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17/01/2022

Pierre Vinclair, Portrait de John Ashbery, Une cérémonie improvisée : recension

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Le livre de Pierre Vinclair appartient à un ensemble qui se veut un « travail critique d’explication "avec" quelques grandes œuvres du modernisme, qui s’appuie sur une tentative d’explication "de" » ; il a été précédé en 2018 d’une lecture de The Waste Land de T. S. Eliot, accompagnée de sa traduction (Terre inculte). C’est le caractère énigmatique de l’Autoportrait dans un miroir convexe*, long poème (552 vers) éponyme du recueil de John Asbery, qui a retenu Pierre Vinclair. Il ne s’agit pas pour le critique de lire le poème comme un jeu inconnu dont il faudrait mettre au jour les règles et classer des éléments dont la liste existe déjà ailleurs ; la tâche, plus ambitieuse, vise à changer l’activité qu’est la lecture en donnant au lecteur « l’ensemble des éléments qui permettent de faire l’expérience optimale d’un texte » ; la création est conçue comme une expérience construite par tâtonnements et qui ne peut être reproduite ; il y a ce que Pierre Vinclair nomme un "effort" du texte, un travail de la forme, une fabrication qui aboutit à restituer le mieux possible quelque chose de la vie et propre à agir sur son lecteur.

C’est à un type d’approche qui laissera de côté la poétique traditionnelle qu’est invité le lecteur pour aborder l’Autoportrait de John Ashbery. En restituer le détail ici n'est ni possible ni utile, il est plus intéressant de comprendre la méthode suivie. Pierre Vinclair commence par le premier poème du recueil pour avancer quelques questions et suggérer des moyens pour ne pas s’arrêter de lire devant l’obscurité d’un poème. Chacun, par exemple, en constatant le peu de rapport entre le titre et les premiers vers, peut soupçonner que le titre a été emprunté et retrouver son origine grâce à internet. La suite de la recherche, passionnante, suppose une somme de connaissances utilisables et quand l’auteur écrit qu’il avance « naïvement » dans le poème d’Ashbery, comprenons que sont exclus les classements qui ont le plus souvent cours pour lire poèmes ou proses.

Reprenons les opérations qu’il suggère pour entrer dans un poème "obscur". On essaie d’abord de décrire les régularités, les collages, etc., puis de résumer, ensuite de comparerl’ensemble des vers à un autre texte : Pierre Vinclair retient un passage de l’Ulysse de Joyce et sa lecture par Nabokov, pour conclure à une différence capitale : Ashbery est hors de tout travail rhétorique, contrairement à Joyce. On constate les exigences de cet exercice critique, ce qu’il implique de recherches ; quand après avoir examiné sans succès le mode d’emploi interne, on passe au mode d’emploi externe, qui s’appuie sur un portrait d’Ashbery publié dans le New Yorker. La démarche est efficace, le lecteur sait maintenant qu’il n’a pas à chercher une interprétation, qu’il doit accepter ce qui lui apparaît étrange — et continuer sa lecture. Avant d’entamer la lecture de l’Autoportrait lui-même, quelques réflexions  autour de l’idée de puzzle. Il s’agit de ne pas se limiter au seul poème mais de le lire comme pièce d’un ensemble, le livre ; cependant le puzzle renvoie à une image spatiale et à la possibilité d’une lecture qui peut être complète une fois les pièces assemblées, alors que, selon Ashbery, le livre devrait être lu comme une pièce musicale, le poème comme fragment d’un flux, donc dans le temps. C’est armé de ces préalables qu’est lu l’Autoportrait.

Pierre Vinclair lit le poème section par section, plus en détail la seconde (51 vers) qui est la plus brève des six. L’objectif est de rendre compte de la manière dont Ashbery brouille la lecture grâce aux ambiguïtés lexicales et syntaxiques et contraint à abandonner l’idée qu’il y aurait à chercher la (les) signification(s) du poème. Cela entraîne, sans aucun doute, une déception du lecteur qui construit difficilement, ou pas du tout, "quelque chose" de cohérent, et cette déception possible arrête l’auteur : « Je vous entends grommeler, chère lectrice, cher lecteur : Ashbery veut-il vraiment dire quelque chose à la fin ? ». Ce qui importe, c’est dénoncer des hypothèses et rechercher la signification ne devrait être qu’un prétexte. Pierre Vinclair compare cette démarche — cela paraîtra-t-il inattendu ? — à celle de l’amour ; il faudrait « penser avec son esprit en face d’un poème comme on pense avec ses doigts quand on caresse [etc.]. », soit se laisser aller en acceptant le mouvement du poème. Un point essentiel soutient la démarche, c’est ce que fait le poème au lecteur, non ce qu’a voulu faire le poète.

