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09/11/2018

Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Faits

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David Salem, convoi du 30 mai 1944

 

Arrêté en même temps que sa femme Perla à Béziers où ils avaient créé une petite fabrique de textile, ils sont déportés par le même convoi alors que le débarquement allié en Normandie est imminent. Sélectionnés tous deux pour le travail on sépare David de Perla sur la rampe de Birkenau David ne supporte pas d’être sans nouvelles de sa femme, détenue, peut-être ; à quelques centaines de mètres seulement. À peine s’est-il fait une idée des lieux qu’il tente de s’évader pour la rejoindre. Il meurt sur les barbelés électrifiés sous les yeux des détenus qui tentaient de le retenir. Pour que sa mort serve de leçon aux nouveaux arrivants, les SS pendent son cadavre au milieu de l’allée qu’empruntent matin et soir les déportés allant au travail et en revenant. Son corps reste suspendu là plusieurs jours, peut-être davantage. C’est moins en pensant à sa sa mort qu’aux illusions qu’il n’avait pas eu le temps de perdre que les détenus l’ont surnommé le « pauvre petit David ».Aucun de ceux qui ont survécu à l’évacuation du camp, en janvier 1945, peu avant la libération par l’Armée rouge, n’a oublié le corps du « pauvre petit David » se balançant au-dessus des têtes. David avait trente-six ans.

 

Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Faits,  Folio / Gallimard, 2015, p. 135-136.

16/05/2017

Marcel Cohen, Sur la scène intérieure

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Maria Cohen,

Née le 9 octobre 191 à Istanbul,

Convoi n° 63 du 17 décembre 1943.

 

   En 1939, dans les mois qui précédèrent la guerre, Marie rendit visite à une amie de la famille, dans le xie arrondissement de Paris, et lui offrit un petit coquetier en bois peint décoré à la main. En 2009, sachant que nous allions nous retrouver, l’amie enfouit le coquetier dans son sac pour me l’offrir. Depuis longtemps, il n’était plus assez présentable pour avoir sa place à table et les enfants et petits-enfants de cette amie, qui l’ont pourtant beaucoup utilisé, n’avaient aucune raison de lui attacher la moindre importance. Fendillé et délavé comme un bois roulé, le coquetier ne conserve que quelque taches de couleur dont il est difficile de lire avec certitude ce qu’elles ont pu représenter. Peut-être un papillon. Sur le pied, seul demeure tout à fait reconnaissable un nœud orange souligné de noir, comme on voit sur les œufs de Pâques russes.

   Je sais bien que les objets familiers sont synonymes d’aveuglement : nous ne les regardons plus et ils ne disent que la force de l’habitude. Mais le coquetier, dans le placard à vaisselle, et ne serait-ce que de façon très épisodique, a eu bien des occasions de susciter quelques bouffées de tendresse à l’égard de Marie. (Elle se faisait appeler Marie bien que son nom soit officiellement Maria.) Je me dis qu’on ne conserve pas un objet aussi modeste, et aussi défraichi, pendant soixante-dix ans sans de sérieuses raisons. La crainte de la voir disparaître confirme cet attachement. Le petit coquetier, aujourd’hui, n’est donc pas seulement la concrétion d’un souvenir. Est-il abusif d’y voir la qualité même de ce souvenir, sa texture, quelque chose d’aussi incertain que le reflet d’une aura ?

 

Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Folio/Gallimard, 2013, p. 13-14.