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10/09/2014

Jean-Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis : recension

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   Les mots sont des vêtements endormis a été publié en 1983 par Jean-Pierre Sintive, cette réédition est augmentée de fragments qu'avait conservés le fondateur des éditions Unes, d'inédits et d'une postface de l'auteur : on y apprend notamment comment était né cet ensemble. D'autres livres anciens ont été repris (1), le manuscrit des Voyages à Saint-Maur, longtemps resté dans un tiroir, a été édité cette année (chez Champ Vallon), et le lecteur peut maintenant suivre le parcours de ce poète qui s'est efforcé de restituer ce qu'est « la stupeur et l'incompréhension de vivre », comme l'écrit François Heusbourg dans sa préface.

 

   On pourrait lire bien des poèmes comme des aphorismes en les isolant, ainsi : « Nos mots ne sont que les préliminaires du silence », mais la concision ne vise pas à proposer une vérité et cet énoncé est lié à d'autres, tous se répondent et il n'y a rien de discontinu dans ce livre très homogène. La construction repose surtout sur la reprise de quelques motifs : le corps et sa difficulté à se situer dans l'espace. L'une des issues pour vivre son corps est de fuir dans le sommeil, et le rêve ; la relation du corps au réel est alors annulée, mais le réveil chaque fois rappelle la possibilité de la disparition définitive ; les mots qui, plus ou moins directement, évoquent la mort sont en effet abondants : chute, être emporté, se taire, s'effacer, mourir, sortie, absence, froid, silence, partir, vide, se tuer, etc. 

   Dans ce livre comme ceux qui suivent, le corps est un élément central, lié à l'absence, au vide («On s'agite parce que le vide nous entoure.) », et l'écriture tourne autour de ce qui apparaît énigme, la place du corps dans le monde des choses qui, lui, reste opaque et muet comme les pierres. Comme si le monde n'avait pas de présence suffisante, qu'il pouvait d'un seul coup s'annuler, d'où le sentiment  que les choses autour de soi peuvent s'évanouir : « C'est terrifiant de penser que l'on peut emporter le monde, juste en fermant les yeux. » et, ailleurs, « Bouge un tant soit peu, / et c'est un monde qui s'efface. » Rien ne peut être dit du corps, comme s'il était inatteignable, comme le visage, ce que figure l'image du mur comme miroir, qui ne renvoie rien. Il semble toujours opaque au point qu'il est difficile de se reconnaître « dans les reflets des vitrines ». Corps sans forme, que seuls les vêtements protègent, comme un sac, et quand la mort vient il se vide, retournant à quelque chose d'innommable, d'indistinct ; les mots ne suffisent pas pour le faire vivre, seulement aptes à décrire l'effondrement, « Toujours au bord de l'effondrement. . Au bord. ». Visage qui n'est là que « pour ne pas effrayer les autres. Pour cacher le trou dans lequel on vit » ; le vide toujours présent, autour de soi et en soi : Giovannoni écrit sa fascination devant un tableau de Nicolas de Staël, Les toits, qui donne à voir « le bord du vide ». Que reste-t-il ? Une extrême difficulté à se situer dans l'espace du dehors, autant qu'à vivre le dedans, dans l'isolement, sans pouvoir faire un mouvement suffisant vers l'autre, « Les mots n'ouvrent pas assez ».

   Au fil du temps Giovannoni a laissé la forme très brève des premiers textes, le travail de la langue s'est transformé, la prose alterne avec le poème, mais c'est toujours le corps et son espace qui demeurent au centre de tous les écrits et la certitude que l'« On vit toujours à côté ». Dans un texte récent, "Ce que l'immobile tient pour geste", poème écrit dans le livre consacré au peintre Pastor (Les apparitions de la matière, éditions Unes, 2013), est fortement marquée l'indécision quant à ce que peut être le moi : « On croit vivre toute sa vie avec soi-même / Alors que chacun de nos gestes / Est la demeure de ce qui ne peut être atteint. » C'est une indécision analogue que figurait le corps divisé ("Jean" et "Louis") dans S'emparer (2007). Est-il un lieu à trouver ? pour répondre on retourne au "peut-être" de Ce lieu que les pierres regardent : « Ce vide / que tu sens au fond de toi / peut-être / est-ce là / ton seul lieu ».

