeur. Perte de l’identité, parce qu’est niée toute différence : « je suis un corps avec un nom » dit très simplement un migrant — mais, un autre, « on se trompait / en appelant mon nom », et un autre, « qui me vole mon identité ? » La misère, sans aucun doute, doit être secourue, mais les gouvernements européens devraient penser aussi aux atteintes à la dignité des migrants, quand ils cherchent le meilleur moyen de les répartir — cette dignité que rapporte dans de nombreux poèmes Fabiano Alborghetti , que ces exils recherchent ; qu’on écoute ces voix : « Je me perds dans le portrait de l’absence » et « quelle terre veux-tu que ce soit là où l’homme / cesse d’être un homme et devient un animal ».
Précisons qu’il n’y a pas de "bons sentiments" dans ces 60 poèmes, seulement d’un bout à l’autre un engagement pour faire un peu entendre des voix que bien peu écoutent. On ne peut s’empêcher de penser à ces campements dans les villes (à Paris, par exemple) quand on lit ce que pense un migrant de ce qu’ils sont, lui et ses proches, pour les Européens : « nous ressemblons au rebut ».
Fabiano Alborghetti, La rive opposée (dix ans plus tard), bilingue, traduction de l’italien Thierry Gillybœuf, Éditions d’en bas, Lausanne, 2018, 168 p., 17 €.Cette note a été publiée sur Sitaudis le 18 septembre 2018.
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