02/06/2021
Olivier Domerg, Le Manscrit
Curieusement, repartant de mes notes, que je mets au propre dans l’ordre où elles ont été prises, je revois et revis nos différents séjours ici et aux alentours du Puy. C’est une sensation curieuse, quelques années ou mois après, de se replonger dans le quotidien, les menus faits et gestes, les questionnements, les déplacements, les découvertes, de remettre ses pas dans ses pas ; de voir comment les éléments, presque fortuitement et parfois instinctivement, se mettent en place et se complètent ; d’assister aux avancées et reculs de ce qui prend souvent la forme d’un parcours ou d’une enquête.
Olivier Domerg, Le Manscrit, le corridor bleu, 2021, p. 99.
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01/06/2021
Étienne Faure, Jours de repos
D’une ville arasée naguère, ce qui reste au sol,
toute hauteur perdue, c’est le socle,
fondation arrachée jamais
à la terre, empirique emprise
où la cité embryonnaire, aboutie, détruite
endure à présent la tracé des fleurs rudérales
au lieu des pas qui résonnèrent
sur la place herbue du théâtre — y jouaient
d’antiques tragédiens avançant pour dire
je suis ici ô dieu du temps qui fait tomber les pluies
désormais sur nos bras dressés pour quérir le ciel,
relier cette parole diluvienne à nos gestes
et trouver un terrain d’entente
pour nos vies, nos corps tandis que l’herbe
sous nos pieds repousse, herbe à chats,
vieux acteurs au soleil qui éloignent
tout ce qui ronge, les idées noires
entre les gradins.
rêves de chats dans les gradins
Étienne Faure, Jours de repos, dans Europe, n° 1106-1107-1108, Juin-juillet-août 2021, p. 279.
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31/05/2021
Cole Swensen, Poèmes à pied
Une promenade le 17 mai
C’est une rue tranquille, étroite, une rue où s’alignent les boutiques et peu de monde pour le moment, une nuit où traîne encore une douce lumière et tout est calme.
Je marche vers l’est dans une rue tranquille, 21 h., et un jeune homme extrêmement bien habillé, et même élégant et très beau — à peine 40 ans, souriant, m’arrête, pensé-je, pour me demander son chemin, et me demande un peu d’argent.
La rue est calme. La nuit est encore douce, et il ne fait pas encore noir. 22h15 un homme promène son chat. Improbable je sais. Il le sait aussi. Mais ça semble une routine bien établie. L’homme va d’un côté. Le chat reste au coin ; l’homme revient, chuchote des « ici, ici », le chat va de l’autre côté, l’homme aussi. La rue est calme.
Cole Swensen, Poèmes à pied, traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès, Cofrti, 2021, p. 19.
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30/05/2021
Alexander Dickow, Déblais
Écrire deux versions en deux langues d’un même poème, c’est donner à voir le désir, impossible à assouvir, de se rejoindre — de coïncider avec soi-même. Ou encore celui tout aussi hors de portée de se sentir définitivement à distance.
L’idée que la poésie doit exclure le narratif est aussi absurde que d’exclure l’exposition discursive du roman. Mallarmé rejette le narratif sous prétexte qu’il présente quelque chose comme un simulacre du réel. Mais la virtualité domine autant le narratif que les autres types de discours. La narration est un tissu de lacunes mouvantes ; c’est par ce jeu du vide est du plein qu’elle rejoint à la fois la poésie et le réel et il s’ensuit que la poésie est simulacre au même titre que la narration.
Alexander Dickow, Déblais, louise bottu, 2021, p. 23, 24.
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29/05/2021
Alexan der Dickow, Déblais
À ses débuts l’œuvre se fait aux dépens de la théorie et malgré elle. Avant l’écriture, la théorie n’est qu’une voix généralisante fausse, que l’œuvre a pour tâche (entre autres choses) de démentir. La théorie d’avant l’œuvre, c’est l’idée toute faite et déjà faite : et l’œuvre, si elle se fonde sur des idées constituées et entières, meurt en naissant.
Le sens saisi d’abord correspond généralement à du connu, tandis que le sens neuf dépasse les routines programmées qui constituent la majorité de nos échanges sociaux et de nos réflexions de surface. D’habitude, nous suivons des saynètes déjà écrites, dans la vie comme en lisant. Il faut pourtant lire plus loin et vivre plus haut.
Alexander Dickow, Déblais, louise bottu, 2021, p. 9, 13.
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28/05/2021
Gabrielle Althen, La fête invisible
Un souffle a déplacé la limite du foyer Rimbaud
La tentation n’est guère ordinaire pour beaucoup de savoir que le monde est une chance. Je reconnais à notre décharge commune que les couleurs alentour rentaient plutôt leurs griffes. Elles s’étaient assoupies et, sans être mièvres pour autant, tiraient sur une sorte de gris malléable. J’avais déjà couché l’attelage du vent et décidai de suivre mon désir. Il faut savoir aussi que les grandes pentes décisives commencent à nos pieds. De fait, par-dessus ce précipice, une grande boule de joie ébouriffante se présentait. C’était une offre. C’était l’offre. « Montez vite, je vous prie, montez vite », ai-je eu le temps de crier à ceux qui préféraient l’ennui, mais ils aimaient mieux demeurer des badauds. La joie laissait s’échapper l’absolu de ses flammèches et le ciel pendre ses mains languides. Bientôt fut passé ce char de lumière et de vent. On ne vit plus qu’un fût de bois, crayon ou pilier de cathédrale, dressé tout seul, juste à côté. Il semblait toutefois fiable comme un ange et je compris qu’il avait servi de tuteur à mon désir. L’océan de la création soulevait ses montagnes, elles aussi malléables, et la vie, à tous, faisait signe d’entrer.