 

Jean-Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis, éditions Unes, 2014.

 

 

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1. Dans Ce lieu que les pierres regardent, éditions Lettres vives, 2009.

26/08/2014

Antonio Rodriguez, Pulsion fission

 

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                       Pulsion fission

 

tout n'est pas perdu, même si les noyaux éclatent, même si les particules se percutent, même si c'est l'âge de la fission, l'époque des amours sensibles, l'époque des amours déçues, avec des déçus qui résistent et des déçus qui s'évadent, et tous se percutent ; nous y sommes, je crois, nous comme les autres, sensibles et déçus dans cette fission, à nous percuter lentement dans l'espace restreint de notre cuisine, dans l'espace restreint de la salle de bains, avec des meubles lourds qui nous regardent, avec des objets ébahis qui nous questionnent, nous et nos meubles qui nous regardent, tandis que nous rêvons de nous assembler autrement, d'échanger encore des fluides, de suinter délicatement, sans ces meubles, sans leur regard lourd ; est-elle restée la même, merveilleuse qui s'oublie parfois, douce et bestiale ? est-elle restée la même, avec sa part de sucre entre les jambes ?

 

Antonio Rodriguez, dans L'étrangère, n° 35-36, 2014, p. 183.

24/08/2014

Jean-Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis

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Je me regarde sans cesse dans les reflets des vitrines, je me surveille. Toujours cette peur de me perdre.

 

On court, on s'agite, rien que pour faire croire que l'on connaît la sortie.

 

Sous ces traits, ce visage à jamais tourné vers lui-même que seuls les murs savent refléter.

 

Bouge un tant soit peu,

et c'est un monde qui s'efface.

 

Ce besoin de toujours traîner un corps dans ses rêves.

 

Tu regardes l'espace : tu penses aux oiseaux. Et lorsque tu t'agites ce ne sont que tes membres que tu agites.

 

Chaque matin, une force bestiale me pousse à revenir, à émerger.

 

C'est terrifiant de penser que l'on peut emporter le monde, juste en fermant les yeux.

 

Que veut-on tuer lorsqu'on se tue ?

 

Ce sont nos vêtements qui nous donnent corps — sans ça tout s'effondrerait.

 

Pourquoi faudrait-il qu'on soit sauvé et pas ce chat, ce cendrier... ?

 

Jean-Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis, éditons Unes, 2014, p. 14, 15, 16, 19, 20, 21, 23, 24, 27, 31, 35.

02/07/2014

J. M. G. Le Clézio, L'inconnu sur la terre

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   On sait ce qu'il y a à l'intérieur des arbres; On ne le voit pas vraiment avec les yeux, mais on le sent. C'est là, devant moi, comme une armature raidie à l'intérieur du tronc. Les arbres sont immobiles, bien calmes, dans le vent, dans la lumière. Oui, ils sont ainsi. Et pourtant, on sent les flammes dures et brillantes qui sont à l'intérieur de leurs troncs. Jamais on n'a senti à ce point la force cruelle et obstinée de l'existence. Les arbres sont droits et solides. Partout, sur la terre sèche, brûlent les flammes solitaires. Elles sont dressées, debout, pareilles à des flammes, pareilles à des statues, et ces flammes brûlent, à la fois chaudes et froides, denses, faisceaux de lumière concentrée. Autour d'elles, l'espace est nu, vide, silencieux. Toute la vie organique est dans ces flammes qui brûlent sans vaciller.

