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16/10/2018

Claude Dourguin, Ciels de traîne

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Il y a toujours plus de vérité dans la réalité passée par l’art, la peinture, la littérature, que dans son état brut, comme elle se livre à la perception. Tout est faux — au sens d’exactitude — chez Stendhal et nul comme lui pour nous apprendre l’italianité, l’opéra, la passion, évoquer la vie de province sous la Monarchie de Juillet, désigner la bêtise etc. Chardin en dit davantage sur la nature des fruits que ceux qui sont devant nous sur la table.

   Qu’entendre par cette « vérité » ? La part profonde du mystère, de tremblement, d’obscurité, d’infini, approchés, suggérés ; l’au-delà de l’apparence dans chaque artiste saisit un fragment, différent chaque fois, une face nouvelle, sans que jamais il puisse être épuisé. 

*

 La langue ne parvient à cerner le réel en sa complexité, en sa totalité, en sa fragilité, mais elle donne autre chose que lui, son aura, sa part tremblante justement, ce qui le déborde, peut-être sa face voilée, incertaine qui le relie à un ailleurs sinon à une transcendance. Oui, la langue dans son effort de désignation, d’appréhension se charge de mystère, et ce n’est pas rien : même inadéquat, même insuffisant ce mouvement vaut qu’on le tente.

Claude Dourguin, Ciels de traîne, Corti, 20I1, p. 44-45 et 17.   

                                 * * *

                                     Soirée autour de Tête en bas d’Étienne Faure,

                                  avec un hommage à Julien Bosc, éditeur et poète,

                                          le jeudi 18 octobre, à partir de 19 h,

                                   librairie Liralire, 116, rue Saint-Maur, 75011, Paris.

 

12/09/2018

Michelle Grangaud, Poèmes timbrés

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Poèmes timbrés

 

219

Le h est effacé de l’histoire.

En face, de l’autre côté du canal,

brouillard en déroute,

il ne trouvait jamais

un poisson dans l’eau.

Il n’y avait personne,

c’est la langue qui parle.

 

330

Longtemps j’ai pratiqué la poésie,

mais après tout, je vois bien que

la vie ne va pas sans de grands oublis.

Longtemps j’ai pratiqué la poésie,

soit par l’anus soit par la bouche :

je peux toujours voir le ciel

nuageux avec quelques averses.

 

Michelle Grangaud, Poèmes timbrés, dans Poésie

d’aujourd’hui à  voix haute, choix d’André Velter,

Poésie / Gallimard, 1999, p. 133.

 

19/06/2018

Paul Celan, La rose de personne

 

                         Paul Celan, La rose de personne, Kolon, langue, sens, Martine Broda

Kolon

 

Dans la lumière des vigiles

des mots aucune main

gagnée par errance

 

Mais toi, gagnée par sommeil, toujours,

vraie de langue dans chacune

des pauses ;

à quel prix

de divorcé d’ensemble

le prépares-tu pour un nouveau départ :

le lit mémoire !

 

Sens, nous gisons

blancs d’une multi-

couleur, mille-

bouches à force de

vent-du-temos, souffle-année, cœur-jamais.

 

Paul Celan, La rose de personne, traduction Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979, p. 107.

 

11/09/2017

Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque

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(…) comment a-t-on le droit d’apprendre à lire, à écrire, si la lecture et l’écriture conduisent à légitimer la mort de jeunes hommes valides, ni soldats, ni combattants, de femmes, d’enfants, de vieillards ? comment peut-on apprendre à lire, à écrire les alphabets de langues dans lesquelles ont été pensées et consignées, en toute légalité, des lois (en France, en Italie, en Allemagne) qui triaient les humains, séparant ceux qui étaient destinés à la vie de ceux qui devaient disparaître pour « raison de naissance » ?