Ce que l’on retient de cette approche du poème d’Ashbery, c’est qu’elle ouvre d’autres voies à la lecture d’autres textes qui, chacun à leur manière, apparaissent d’accès difficile ­— s’ils sont immédiatement lisibles, le lecteur les abandonne comme il le fait d’un journal. On peut retenir une phrase qui résume ce que peut être la relation entre un poème et sa réception : « Ce que le poème offre à son lecteur (...) c’est (...) un rite aux gestes d’une fragilité extrême, se présentant sous la forme d’un millefeuille de vers aux relations ambigües, toujours en jeu. » Aucune lecture, en effet, ne peut être achevée et c’est pourquoi Racine est toujours notre contemporain.

La clarté de l’exposé de Pierre Vinclair, son souci d’être suivi dans sa démarche doivent inciter le lecteur à reprendre des éléments théoriques qui fondent sa lecture critique ; on lira avec profit Vie du poème (2020) et deux articles récents, "Penser l’effort des textes. Et déraciner les études littéraires avec Platon" (Le Philosophoire, printemps 2021et "La radicale intéressante" (Lignes, octobre 2021). Pierre Vinclair, Portrait de John Ashbery, Une cérémonie improvisée, Hermann, 2021, 132 p., 22 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 13 décembre 2021.

 

* John Ashbery, Self-Portrait in a Convex Mirror (1975), aujourd’hui en français : Autoportrait dans un miroir convexe, Joca Seria, 2020. Le poème portant ce titre est traduit par Pierre Alferi, les autres poèmes par Olivier Brossard et Marc Chénetier qui a également écrit une postface

 

16/01/2022

Ludovic Degroote, Llanover-Blaenavon

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(...) devant, la route semble se perdre parmi les pierres ; l’herbe rase et le ciel de la lande au bout, arbres vaincus, pierres ruinées, ciel vert, virage qui ouvre la lande, ciel vert, la route jusqu’à la lisière, cattle grid : lande, terre verte fleurie de cailloux que la broussaille ne colore pas : pierres déboulées, roulées, écroulées de nulle part, venues là sans aucun vent d’aucune espèce ; terre verte, nue, rase, essentielle, que la route a fragilement déchirée (route libre et sans évasion possible, digue morte, effondrée) rien à voir que la lande, charnue, humaine, déchirée, la lande et puis la lande (...)

 

Ludovic Degroote, Llanover-Blaenavon, le phare du cousseix, 2014, p. 11-12.

15/01/2022

Ludovic Degroote, Le début des pieds

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ce qui nous manque c’est de n’avoir pas connu autre chose que la vie

 

nous serions autrement bien disposés

 

nous nous tenons debout comme des taupes

 

les taupes détruisent quantité d’insectes larves et lombrics chenilles ou vers blancs limaces petits rongeurs, ce sont des animaux utiles

 

nous sommes peut-être plus utiles en dépit de dispositions moins spécifiques

 

nous nous rangeons comme nous pouvons

 

quelquefois nous prenons moins de place

 

nous avons des vertus

 

et du travail sur le ventre

 

Ludovic Degroote, Le début des pieds, Atelier La Feugraie, 2010, p. 37-38.

14/01/2022

Rémi Checchetto, Laissez-moi seul

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                                 Je sais

 

Je sais, oui je sais encore et toujours le soleil de mon enfance, celui de mon adolescence, soleil de mes collines, des mille mètres, le si froid d’hiver, les suées d’été, ce soleil, le même, est là toujours là, avec en lui l’écho du langage des oiseaux, le même soleil pareil, à l’identique, là, bientôt là sur les herbes de la colline, dans l’eau qui va dans son va, sur les traits de mon visage, là, loin dans ma bouche entrouverte, à me réchauffer le palais, le sang de la langue afin qu’y mûrissent les beaux mots qui vont à la rencontre des êtres et des choses.

 

Rémi Checchetto, Laissez-moi seul, Lanskine, 2018, p. 26.

