17/03/2014
Philippe Jaccottet (4), Beauregard
Mars
Voici sans doute les dernières neiges sur les versants nord et ouest des montagnes, sous le ciel qui se réchauffe, presque trop vite, il me semble cette année que je les regretterai, et je voudrais les retenir. Elles vont fondre, imprégner d'eau froide les prés pauvres de ces pentes sans arbres ; devenue ruissellement sonore ici et là dans les champs, les herbes encore jaunes, la paille. Chose aussi qui émerveille, mais j'aurais voulu plus longtemps garder l'autre, l'aérienne lessive passée au bleu, les tendres miroirs sans brillant, les fuyantes hermines. J'aurais voulu m'en éclairer encore, y abreuver mes yeux
Lettres de l'étranger...
Je laisse, à ma manière paresseuse, circuler ces images, espérant parmi elles trouver la bonne, la plus juste. Qui n'est pas encore trouvée, et ne le sera d'ailleurs jamais. Parce que rien ne peut être identifié, confondu à rien, parce qu'on ne peut rien atteindre ni posséder vraiment. Parce que nous n'avons qu'une langue d'hommes.
Bourgeons hâtifs, pressés, promptes feuilles, verdures imminentes, ne chassez pas trop vite ces troupes attardées d'oiseaux blancs. Ces ruches de feuilles — et là-haut, loin, ces ruches de cristal.
[...]
Philippe Jaccottet, "Trois fantaisies", dans Beauregard, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 701.
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17/02/2014
Guy Goffette, Un manteau de fortune (2)
Psaumes pour le temps qui me dure d'être sans toi
Le jour est si fragile à la corne du bois
que je ne sais plus où ni comment ce matin
poser mes yeux, ma voix, poser ce corps d'argile
si drôlement qui craque à la croisée des ombres.
J'ai peur soudain, oui, peur de n'être que cela :
une poignée de terre qu'un souffle obscur à l'aube
tient dans sa paume, et qu'il ne s'épuise d'un coup
et me laisse tomber dans la poursuite du temps,
comme ces fruits qu'aucune bouche n'a touchés
et qui roulent sans fin dans la nuit des famines.
Seigneur, si vous êtes ce souffle obscur et si
fragile à la corne du bois, et si je suis
ce corps, resserrez votre paume, resserrez)la.
Aux marges
Il reste deux ou trois choses
à dire sous le ciel, deux
ou trois seulement par quoi
les poètes comme les chevaux
les chiens perdus, les lisières
se reconnaissent — c'est un
creux, une ride, une veilleuse
dans la nuit de l'œil _ deux
ou trois choses à peine
qu'on peut entendre et qui
nous tiennent comme l'ét
dans la langue d'avril
à la merci des marges.
Guy Goffette, Un manteau de fortune, suivi de L'adieu aux lisières et de Tombeau du Capricorne, Préface de Jacques Réda, Poésie/Gallimard, 2014, p. 159, 192.
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18/01/2014
Fabienne Raphoz, Terre sentinelle (2)
[...]
(d'ici)
est-ce que le poème
peut dire`
le secret
— du grenier ?
est-ce que la question
— qui précède
est toujours
le poème ?
oui
parce que
c'est ainsi
oui
parce que
le poème s'écrit
avec les limites
qu'il franchit
le poème peut faire le rêve
le rêve peut faire le poème
je suis heureuse
ici
je suis malmenée
ici
je reconnais les choses
ici
— oubliées jetées enfouies
et celles-là
qui n'ont pas été
ici
est-ce toujours le poème ?
oui
d'abord accueille
la langue ta langue sa langue
fera le tri
après
voilà c'est fait
[...]
Fabienne Raphoz, Terre sentinelle, Dessins de Yanna Andréadis, Héros-Limite, 2014, p. 162-163.
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07/06/2013
Jules Laforgue, Grande complainte de la ville de Paris
Grande complainte de la ville de Paris
Prose blanche
Bonne gens qui m'écoute, c'est Paris, Charenton compris. Maison fondée en... à louer. Médailles à toutes les expositions et mentions. Bail immortel. Chantiers en gros et en détails de bonheurs sur mesure. Fournisseurs brevetés d'un tas de majestés. Maison recommandée. Prévient la chute des cheveux. En loteries ! Envoie en province. Pas de morte-saison. Abonnements. Dépôt, sans garantie de l'humanité, des ennuis plus comme il faut et d'occasion. Facilités de paiement, mais de l'argent. De l'argent, bonne gens !
Et ça se ravitaille, import et export, par vingt gares et douanes. Que tristes, sous la pluie, les trains de marchandises ! À vous, dieux, chasublerie, ameublements d'église, dragées pour baptêmes, le culte est au troisième, clientèle ineffable ! Amour, à toi, des maisons d'or aux hospices dont les langes et loques feront le papier des billets doux à monogrammes, trousseaux et layettes, seules eaux alcalines reconstituantes, ô chlorose ! bijoux de sérail, falbalas, tramways, miroirs de poche, romances ! Et à l'antipode, qu'y faisait-on ? Ça bataille pour que Paris se ravitaille...
Jules Laforgue, Poésies complètes, Librairie Léon Vanier éditeur, 1902, p. 126-127.
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10/04/2013
Gertrud Kolmar (Berlin 1894-Auschwitz 1943), "Premier espace"
L'Étrangère
La ville est pour moi un vin multicolore
Dans la coupe de pierre polie ;
Elle se dresse et scintille vers ma bouche
Et me dépeint en son orbe.
Son cercle creusé reflète
Ce que chacun connaît, mais qu'aucun ne sait ;
Car nous frappent d'aveuglement toutes les choses
Qui sont pour nous communes et quotidiennes.
