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13/09/2011

Walter Benjamin, Images de pensée

                      Je déballe ma bibliothèque

 

                  Un discours sur l’activité de collectionneur

 

imgres-1.jpegJe déballe ma bibliothèque. Oui. Elle n’est pas encore sur les rayons, l’ennui discret de l’ordre ne s’est pas encore répandu sur elle. Je ne peux pas non plus marcher le long des rayonnages pour les passer en revue devant un auditoire bienveillant. Vous n’avez rien à craindre de tout cela. Je vous prie de vous transporter avec moi dans le désordre des caisses défoncées, dans l’air rempli de poussière de bois, sur le sol recouvert de papiers déchirés, parmi les piles de volumes tout juste ramenés à la lumière du jour après deux ans d’obscurité, pour partager un peu l’état d’esprit, pas du tout élégiaque mais plutôt impatient, qu’ils éveillent chez un authentique collectionneur. Car c’est quelqu’un de cette sorte qui vous parle et ne parle en somme que de lui. Ne serait-il pas présomptueux, ici, en se réclamant d’une apparente objectivité, d’énumérer les pièces maîtresses ou les principales sections d’une bibliothèque, ou vous exposer l’histoire de sa constitution, voire de vous expliquer son utilité pour l’écrivain ? Avec les mots qui suivent, en tout cas, j’ai en vue quelque chose de plus manifeste, de plus tangible ; il me tient à cœur de vous faire entrevoir le rapport d’un collectionneur avec ses possessions, de vous faire entrevoir plutôt l’activité du collectionneur que la collection. Il est tout à fait arbitraire que je procède en m’aidant d’une réflexion sur les diverses façons d’acquérir des livres. Une telle décision est, comme tout autre, une digue contre le raz-de-marée de souvenirs qui déferle sur tout collectionneur qui se penche sur ce qu’il possède. Toute passion confine au chaos mais celle du collectionneur confine à celui des souvenirs : le hasard, le destin qui colore à mes yeux le passé sont également perceptible dans le fouillis familier de ces livres. Car cette possession, qu’est-elle d’autre sinon un désordre où l’habitude a pris ses aises au point de prendre l’apparence de l’ordre ? Vous avez déjà entendu parler de gens dont la perte de leurs livres fait tomber malades, d’autres qui sont devenus criminels pour en acquérir. Dans ce domaine l’ordre n’est jamais que flottement au-dessus de l’abîme. « Le seul savoir exact qu’il y ait, a dit Anatole France, est le savoir sur l’année de parution et le format des livres. » En effet, s’il y a une contrepartie au dérèglement de la bibliothèque, c’est la rigueur de son catalogue.

   Aussi l’existence du collectionneur est-elle dialectiquement tendue entre les pôles du désordre et de l’ordre.

 

Walter Benjamin, Images de pensée, traduit de l’allemand par Jean-François Poirier et Jean Lacoste, collection Titres n° 138, Christian Bourgois éditeur, 2011 [1998], p. 159-161.

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