   Les mots formés par ces alphabets, la grammaire, la syntaxe de ces langues avaient autorisé, légitimé même, les mécanismes intellectuels et les rouages techniques de l’administration d’un génocide industriel. Non pas comme dans une guerre géopolitique, qui se déroule avec un début e tune fin, quand on tue des ennemis pour l’emporter dans un conflit, mais comme dans une extermination métaphysique, sans fin, hors du temps et de l’espace, où les actions résultent d’une haine inexpiable où la mort elle-même se dérobe aux mortels.

 

Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, La librairie du xxe siècle, Seuil, 2017, p. 22-23.

18/08/2017

Marina Tsvetaeva, Averse de lumière (sur Pasternak)

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Pasternak est un grand poète. Il est aujourd’hui le plus grand de tous ; la plupart des poètes authentiques ont été, quelques-uns sont, lui seul sera. Car il n’est pas encore tout à fait : balbutiement, pépiement, tintement — il est tout A-venir ! — éructation de nouveau-né, et ce nouveau-né — c’est le Monde. Hoquetant de hâte. Suffocant d’inspiration. Pasternak ne dit pas, il n’a pas le temps de dire jusqu’au bout, il est tout explosion — comme si sa poitrine n’était pas assez grande : a-ah ! Il ne connaît pas encore nos mots : il parle une sorte de babil — de paradis perdu — îlien, énigmatique — qui vous jette à la renverse.

 

Marina Tsvetaëva, Averse de lumière, traduction du russe Denise Yoccoz-Neugnot, Clémence Hiver, 1988, np.

 

01/07/2017

Cioran, Aveux et anathèmes

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Kandinsky soutient que le jaune est la couleur de la vie….On sait maintenant pourquoi cette couleur fait si mal aux yeux.

 

Sainte-Beuve écrivait en 1849 que la jeunesse se détournait du mal romantique pour rêver, à l’exemple des saint-simoniens, du « triomphe illimité de l’industrie ».

Ce rêve, pleinement réalisé, jette le discrédit sur toutes nos entreprises et sur l’idée même d’espoir.

 

Si je me suis toujours méfié de Freud, c’est mon père qui en porte la responsabilité : il racontait ses rêves à ma mère, et me gâchait ainsi toutes mes matinées.

 

On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre.

 

Cioran, Aveux et anathèmes, Arcades / Gallimard, 1987, p. 15, 17, 18, 21.

10/04/2017

Thomas Kling, Échange longue distance

 

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                                Masques

 

1913 en Papouasie-Nouvelle-Guinée depuis longtemps les

fleuves et les montagnes sont nommés d’après les Hohenzollern.

 

la tête de l’étranger ronronne et attribue. pour des choses

nouvelles lointaines de nouveaux noms et voici les

 

langues qui se mélangent. dans la bouche de l’étranger un goût

nouveau comme coprah ou casoar. cela va bien avec le casque, et

 

de nouveaux masques fument des flots marécageux

sur la langue solennelle de l’occident. les palais

 

les voiles battent au vent frais d’outremer. berlin ­—

la langue — île fraiche des morts qui s’élève des marais

 

fiévreux de la marche l’île claque et déjà les

mots arrivent au loin. les fruits du sud tombent

 

de la ville hors de sa bouche. de ça la nouvelle langue est

intarissable quelque peu transformée : tous parlent soudain

 

comme les papous latmul, la langue de cour la bouche comme outre-mer, comme lueur. ainsi se déverse le sepik se jette dans le rhin.

 

Thomas Kling, Échange longue distance, traduit de l'allemand par Aurélien Galateau, éditions Unes, 2016, p. 64.

29/03/2017

Bernard Noël, Des formes d'elle

 

                      

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Des formes d’elle

 

           I

 

vivre dis-tu

               c’est la venue

d’un mystère il s’empare

de nous tu vois cette ombre

sur le corps

                 tu vois

ce fantôme en dessous

la matière a besoin

de matière

                 ce besoin

est notre infini

                       ma langue

touche en toi une serrure

intime

                 tu fais de moi

un moi par-dessus les morts

par-delà les vivants

 

Bernard Noël, Des formes d’elle, dans

Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P.O.L,

2010, p. 279.