Gabrielle Althen, La fête invisible, Gallimard, 2021, p. 86.
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27/05/2021
Gabrielle Althen, La fête invisible
Dans le jardin qui enlaidit
La chose déjà fanée se pose et se repose
Chaleur avec amour
En qui jamais nous n’avons cru assez
Te dévisagent
L’été a dévasté les couleurs
La moelle en est blessée
Aller suffit
Office de vie
Boire avive la flèche de la soif !
Gabrielle Althen, La fête invisible,
Gallimard, 2021, p. 27.
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26/05/2021
Abbaye d'Ardenne : Institut Mémoires de l'édition contemporaine
Photos Chantal Tanet
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25/05/2021
Le jardin des iris, Champigny-sur-Veude
Photos Chantal Tanet
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24/05/2021
Gustave Roud, Pour un moissonneur
Appel d’hiver
Où es-tu ?
Que de fois crié, cet appel vers un être, du fond de l’abîme intemporel où ma maison a glissé doucement comme un navire perdu ! L’absolu triomphe dans cette chambre, fomenté par le feu blanc des neiges. Les portraits parlent, les poèmes chantent. Toute une vie immobile s’illumine au miroir profond de la mémoire. Tout éclate et se fige en un inexorable présent. Le cœur sous la pointe du doigt s’exténue et s’arrête. J’appelle, à travers des lieues, des années, et sans songer même à la dérision de ma voix close, un cœur qui bat.
Gustave Roud, Pour un moissonneur, Zoé, 2021, p. 110.
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23/05/2021
Gustave Roud, Essai pour un paradis
Nuit
Parler de soi… Un nuage pourrait-il le faire, commencer par un « je suis » à l’instant même où, penché sur le brasier du soleil moribond, de mouvante vapeur il se mue en flamme, puis flotte en nappe de cendre sur la terre endormie ? Son être est à la merci d’un rayon, d’un frisson de la mer aérienne ; toutes ses métamorphoses, et même les plus secrètes, jusqu’à la subite glace en son sein, toute forme lui est donnée… En vérité, s’il tente, lui, le seul léger parmi tout ce qui pèse, de dire non l’impossible « je suis », mais au moins un « j’étais » — ce lien entre ses successives apparences — oserait-on lui reprocher son orgueil ? Quand le monde entier maintient sans une seconde d’oubli entre vous et lui l’infranchissable, comment parler des autres ? Là serait l’orgueil, et le pire, — tandis que les paroles sur soi-même à voix basse de l’homme oublié, tout de suite reprises par le silence, forment peut-être un acte de véritable humilité.
Gustave Roud, Essai pour un paradis, Zoé, 2021, p. 17-18.
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22/05/2021
Jean Ristat, Le théâtre du ciel
E blanc
Scène 1
La mort couche dans mon lit elle a les dents blanches
Patauger dans la nuit appelle-t-on cela
Vivre O dans ma bouche l’ancolie amère
Des jours anciens mon vieux Verlaine rien ne sert
De pleurer au temps des souvenirs la partie
Est déjà perdue tu n’avais pas su le
Retenir il courait plus vite que le vent
Amants de la mort qu’attendiez-vous de la vie
Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être à ta lèvre
Dolente et non le chapelet à l’angélus
Ah l’ordre comme un petit serpent fourbe arrive
Toujours quad le clocher sonne douze au clair de
Lune le christ O vieille démangeaison
Pauvre lélian habité par un fantôme à
La jambe de bois l’autre en toi O moulin à
Prières
Scène 2
Que cherchais-tu en franchissant le saint-gothard
À demi enseveli dans la neige quelle
Porte par où t’enfuir encore et toujours
O toi l’ébloui sans sommeil dévoré par
Les mouches du rêve et que l’éclair divise à
Jamais hagard comme le faucon
Scène 3
Elle venait sans que j’y prenne garde à pas
De loup et ce cœur en moi s’usait peu à peu
À battre la chamade je ne l’avais pas
Reconnue tant son visage était pâle et
Ressemblait à s’y méprendre à la blanche nuit
Ses regards enjôleurs me grisaient doucement
O comme elle était tendre lorsqu’elle voulut
Me prendre par surprise au petit matin calme
J’aurais pu te quitter sans avoir baisé ta
Bouche tandis qu’à m’étreindre elle buvait mon
Sang O la camarde ma camarade attends
Encore un peu je n’ai pas fini d’inventer
Pour lui les mots du nouvel amour
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud,
Gallimard, 2009, p. 39-41.