13/01/2022

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes

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          Bal de nuit

 

Les filles tapaient du pied ferré

sur le pré, sur le pré, sur le pré !

Les pesants peupliers s’ébattaient.

Un tertre d’étoiles sans nombre —

c’est l’œil des Tziganes dans l’ombre.

Carrosse de l’obscurité

les savates tapotaient.

Sous le nuage-éventail,

le silence, musant aux nues,

près des buttes berce le bal

et personne ne travaille

le labour de sa charrue.

Mais sous le lin, les glacis

se dressent encore, tenaces.

Par-delà la brève nuit

les déluges des yeux menacent.

(...)

 

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes,

traduction Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald,

1967, p. 211.

12/01/2022

Lewis Carroll, Méli-mélo

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Petit traité de civilité ou Le dîner en ville facile

 

Au moment de passe à la salle à manger, le monsieur donne un bras à la dame qu’il accompagne. Il n’est pas d’usage de donner les deux.

 

Il est très mal vu aujourd’hui de prendre le potage avec la fourchette, en laissant entendre à l’hôtesse que l’on garde la cuiller pour la pièce de bœuf.

 

Lorsque la viande est servie, rien ne vous interdit de la manger si le cœur vous en dit. Dans ce genre de situation délicate laissez-vous guider uniquement par la conduite des autres convives.

 

Nous ne conseillons pas de manger le fromage avec le couteau et la fourchette dans une main, et la cuiller et le verre à vin dans l’autre. Il y a dans ce geste une espèce de gaucherie qui ne disparaît pas totalement avec l’expérience.

 

Lewis Carroll, Méli-Mélo, traduction Jeanne Bouniort, dans Œuvres, Bouquins/Robert Laffont, 1989, p. 566, 567,567, 567.

11/01/2022

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours

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Voir à perte de vue c’est, au pied de la lettre, ne rien voir. L’absence de limites est un obstacle.

 

En France, le parfum par l’extrême droite, écrit Bernard G. dans Le Grand Soir. Effectivement Coty a subventionné la création des Croix de feu, l’Oréal La Cagoule..., mais je ne me souviens pas que personne — pas une association, pas une ligue — ne se soit jamais indigné du rôle joué par François Genoud, le banquier suisse, authentique nazi, exécuteur testamentaire de Hitler et Goebbels, dans le financement du FLN puis des combattants palestiniens.

 

Si on m’avait demandé à n’importe quel moment de cette détestable journée qui s’achève : « Qu’es-tu en train de faire ? », ma réponse aurait été la suivante : « Je suis en train de ne pas écrire ».

 

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, le bruit du temps, 2014, p. 47, 47-48, 58.

10/01/2022

Le français fout le camp ! Vraiment ?

Très régulièrement, comme reviennent la grippe et, maintenant, le covid, le même discours catastrophiste s’alarme de l’« invasion » du français par l’anglais, et même par l’arabe avec les immigrés. Il y a « danger mortel » pleure l’Académie française, le français recule sur tous les fronts, lit-on ici et là (y compris sur Sitaudis !). Au secours ! il faut sauver, protéger notre langue (la mettre sous cloche ?), et les doctes d’occasion se répandent en chroniques et en ouvrages contre l’agression, l’attaque, la pollution, la dégradation, la perdition, etc. de « notre » belle langue française — que recouvre ce « notre » ? Quelqu’un n’a même pas hésité à donner à son livre le titre de Notre langue française.

Ces prises de position sont, clairement, politiques. Sont mis en cause, à des doses variables selon l’auteur, l’anglais, la mondialisation, l’Europe, les migrants, l’internet, les médias, les réseaux sociaux, l’argot, les jeunes (qui ne savent plus rien, c’est bien connu), les SMS, etc. Les donneurs de leçon oublient, ou plutôt, ne savent pas du tout que déjà au XVIe siècle de bonnes âmes se lamentaient à propos de la dégradation de la langue, cette fois c’était à cause du latin et, pour faire un bond dans l’histoire, les mêmes ignorent que les ouvrages type Dites... Ne dites pas se multiplient après 1800, et les défenseurs de la tradition s’obstinaient à écrire -oi pour -ai dans les conjugaisons. Qui ne connaît pas un de ses contemporains qui rejette les dictionnaires d’aujourd’hui (Larousse ou Robert, peu importe) et ne jure que par le Littré (1863-1872, première édition), passionnant pour l’histoire, aberrant pour l’utilisateur d’aujourd’hui — Littré note encore pour fille une prononciation avec -l- mouillé, comme dans l’italien figlia, prononciation déjà disparue au début du XIXe siècle pour la plus grande partie de ceux qui parlaient le français (ce n’était pas, loin de là la majorité des Français).

