26/05/2018
Jean Arp, Jours effeuillés, Poèmes, essais, souvenirs (1920-1965)
Je me souviens que, enfant de huit ans, j’ai dessiné avec passion dans un grand livre qui ressemblait à un livre de comptabilité. Je me servais de crayons de couleur. Aucun autre métier, aucune autre profession ne m’intéressait, et ces jeux d’enfant — l’exploration des lieux de rêves inconnus — annonçaient déjà ma vocation de découvrir les terres inconnues de l’art. Probablement les figures de la cathédrale de Strasbourg, de ma ville natale, m’ont stimulé à faire de la sculpture. À l’âge de dix ans environ j’ai sculpté deux petite figures, Adam et Éve, que mon père ensuite a fait incruster dans un bahut. Quand j’avais seize ans mes parents consentirent à ce que je quitte le lycée de Strasbourg pour commencer le dessin et la peinture à l’École des Arts et Métiers. Je dois ma première initiation à l’art à mes professeurs strasbourgeois Georges Ritleng, Haas, Daubner et Schneider. En 1904 enfin, malgré mes supplications de me laisser partir pour Paris, mon père, me jugeant trop jeune et craignant pour moi les « sirènes » de la métropole, me fit entrer de force à l’Académie des Beaux-Arts à Weimar. C’est à Weimar que je pris pour la première fois contact avec la peinture française par les expositions organisées par le comte de Kessler et l’éminent architecte Van de Velde.
Jean Arp, Jours effeuillés, Poèmes, essais, souvenirs (1920-1965), préface de Marcel Jean, Gallimard, 1966, p. 443.
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25/06/2015
Jean Arp, Jours effeuillés
Sur le dos ou sur le ventre
Le jour est parfois plat.
On a beau faire
on n’arrive pas à s’élever.
Il n’y a personne pour s’élever.
On est forcé de rester plat
sur le dos ou sur le ventre
plat comme une feuille de papier
dans un bloc à écrire.
*
La petite obèse
détrompe ses nains
décroche sa cour.
Elle court elle ronronne
au nom d’une roue.
Elle est à bout.
Les nains s’étonnent.
Leur belle patronne
se décèlerait si vite,
plierait si vite ses cris
pour devenir une grande grenouille
rouge et chaude
donnant du lait ?
Le temps est gris
et mécontents les nains se plient
vivants et crus
et tour suit tour
nuage nuage.
Jean Arp, Jours effeuillés, Gallimard, 1966, p. 473, 462.
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24/10/2012
Jean Arp, Jours effeuillés
Jumeaux de sève
Une rue vide sans fin.
Des maisons vides.
Des chambres vides.
Un homme vide la bouche ouverte.
comme un nid vide
est réconforté coup sur coup du vide.
Un homme à cheval sur une femme.
Deux femmes nues se battent avec de vieux balais...
Des tabourets à tentacules.
Un crâne en pain sur une étagère.
Un cœur humain en guise d'éponge.
Des personnes plus éteintes que des lampes à pétrole éteintes disparaissent dans un tunnel noir.
Un deuxième homme à cheval sur une femme
arrive au grand galop
et annonce à hauts cris sa découverte sensationnelle :
une poudre qui provoquera en plein jour une nuit totale
et dont il fera immédiatement la démonstration.
Des chevaux attendent immobiles sur un radeau
dans une rue couverte de confetti blancs
le dégel d'un écho.
Sur une chaise qui a le hoquet
traînent des baisers momifiés.
Au moindre frôlement la chaise fait entendre un bruit cru
dû au passage de l'air dans la glotte.
Un mendiant couvert de la tête aux pieds
d'une barbe noire et malodorante
vend des clefs pour ouvrir la porte
qui donne sur l'incessante nudité de la lumière infinie.
Une fleur travestie en chair et en os
vend des mannequins porte-bonheur
parés de leurs plus beaux atours.
Un ange sombre vend des boussoles
pour trouver le chemin du ciel.
Dans chaque tiroir d'une grande commode en verre
dort un homme grand
déguisé en mite.
Sur le lit conjugal parmi les houpettes des franges
et des incrustations de dentelles vénitiennes
repose un estomac verni
dans lequel se mirent des jumeaux de sève.
Jean Arp, Jours effeuillés, poèmes, essais, souvenirs, 1920-1965, Gallimard, 1966, p. 385-386.
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26/03/2011
Jean Arp, Jours effeuillés
Réponse à des questions posées par K. L. Morris
Quel était votre premier contact avec l’art ? Aviez-vous toujours l’idée de devenir artiste ? Vous êtes-vous inspiré d’abord par l’art ancien ? Étiez-vous à une école académique ?
Je me souviens que, enfant de huit ans, j’ai dessiné avec passion dans un grand livre qui ressemblait à un livre de comptabilité. Je me servais de crayons de couleur. Aucun autre métier, aucune autre profession ne m’intéressait, et ces jeux d’enfant — l’exploration des lieux de rêves inconnus — annonçaient déjà ma vocation de découvrir les terres inconnues de l’art. Probablement les figures de la cathédrale de Strasbourg, de ma ville natale, m’ont stimulé à faire de la sculpture. À l’âge de dix ans environ j’ai sculpté deux petite figures, Adam et Éve, que mon père ensuite a fait incruster dans un bahut. Quand j’avais seize ans mes parents consentirent à ce que je quitte le lycée de Strasbourg pour commencer le dessin et la peinture à l’École des Arts et Métiers. Je dois ma première initiation à l’art à mes professeurs strasbourgeois Georges Ritleng, Haas, Daubner et Schneider. En 1904 enfin, malgré mes supplications de me laisser partir pour Paris, mon père, me jugeant trop jeune et craignant pour moi les « sirènes » de la métropole, me fit entrer de force à l’Académie des Beaux-Arts à Weimar. C’est à Weimar que je pris pour la première fois contact avec la peinture française par les expositions organisées par le comte de Kessler et l’éminent architecte Van de Velde.
Picasso (réponse à une enquête)
Picasso est aussi important qu’Adam et Éve, qu’une étoile, une source, un arbre, qu’un rocher, un conte de fées, et restera aussi jeune, aussi vieux qu’Adam et Éve, qu’une étoile, une source, un arbre, un rocher, un conte de fées.
Jean Arp, Jours effeuillés, Poèmes, essais, souvenirs (1920-1965), préface de Marcel Jean, Gallimard, 1966, p. 443 et 567.
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