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21/05/2021
Lewis Carroll, La Chasse au Snark
Crise première
L'atterrissage
L'endroit rêvé pour un Snark cria l'Homme à la Cloche
Qui débarquait l'équipage avec soin
Soutenant chaque homme à la crête des vagues
Par un doigt pris dans ses cheveux
L'endroit rêvé pour un Snark Ça fait deux fis que je le dis
C'en serait assez pour encourager l'équipage
L'endroit rêvé pour un Snark Ça fait trois fois que je le dis
Ce que je vous dis trois fois est vrai
L'équipage était au complet Il comprenait un Bottier
Un faiseur de Bonnets et Capuces
Un Avocat pour aplanir leurs différends
Et un Agent de Change pour faire valoir leurs biens
Un Champion de Billard dont l'habileté était immense
Il se peut bien qu'il ait gagné plus que son dû
Mais un Banquier engagé à prix d'or
Avait la garde de tout leur pécule
Il y avait aussi un Castor qui arpentait le pont
Quand il ne faisait pas de la dentelle sur l'avant
Et qui les avait souvent à en croire l'Homme à la Cloche
sauvés du désastre
Bien qu'aucun des marins ne sût comment
Il y en avait un réputé pour le nombre de choses
Qu'il avait oubliées en mettant le pied sur le navire
Son parapluie sa montre tous ses bijoux et bagues
Et les habits achetés pour l'expédition
Quarante deux malles qu'il avait Toutes soigneusement faites
Avec son nom en toutes lettres sur chacune
Mais comme il avait oublié de le dire
Elles étaient toutes restées sur la rive
[...]
Lewis Carroll, La Chasse au Snark, traduction Aragon, dans
Aragon, Œuvres poétiques complètes, I, édition sous la direction
d'Olivier Barbarant, Pléiade, Gallimard, 2007, p. 379-381.
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20/05/2021
Robert Creeley, Dire cela
Catulle, tu décoiffes
1
Mon amour — mon amour dit
qu'elle m'aime.
Et qu'elle n'aura jamais
un autre homme que moi.
Pourtant ce qu'une femme annonce
à un homme qui la jette
doit être écrit sur le vent et sur
l'eau vive.
2
Ma vieille dit c'est moi je suis le mieux,
elle dit personne ne le fait mieux que moi.
Mais que dit ma vieille quand je la jette, —
Mmmm, plutôt non que le mieux.
3
Ma vieille est une cinglée de moi,
elle me dit elle m'aime ne me quitte pas —
mais ce qu'une cinglée peut annoncer à un homme
est le mieux écrit sur le vent & l'eau & le sable.
4
Amour & argent & pilier de bar
mon homme passe pour un lascar
y rentre tard et c'est pas de mon lit
et maintenant qu'est-ce que je lui dis ?
5
Nous sommes fous mais nous sommes gais,
la vie est courte & la vie nous trouve, s'il te plaît,
c'est le moment ou jamais & c'est la fête,
rate pas le mieux, ou je te savonne la tête.
Robert Creeley, Dire cela, choix, présentation et
traduction de l'américain par Jean Daive, NOUS,
2014, p. 53-54.
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19/05/2021
Tanizaki, Eloge de l'ombre
Lorsque j’écoute le bruit pareil à un cri d’insecte lointain, ce sifflement léger qui vrille l’oreille, qu’émet le bol de bouillon posé devant moi, et que je savoure à l’avance et en secret le parfum du breuvage, chaque fois je me sens entrainé dans le domaine de l’extase. Les amateurs de thé, dit-on, au bruit de l’eau qui bout et qui pour eux évoque le bruit du vent dans les pins, connaissent un ravissement voisin peut-être de la sensation que j’éprouve.
La cuisine japonaise, a-t-on pu dire, n’est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde ; dans un cas comme celui-là, je serais tenté de dire : qui se regarde, et mieux encore, qui se médite ! Tel est, en effet, le résultat de la silencieuse harmonie entre la lueur des chandelles clignotant dans l’ombre et le reflet des laques. Naguère le maître Sôseki célébrait dans son Kusa-makura les couleurs des yôkan et, dans un sens, ces couleurs ne portent-elles pas elles aussi à la méditation ? Leur surface trouble, semi-translucide comme un jade, cette impression qu’ils donnent d’absorber jusque dans la masse la lumière du soleil, de renfermer une clarté indécise comme un songe, cet accord profond de teintes, cette complexité, vous ne les retrouverez dans aucun gâteau occidental. Les comparer à une quelconque crème serait superficiel et naïf.
Déposez maintenant sur un plat à gâteaux en laque cette harmonie colorée qu’est un yôkan, plongez-le dans une ombre telle qu’on ait peine à en discerner la couleur, il n’en deviendra que plus propice à la contemplation. Et quand enfin vous portez à la bouche cette matière fraiche et lisse, vous sentez fondre sur la pointe de votre langue comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée, et ce yôkan somme toute assez insipide, vous lui trouvez une étrange profondeur qui en rehausse le goût.
Tanizaki, Éloge de l’ombre, traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1484-1485.
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