Tous ceux qui poussent des cris effarouchés sur les pratiques linguistiques dénoncées comme « mauvaises » ignorent, la plupart du temps, la manière dont parlent et écrivent "les" Français ; ils se limitent à quelques exemples, toujours les mêmes, sans jamais être allés écouter parler, allés lire ces Français qui parleraient, écriraient une langue « dégradée ». Ils ont décidé qu’une partie de la population (c’est à géométrie variable pour la définition de cette partie) parle mal, écrit mal. Et leurs solutions sont parfois comiques pour la défense du français ; rions un peu : l’Académie, pour qui le français est en « danger mortel » a proposé mèl pour traduire mail, donc une simple approximation phonétique qui n’a pas d’équivalent morphologique en français ! On multiplierait les exemples aisément ; qui peut défendre chariot à côté de carriole ? honneur à côté de honorer — Voltaire s’indignait déjà de cette anomalie. Au nom de la « richesse » de la langue ? de l’étymologie ? Fadaises.

La langue n’est pas un organisme naturel, mais une construction historique, sociale, politique. L’ordonnance de Villers-Cotterêts du 25 août 1539 impose l’usage du français dans les actes administratifs à l’exclusion de toute autre langue (et non pas, l’usage général du français, comme l’a dit le Président de la République en 2017) ; certes, on pourrait y voir seulement une simplification administrative, c’était aussi fortement une affirmation du pouvoir de la monarchie. La pratique de la langue, il est encore besoin de l’écrire, n’est pas la même d’une classe sociale à l’autre, et cette pratique différente est utilisée pour faire le tri : entre ceux qui parlent, écrivent « mal » et les autres, même si on ne refuse pas le baccalauréat aujourd’hui à qui ignore l’usage du trait d’union, comme en 1900.

La langue ne se « dégrade » pas : elle change, et si l’on s’accroche au mythe d’un passé « meilleur », on refuse ses aspects historique, social et politique, nécessaires à comprendre si l’on veut penser sa vitalité aujourd’hui, apprécier sa littérature. Les ouvrages sur ces questions sont abondants, qu’on relise l’un des tout derniers parus, ô combien stimulant : Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, de deux linguistes qui savent de quoi elles parlent, Maria Candea et Laelia Véron (La Découverte, 2018). Cette chronique a été publiée dans Sitaudis le 7 décembre 2021.

 

 

 

09/01/2022

Léon-Paul Fargue, Espaces

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         Gammes

 

Voix dans la chambre à côté

Derniers doigts de la musique

Longue et bleue comme une route

Saurez-vous y dépister

L’immense larme qui sonne

À l’évent de ma cachette

Et que j’attends chaque soir ?

Un petit point s’il vous plaît

Sur ma page de douleur.

La ville ouvre ses compas,

Ses couleurs, ses tire-lignes.

Sur les grèves étrangères

L’homme à l’encre sympathique

Contemple avec méfiance

Les signes de son bonheur.

Hachures de chairs qui dansent

Aux confins de la rumeur,

Cette allure verticale,

Ce saut interrogateur

Dans les rues qui se démaillent

Piétinées par les troupeaux

Que faisande le menteur,

Esprits voleurs de chapeaux,

Fantômes de caravanes,

De fatagins, de marmoses,

De réincarnés précoces,

De transfuges de la mort,

Transmissions sans ressorts

Dans les pièges osmotiques,

Dans la bouche des boutiques,

Dans la bouche de l’amour...

(...)

Léon-Paul Fargue, Espaces, Gallimard,

1929, p. 13-14.

 

08/01/2022

Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson

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(...)