 

J. M. G. Le Clézio, L'inconnu sur la terre, "Le Chemin", Gallimard, 1978, p. 102.

18/12/2013

Guillevic, Le Chant

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                 Le Chant

 

I

Le Chant

C'est comme l'eau d'un ruisseau

Qui coule sur des galets,

 

Vers la source.

 

C'est la promesse

De la source au soleil.

 

 

Le chant

Ouvre ses espaces

En dehors de l'espace.

 

Si le chant

N'épouse pas le silence,

Alors il n'est pas.

 

 

Le chant élargit

Et concentre

L'espace où il se livre.

 

Il dit ce qui manque

Quand il n'est pas là.

 

 

Nous mènera la chant

 

Sinn dans l'ailleurs

D'ici même

Et d'on ne sait où,

 

Ailleurs pressenti

Qu'il nous fait désirer ?

 

 

Quand le chant

Se chante lui-même,

 

Il nous occupe totu.

 

Le chant

Ne se soucie pas de savoir

S'il arrive à son heure.

 

Guillevic, Le Chant, dans Art poétique précédé

de Paroi et suivi de Le Chant, Poésie/Gallimard,

2001, p. 323-326.

 

 

 

29/10/2013

Mary Oliver, "Wild Geese", dans Dream Work

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                   Les oies sauvages

 

Vous n’avez pas à être sages.

Vous n’avez pas à traverser à genoux

des centaines de kilomètres de désert, en repentance.

Vous avez juste à laisser le doux animal de votre corps

aimer ce qu’il aime.

Parlez-moi du désespoir, le vôtre, je vous parlerai du mien.

Pendant ce temps le monde avance.

Pendant ce temps le soleil et les limpides galets de pluie

traversent les paysages,

survolent les plaines et les forêts profondes,

les montagnes et les rivières.

Pendant ce temps les oies sauvages, là-haut dans le pur air bleu,

sont sur le chemin du retour.

Qui que vous soyez, en quelque solitude,

le monde s’offre à votre imagination,

vous appelle comme les oies sauvages, rude et passionnant —

et indéfiniment signale votre place

dans la famille des choses.

                                       *

Wild Geese 

You do not have to be good. 
You do not have to walk on your knees 
for a hundred miles through the desert, repenting. 
You only have to let the soft animal of your body

 love what it loves. 
Tell me about despair, yours, and I will tell you mine. 
Meanwhile the world goes on. 
Meanwhile the sun and the clear pebbles of the rain 
are moving across the landscapes, 
over the prairies and the deep trees, 
the mountains and the rivers. 
Meanwhile the wild geese, high in the clean blue air, 
are heading home again. 
Whoever you are, no matter how lonely, 
the world offers itself to your imagination, 
calls to you like the wild geese, harsh and exciting —
over and over announcing your place 
in the family of things.

 

Mary Oliver, "Wild Geese", extrait de Dream Work, The Atlantic Monthly Press, 1986, p. 14. Traduction inédite de Chantal Tanet et Melissa Nickerson.

 

 

 

14/03/2013

Sébastien Smirou, C'est tout moi (Autoportraits, I)

Sébastien Smirou, C'est tout moi (Autoportraits, I), miroir, confusion, espace

La première fois que je vois un moi le premier miroir

je ne sais pas ni bien ni comment

que le rayons traversent l'espace

en douce du corps

jusqu'à son étendue à lui — car qui

les aurait propulsés ? — de miroir en question

jusqu'aux yeux en oblique

et qu'on me prendra si je peins

trop bien ce que je vois pour un gaucher.

 

                          *

 

Pour prendre la mesure au jugé du point de croix

en suspension je mets le doigt

comme sur un nœud du vide interposé — qui sait

si c'est le bon ? — qui chasse l'animal

jusqu'à buter toc-toc de l'ongle dans la confusion

pas de nœud qui tienne, bon

au troisième toc il est exactement trop tard

j'ai le compas dans l'œil qui pique

sur le premier venu du nez (encore toi ?)

 

Sébastien Smirou, C'est tout moi (Autoportraits, I), ink, 2009, np.