Les maisons m'opposent un mur abrupt
Avec un suffisant : « Ici chez nous...»,
Le visage vitreux de la petite boutique
Farouchement se ferme : « je ne t'ai pas appelée ».
Mon pavé épie et ausculte mon pas
Plein de suspicion et de curiosité,
Et là où il palpe le bois et la glu,
Il parle une autre langue que chez moi.
La lune tressaille comme un meurtre
Au-dessus d'un corps lointain, d'une parole égarée,
Quand la nuit se fracasse sur ma poitrine
Le souffle d'un monde étranger.
Gertrud Kolmar, "Premier espace", traduit par Fernand Cambon, dans Po&sie, n°142, janvier 2013, p. 77.
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05/04/2013
Luc Benazet, La Vie des noms
Le titre La vie des noms s'inscrit dans une tradition ancienne, puisque La vie des mots étudiée dans leur signification d'Arsène Darmesteter a été publié en 1877, et La vie du langage d'Albert Dauzat en 1911. Mais si le livre de Benazet traite bien du statut des noms, de leur relation aux objets qu'ils désignent, il n'est pas pour autant un ouvrage de linguistique. Des propositions sont avancées sous la forme d'assertions, type "les noms sont...", qu'il serait malaisé — ou, en apparence, trop aisé — à réfuter quand elles jouent avec les catégories grammaticales classiques, comme dans « attenter est un nom d'action ». C'est bien que le livre déborde les réflexions sur la langue : il mêle des références diverses, souvent fort éloignées de l'étude des noms et pas toujours repérables : c'est un poème de prose dans son écriture comme dans son organisation.
Après un liminaire qui pose la nécessité du lecteur (« une phrase ne serait pas sans adresse, quand même le langage ne serait pas un ») et le refus de la propriété (dont celle des noms), trois parties titrées. La première, "La respiration véritable", — « la respiration qui entre et sort par les noms et par la phrase n'est pas la respiration véritable, mais le rythme véritable du souffle est en relation avec elle » —, peut être entendue comme approche de ce qu'est la lecture à voix haute. Par la mention d'une « ancestrale force » s'opère le passage à "Piété filiale", piété analogue au son d'une cloche parce qu'elle est fabrique d'échos. S'engagent dans ce second ensemble des développements sur la filiation ("On a / son père comme il a lui- / même son père, lequel etc., aussi / s'épuise le savoir qu'on a / des pères") et sur le nom de personne, et d'abord sur celui de "Benazet" : il est écrit verticalement sans ses voyelles ("b n z t"), « les fentes du monde » étant formées par l'espace entre les consonnes — nom image comme en hébreu, et ce n'est pas hasard si le nom "Hamor", qui renvoie à un épisode tragique de la Genèse, se trouve dans la première partie. Le troisième sous-titre, "Une marche de la réalité", apparaît dans un poème de cette seconde partie.
L'écriture mime ici et là celle du discours philosophique — distante, "objective", avec une dominante des assertions —, mais elle est sans cesse rompue par la reprise de propositions, la présence d'anaphores, et les séquences s'achèvent parfois par : [...], comme si le texte était inachevable, à poursuivre ailleurs de même qu'il avait été commencé dans un autre livre : des esquisses sur les noms sont dans Envoi, échanges de courriels datés de 2010 avec Benoît Casas(1). En outre, la mention des références indique au lecteur à la fois qu'il n'a pas affaire à un traité et que la question des noms ne s'arrête pas aux noms "communs". Si l'on reconnaît Rousseau dans "Jean-Jacques R." (avant un extrait de son "Essai sur l'origines des langues") ou l'allusion à Rimbaud avec « l'horrible travail », il est moins aisé de savoir qui est Lucie B. dont est cité le syntagme « voix de l'estomac » ou situer l'auteur du « Requiem for what's name (guitare, M. R.) », titre d'un disque de Marc Ribot, dans lequel un des morceaux s'intitule "Motherless Child" — mais ce sont les pères qui sont le motif du poème de Luc Benazet. Plus transparent est le renvoi au traité de sexualité taoïste, en rapport avec l'association de la Lune et du Soleil (avec majuscule) qui « suivent le souffle originel » — présence de l'Orient (déjà dans Nécrit, 2011), comme de la psychanalyse et de l'opposition dedans/dehors.
Le nom n'existe que prononcé, ce qui lui donne vie, force, sinon il n'est que « pensée de corde éteinte ». Dans les poèmes où les lettres ne sont pas à leur place dans les mots, ou viennent les parasiter, les mots prennent un aspect inhabituel, même s'ils sont toujours reconnaissables (comme le nom de "Benazet" sans consonne) : « Mobn fildrougr et bleu / Pas mamobn on zurz cimporis / Ni ma moto nonplusd / De rien / De rrien ». Il est remarquable que cette transformation soit aussi dans un poème titré "LET-RRES DE / L'AMOUR " où est inscrite l'impossibilité d'une rencontre : « nous ne nous rencontrerons jamais, ni dand la vie, ni dans la mort », et où "dand", "dans" deviennent "dent", puis « Dla, galand / Gland, dans ».
On comprend que ce livre complexe, qui roule des matériaux variés, exige un engagement dans la lecture ; il éloigne le lecteur du lyrisme à fleur de peau qui sévit toujours, et ce n'est pas la moindre de ses qualités ; avec lui, « On ne voudrait pas ne pas être en dehors des choses ».
Luc Benazet, La vie des noms, "collection Antiphilosophique", éditions NOUS, 2013, 88 p., 14 €.
Cette note de lecture a d'abord été publiée sur le site Sitaudis.
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