07/01/2017

Reinhard Priessnitz, Tragédie, traduction Christian Prigent

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                   Tragédie

 

                                    confiance !

si cet iambus est aussi un nimbus

que j’ai rythmiquement mis dans ce morceau,

juste pour qu’y tienne son averse intérieure

que j’observe depuis longtemps,

pour moi, qui suis venu d’urgence la pododiversifier,

qu’ils crépitent ici-bas en une mélodie

qui cherche dans la langue son alter ego

— bien que je sache que c’est un peu audacieux ;

mais je peux si je trouve faire sonner autre chose :

imitations moites, gouttant des syllabes elles-mêmes,

je laisse à mesure le plus imbibé

me coller à la conscience sur le vers aussi

dans lequel je suis, encore dithyrambique,

j’étends le manteau de pluie (sans pour autant vouloir masquer)

et butant je bricole avec le vers des scènes

ne laissant que souilles, barbouilles, gribouilles,

qui emportant une mémoire étrange,

m’ont montré ce que voulait montrer mon désir.

adieu !

(et mourez en pleine lumière.)

 

Reinhard Priessnitz, traduction Christian Prigent, dans Place de la Sorbonne, n° 6, avril 2016, p. 121.

 

 

24/12/2016

André du Bouchet, Matière de l'interlocuteur

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                       Ordinaire

 

par un mot qui se détache, je suis entré dans la langue.

 

                                   comme sur son déplacement pèse

le fragment de parole ayant, il se peut, no de poème, le défaut

chaque fois accueille

 

                                                                                   en place

comme épars sur déplacement du monde.

 

                                                  le mot, une marge ­ le mot, sur

                                                                cette vague du monde

qui reflue, comme en arrière de nouveau, en avant, inlassable-

ment le sens est débordé.

 

                                                                                          marge

de la marge — configuration du poème dont une figure a          

                                                           cessé d’avoir cours,

                                         coupe par le centre.

 

André du Bouchet, Matière de l’interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 53-54.

19/11/2016

Antoine Emaz, Cambouis

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Il ne faut pas briller, mais luire. Les images les plus faibles ont la résonance la plus longue. Celles qui flashent durent leur éclair, pas davantage.

 

Vieux disque de Dylan, Blonde on blonde, et temps gris dehors. Correspondance entre cette lumière faible, de saison, et la vieillerie intacte de la chanson. Aucune nostalgie, seulement voir-entendre du temps.

 

Loin de la poésie, au sens où la langue n’interfère pus avec ce qui est. Les arbres et la pluie sont, sans demander leur reste de mots. Comme si les cordes internes étaient détendues, qu’il n’y avait plus qu’un désir de laisser filer le temps pour se refaire.

 

« Ajoutez quelquefois, et surtout effacez » (Boileau Art poétique). Juste. On n’a jamais fini d’enlever du trop.

 

Si tu n’écris pas de poèmes, ne te soucie pas. Tu ne devais pas en écrire. Ou tu n’étais pas à la hauteur. Ou tu n’avais pas besoin, intensément, d’en écrire. Et voilà. Laisse aller, attends.

 

Antoine Emaz, Cambouis, Seuil, 2009, p. 23, 46, 69, 93, 124.

18/09/2016

Ivan Diviš (1924-1999), Thanathea

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Mais tiens Holbein qui vient

là avec sa lance il marche boisé

Déjà le heaume s’assombrit déjà le fourmilier à la lisière

tire la langue dans le grouillement des poèmes

Déjà le crâne de panthère rougi de l’intérieur à la lumière

d’une bougie flottant à travers la véranda livre

le succus paradula

 

Moi le dernier

cétacé carré à l’horizon

j’étends le rideau brumeux dans l’azur

Allez donne déjà donne les fers les cordes les pitons

Je rampe déjà à travers la prière je creuse la nuit du   boutoir

je révoque mes insultes

et délivre les torts aux latrines

Par aucune pitié enfin ne pouvant servir

Traîne jusqu’où ne commence ni le rêve ni le repentir

Hop ma vieille

saute par là

enjambe moi

arrête la plume

arrose par l’entrejambe

 

Ivan Diviš, Thanathea, adapté du tchèque par

André Ourednik, La Baconnière, 2016, p. 35.

