31/12/2014
Paul Claudel, Connaissance de l’Est
DÉCEMBRE
Balayant la contrée et ce vallon feuillu, ta main, gagnant les terres couleur de pourpre et de tan que tes yeux là-bas découvrent, s’arrête avec eux sur ce riche brocart. Tout est coi et enveloppé ; nul vert blessant, rien de jeune et rien de neuf ne forfait à la construction et au chant de ces tons pleins et sourds. Une sombre nuée occupe tout le ciel, dont, remplissant de vapeur les crans irréguliers de la montagne, on dirait qu’il s’attache à l’horizon comme par des mortaises. De la paume caresse ces larges ornements que brochent les touffes de pins noirs sur l’hyacinthe des plaines, des doigts vérifie ces détails enfoncés dans la trame et la brume de ce jour hivernal, un rang d’arbres, un village. L’heure est certainement arrêtée ; comme un théâtre vide qu’emplit la mélancolie, le paysage clos semble prêter attention à une voix si grêle que je ne la saurais ouïr.
Ces après-midis de décembre sont douces.
Rien encore n’y parle du tourmentant avenir. Et le passé n’est pas si peu mort qu’il souffre que rien lui survive. De tant d’herbe et d’une si grande moisson, nulle chose ne demeure que de la paille parsemée et une bourre flétrie ; une eau froide mortifie la terre retournée. Tout est fini. Entre une année et l’autre, c’est ici la pause et la suspension. La pensée, délivrée de son travail, se recueille dans une taciturne allégresse, et, méditant de nouvelles entreprises, elle goûte, comme la terre, son sabbat.
[1896]
Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Poésie/Gallimard 1974, p. 72.
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30/12/2014
François Rannou, Le livre s'est ouvert
À l'insu
ne pas s’arrêter. course, traversée, il n’y aura
aucune description assise. tableaux impossibles car
pour prendre la mesure du flux il n'est pas de mesure
et celui qui forme les lettres n'est pas plus grand qu'alors
les passants sur les digues. qu'il soit, celui-là,
chant aux longs vers rapides, précis, comme si rien ne devait
rester en deçà de la parole que sa prose ramène au plus
nu. les lignes rythmiques plus réelles que leur obscurité
& ses lettres affirment le départ toujours de sa
propre vie : le poème refuse l'immobile version du sujet arrêté.
s'inclure alors dans le cours insaisissable vidant de
l'intérieur nos mots même nos vies, comme d'un bord
à l'autre sans bord, temps traversé de temps. un nageur,
tête hors du courant, par ses gestes, brise,
restaure la surface, l'air plus loin redéployé. le point d'horizon
recule en un point d'orgue qui laisse sans voix.
François Rannou, Le livre s'est ouvert, La Nerthe / La Termitière, 2014
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29/12/2014
Joseph Joubert, Carnets, II
Un visage sans trait, un livre dont rien ne peut être cité.
Remplir un mot ancien d'un sens nouveau (dont l'usage l'avait vidé pour ainsi dire ou que sa propre vétusté en avait laissé s'échapper), ce n'est pas innover mais rajeunir. C'est enrichir les langues en les fouillant. Il faut traiter les langues comme champs. Il faut pour les rendre fécondes quand elles ne sont plus nouvelles, les remuer à de grandes profondeurs.
Le poli. Donner le poli. C'est là ce qui exige du temps. Et plus ce qu'on dit est neuf plus il faut de temps et de soins pour donner le poli.
Le poli conserve les livres, le marbre et le bronze. Il s'oppose à leurs rouilles.
Chaque auteur a son dictionnaire et sa manière — c'est-à-dire s'affectionne à des mots d'un certain son, d'une certaine couleur, d'une certaine forme, et à de certaines tournures de style, à de certaines coupes de phrase où l'on reconnaît sa main et dont il s'est fait une habitude.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994 [1938], p. 202, 211, 229, 235.
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28/12/2014
Rainer Maria Rilke, Lou Andreas-Salomé, Correspondance
Göttingen, dimanche [17 août 1913]
Cher Rainer,
Ta lettre arrive à l’instant et, mon bagage bouclé, je m’installe entre des courroies de plaid et un sac à main pour t’écrire, mon train part dans trois quarts d’heure. Mais je ne puis te dire combien c’est beau de partager ta rencontre avec Werfel [1], telle que tu la vis. C’est beau : de même qu’en Rodin, le grand âge dont tu rêvais avait étendu sa force sur toi, la jeunesse dont tu rêves se dévoile ici en un autre ; au moment même où Rodin te fuyait, effrayé et craintif, jusqu’à la quatrième chambre, cette jeunesse déjà s’apprêtait à paraître devant toi, vigoureuse, réconfortante, comme une justification de l’existence. Et c’est bien à toi que cela devait arriver : du fait que tout, en toi, à cause de l’intériorité même de ton destin, doit inéluctablement devenir image, dehors, évidence, œuvre presque. C’est pourquoi ce qui s’accomplit là, c’est encore ton propre bien, ton propre destin, obéissant à une nécessité première comme tout accomplissement intérieur, sous forme de dons, de donations qui ne sont jamais que l’envers de tes actes — et qui deviendront par la suite l’immense richesse dont tu auras gratifié la vie de Werfel. Toi seul au monde pouvais donner ainsi à sa parole la confirmation de la plus haute vérité d’existence : « Nous sommes. ».