Il reste des images, où passe toute la vie la cire démenée tous les temps roses et noirs s’égrènent, chiffons, tentures, étendards qu’on a collés, Fleuve passe avec, faire un tour de ville, une descente, pousser un cri pour rire, voir après

 

« Ah respirer l’air d’en haut des lacs mousses gonflées jeunes, la,

bonne, odeur, de, la, nature et des bêtes »

 

 

C’était l’automne, platanes dorés,

adorées feuilles dorées, couleurs versées,

Souliers héritent, nuit veut, Supporter la foule

des Ombres c’est encore possible c’est

une pie + une autre, un gars sur un banc

du boulevard, il a mangé dans sa boite en plastique

blanc, s'est endormi, nu, soleil, petit soleil folâtrant

du boulevard

 

Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson, Lurlure, 2021, p. 76.

07/01/2022

Jean Pérol, Libre livre

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De l’autre moitié du siècle je viens

dont le temps gris oublie déjà

tout ce qu’en fut l’âpre misère

 

et de nouveau le monde fait

devant tes pas fermer tes mots

retour à ceux un jour vaincus

 

oh très subtils les dédales

du grand jeu froid des capitales

retour à ceux qui sont jugés

 

sort sans pardon des bouches closes

tout justes dignes de se taire

qui pour toujours n’auront plus droit

 

qu’un grand oubli des cimetières

 

                                                     Cimetières

 

Jean Pérol, Libre livre, Gallimard, 2012, p. 45.

06/01/2022

Maël Guesdon, Mon plan

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Tant que je ne tourne pas la tête, rien ne bouge. Si je souffle, vous disparaissez. Si je tente de vous attraper (j’approche ma main de l’abri), vous vous éloignez, et je touche la sortie d’un monde figé, à nouveau surpris de vous voir rejoindre les mouvements que je vous prête lorsque je me retourne. Aucun de nous n’est si obstinément présent que vous, là où nous sommes. Ce geste qui vous asperge (comme pour ne plus surprendre le monde qui vit dans notre dos), combien de fois se répète-t-il ?

 

Maël Guesdon, Mon plan, Corti, 2021, p. 82.

05/01/2022

Georges Lambrichs, Les Rapports absolus

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              L’exposition est à l’intérieur

 

   Il arrive qu’on s’éloigne de la guerre, sans avoir épuisé son enseignement, sa traversée, comme s’il restait à entrer avec moins de précision dans la confusion qui menace sa fin. Il faut, dès maintenant, nous exercer à la faier durer. L’esprit ne se connaît pas tant de façons pour se libérer, il est sûr que toute contrainte extérieure lui est une faveur. Ma is, heureusement, on n’en est pas si loin. Elle ne s’est faite qu’un peu plus sourde, à part soi, volontiers plus humaine. Nous savons, maintenant, que le reste ne vaut pas notre peine, qu’il n’y a pas en nous un élément de paix, un seul pli organique de sécurité. Rien que des replis, peut-être, interdits aux psychologies, à l’amour, à la cruauté, au pathétique, à la pauvreté.

(...)

 

Georges Lambrichs, Les Rapports absolus, Métamorphoses / Gallimard, 1949, p. 45-46.

04/01/2022

Bernard Noël, L'Oiseau de craie

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L’Oiseau de craie

 

douleur.    Bonheur

c’est un oiseau de craie

sur ton visage

 

la montagne se déchire

 

Je dis    caverne

et l’eau d’autrefois

bat dans tes feuilles

 

sueur d’images

nous avons les dents vertes

 

la vie remue

on creuse des tunnels sous la peau

 

j’aime la grotte et l’ongle

la lampe renversée

l’espace qui écoute

 

mais tu marches

tu marches en toi si loin

 

Bernard Noël, L’Oiseau de craie, dans

Œuvres, I, Les Plumes d’Éros, P. O. L,

2009, p. 37-38.

03/01/2022

Bernard Noël, Poèmes pour en bas

bernard noël, poèmess pour en bas, mystère

 Poèmes pour en bas

 

I

 

temps de mystère à fleur de peau

dans le fou rire des aisselles

les yeux font reluire un message

sous un ruisseau de chevelure

la langue lèche la pliure

à petits coups de mots muets

puis pousse la porte des dents

puis roule dans la bouche nue

parmi des jambes de silence

une aile velue se déplie

amour de la touffe et des lèvres

dans la rude ruée d’un râle

partout les poils de la lumière

            1. le dessus dessous jeté

un bruit de cœur où fond l’oreille

ô la vie la vie qui se dresse

dans le creux par elle creusé

 

Bernard Noël, Poèmes pour en bas, dans

Œuvres, I, Les Plumes d’Éros, P. O. L, 2009, p. 327.