12/03/2016

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, treize à seize

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Le 23 juin 2009

 

Depuis le début, soit depuis l’été 1980, l’étonnement s’est accru de voir ce que fabrique le langage, ce que les choses deviennent après être passées dans ses griffes, ou dans ses voiles, dans toutes ses opérations de passe-passe qui font qu’elles ne sont peut-être pas ou plus tout à fait ce qu’elles sont — si être hors-langue pour une chose a du sens — ou même si la langue peut aller chercher les choses avant leur venue dans les mots, là où elles sont si différentes.

 

À moins qu’il soit absurde de songer à faire cela, à dire avec des mots un monde sans eux. Pourtant quelque chose leur appartient : la nuit de l’apparence. Ni cela qui simplement brille, ni ce que cet éclat dissimule, mais ce qu’il en est quand on le traverse. Ce qui se passe veut dire. Toujours cette question du transport.

 

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, treize à seize, Flammarion, 2016, p. 11.

10/02/2016

Antoine Emaz, Soirs

 

accorder la langue

sur peu de choses

 

là ce soir

seul

avec

le jour en vrac

 

tout est passé

 

 

restent l'herbe

quelques feuilles tordues sèches

le froid clair encore le mur

 

entre l'herbe et le mur

la lumière glace

à chaque fois renvoie

une paroi de froid

 

à la fin le crépi

craque gris

dans le soleil qui baisse

 

voilà

 

peu de choses

dans un temps bref où passent

beaucoup de morts trop

vite

 

la vie dure

 

poser le peu comme simple

autant que possible

l'œil ras

dans l'herbe courte

 

les mots

on ne sait pas trop

 

ils tracent comme des bouclettes

des mèches de sens sans

tête

 

même hors vent ils frisent

quand sur la table

une bouteille tient nette

sa forme

 

pour bien faire il faudrait

des mots cendriers lourds

des pavés de verre clair quand

dehors brûle

 

[...]

 

Antoine Emaz, Soirs, Tarabuste,

1999, p. 74-77.

01/12/2015

Étienne Faure, Ciné-plage

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T’as perdu ta langue

 

T’as perdu ta langue — effroyablement seule

et soudain exacte est la phrase

entendue quand on se sait plus —­ stupeur —

lire, écrire, ni rêver dans la langue

qu’on avait crue acquise de longue date,

à cet instant frappé d’hébétude

de n’avoir su garder racine en elle,

mots précaires, locutions locales

qui s’immisçaient vaguement jusqu’à l’âme,

et que noué jusqu’à la glotte par l’émotion

de la perte on revit le mutisme

de l’enfant d’alors qui savait à peine

la langue qu’on lui parlait quand l’autre,

la maternelle, était déjà en voie de partance

sans plus d’espoir de la retrouver, enfouie,

t’as perdu ta langue.

 

perdue

                         ***

Entrée, sortie

 

Qui est là — et voilà, debout

après les trois coups pour entrer dans l’histoire

à dormir sur les planches, il déclame

face aux assis en rang sur les fauteuils

qui attendront la fin, cramoisis, pour éclater,

ou transis regardent dans leurs lorgnettes

l’avenir de loin,

entrer le vieil acteur au teint farineux,

un crâne en plastique à la main pour dire,

mis en branle par le corps, son texte

appris par cœur, lui donner le souffle

que la langue et la voix fusionnent

dans l’illusion qui se fait attendre

jusqu’à l’applaudissement, premier rappel

quand, se dit-il, revenu à pas caverneux pour saluer,

le tour est joué.

ceci est du théâtre

 

Étienne Faure, Ciné-plage, Champ Vallon, 2015,

  1. 103 et 118.

 

 Rencontre avec Étienne Faure et lecture, le mercredi

9 décembre, à partir de 19h à la librairie "Libralire",

116, rue St-Maur, Paris, 75011.