Je suis très heureuse. J’aimerais prendre ton visage dans mes mains et te regarder ; bien que tu fusses encore ici il y a si peu de temps, te regarder comme pour la première fois. Tout est si bien, vois-tu. Il n’est devant toi que révélations, révélations sans fin.
Cela étant, sache supporter à Berlin ce que le corps ne peut éviter, puisqu’il reste toujours un corps, c’est-à-dire quelque chose de stupide, de craintif, exposé à tout ce qu’on peut imaginer ; et ne lui en veux pas s’il semble parfois s’acharner à faire ce que ton être intime envisage autrement, c’est-à-dire à s’exprimer par des signes et des réalités. C’est alors qu’il devient tourment, comme pour dire : cela me dépasse, moi pauvre sot.
Tu connaîtras encore beaucoup de tourments et de souffrances, mais sois tranquille, sois tranquille, cher, cher Rainer.
Lou.
Rainer Maria Rilke Lou Andreas-Salomé, Correspondance, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Gallimard, 1980, p. 268-269.
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27/12/2014
William Blake, Esquisses poétiques
Chanson de folie
Les vents sauvages pleurent,
La nuit est glacée ;
Viens, ici, Sommeil,
Et dévoile mes chagrins.
Mais voici le point du jour
Dans les hauteurs de l’Orient
Et les oiseaux frémissants de l’aube
S’envolent loin de la terre.
Voyez, jusqu’au zénith
De la voûte céleste,
Chargés de douleur
Mes accents sont portés ;
Ils frappent l’oreille de la nuit,
Et font couler les larmes du jour ;
Ils font rugir les vents en folie
Et se jouent avec la tempête.
Comme un démon dans la nue
Hurlant de douleur
Suivant la nuit je me hâte
Et avec la nuit je m’en irai
Me détournant de l’Orient
D’où nous est venue consolation,
Car la lumière frappe mon âge
D’un indicible mal.
Mad Song
The wild winds weep,
And the night is a-cold;
Come hither, Sleep,
And my griefs unfold:
But lo! the morning peeps
Over the eastern steeps,
And the rustling birds of dawn
The earth do scorn.
Lo! to the vault
Of paved heaven,
With sorrow fraught
My notes are driven;
They strike the ear of night,
Make weep the eyes of day;
They make mad the roaring winds,
And with tempests play.
Like a fiend in a cloud
With howling woe,
After night I do croud,
And with night will go;
I turn my back to the east
From whence comforts have increas’d;
For light doth seize my brain
With frantic pain.
William Blake, Esquisses poétiques (extraits),
traduction M. L. Cazamian, Aubier-Flammarion,
1968, p. 98-99.
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26/12/2014
André du Bouchet, Orion / Image : Reflets dans l'étang
au détour de la
route — sorties de la route — deux traces de roue dans les terres. en novembre deux traces vertes — plus vertes que le vert aujourd’hui de la première levée des semis d’hiver.mais
tranchant, là sur le vert léger étale, ce qui sur cette trace a pu lever l’emporte sur les traces.deux parallèles parties vers le haut se recoupent où le souvenir du tracteur dont les roues sur leur demi-tour auront, en tassant le sol, suscité le surcroît de couleur s’efface dans le versant monochrome.
là-devant, plus d’une fois l’un ou l’autre — du regard ou sur son pas — a un instant fait halte.
en surplomb le vert — plus vert, là, que le vert, se voit comme retranché du vert.
la trace, elle, en retrait. le vert, sitôt en avant
de la trace.
André du Bouchet, Orion, Deyrolle éditeur, 1993, p. 29-30.
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25/12/2014
Jacques Prévert, Fatras
Je vous salis, ma rue
Je vous salis ma rue
et je m'en excuse
un homme-sandwich m'a donné un prospectus
de l4armée du Salut
je l'ai jeté
et il est là tout froissé
dans votre ruisseau
et l'eau tarde à couler
Pardonnez-moi cette offense
les éboueurs vont passer
avec leur valet mécanique
et tout sera effacé
Alors je dirai
je vous salue ma rue pleine d'ogresses
charmantes comme dans les contes chinois
et qui vous plantent au cœur
l'épée de cristal du plaisir
dans la plaie heureuse du désir
Je vous salue ma rue pleine de grâce
l'éboueur est avec nous.
*
Mélodie démolie
Au petit mystère
chantait Miss Terre
Optimiste air
chantait fille Mer
Ogre en mystère
Pessimiste ère
chantait super-fils-ciel
Il faut bien que genèse se passe
chantait le Père
Jacques Prévert, Fatras, Gallimard, "Le Point du jour", 1966, p. 79, 231.
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24/12/2014
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930)
Lili Brik et Maïakovski
Toi
Elle vint —
d'un coup d'œil
sérieux,
sous le rugissement,
la carrure,
devina simplement le gamin.
Elle prit
son cœur pour elle seule,
et simplement
s'en fut jouer,
comme une fillette au ballon.
Et chacune —
comme devant un miracle —
ici une dame s'en mêle,
là une demoiselle :
« En aimer un comme ça ?
Mais il vous renverserait !
Probable que c'est une dompteuse !
Possible qu'elle sort du Zoo ! »
Et moi je jubile.
Il n'y en a plus —
de joug.
Perdant la tête de joie,
je sautais,
comme un Indien à des noces bondissant,
tant je me sentais gai,
tant je me sentais léger.
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930), traduites du russe par Andrée Robel, Gallimard,
1969, p. 96.
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23/12/2014
Johannes Bobrowski, Terre d’Ombres Fleuves, traduction Jean-Claude Schneider
Hölderlin à Tübingen
Terrestres les arbres, et lumière,
où la barque repose, appelée,
rame contre la rive, la belle
pente, devant cette porte
passait l’ombre, elle est
tombée sur une rivière,
le Neckar, qui était vert, Neckar
inondant
les prairies et les saules de la rive.
La tour,
qu’elle soit habitable
comme un jour, pesanteur
des murs, la pesanteur
contre le vert,
arbres et eau, les peser
tous les deux dans une main :
le son de la cloche tombe
sur les toits, l’horloge
se met en mouvement pour faire
que tournent les fanions de fer.
Hölderlin in Tübingen
Baüme irdisch, und Licht,
darin der Kahn steht, gerufen,
die Ruderstange gegen das Ufer, die schöne
Neigung, vor dieser Tür
ging der Schatten, der ist
gefallen auf einen Fluß
Neckar, der grün war, Neckar,
hinausgegangen
um Wiesen und Uferweiden.
Turm,
daß er bewohnbar
sei wie ein Tag, der Mauern
Schwere, die Schwere
gegen das Grün,
Baüme und Wasser, zu wiegen
beides in einer Hand:
es laütet die Glocke herab
über die Dächer, die Uhr
rührt sich zum Drehn
der eisernen Fahnen.
Johannes Bobrowski, Terre d’Ombres Fleuves,
traduction Jean-Claude Schneider, Atelier
La Feugraie, 2005, p. 80-81.
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22/12/2014
Paul Celan, La rose de personne, traduction Martine Broda
Erratique
Les soirs se creusent
sous ton œil. Recueillies
avec la lèvre, des syllabes — beau
cercle en silence —
guident l’étoile qui rampe
vers leur centre. La pierre,
autrefois proche des tempes, ici s’ouvre :
auprès de tous
les soleils
dispersés, âme,
tu étais, dans l’éther.
Erratisch
Die Abende graben sich dir
unters Aug. Mit der Lippe auf-
gesammelte Silben — schönes,
lautloses Rund
helfen dem Kriechstern
in ihre Mitte. Der Stein,
schläfennah einst, tut sich hier auf :
bei allen
versprengten
sonnen, Seele,
warst du, im Äther.
Paul Celan, La rose de personne, traduction
Martine Broda, Le Nouveau Commerce,
1979, p. 56-57
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21/12/2014
Aimé Césaire, Soleil Cou Coupé
DÉFAIRE ET REFAIRE LE SOLEIL
demeure faite d’on ne sait à quel saint se vouer
demeure faite d’éclats de sabre
demeure faite de cous tranchés
demeure faite de grains de la pluie du déluge
demeure faite d’harmonicas mâles
demeure faite d’eau verte et d’ocarinas femelles
demeure faite de plumes d’ange déchu
demeure faite de touffes de petits rires
demeure faite de cloches d’alarme
demeure faite de peaux de bêtes et de paupières
demeure faite de grains de sénevé
demeure faite de doigts d’éventails
demeure faite de masse d’armes
demeure faite d’une pluie de petits cils
demeure faite d’une épidémie de tambours
quel visage aurions-nous à ne pas défier la mer d’un pied plus
retentissant que nos cœurs à grenouilles
Demeure faite de crotte de poule
demeure faite de sumac toxique
demeure faite de plumes pour couronne d’oiseau-mouche
Geôlier est-ce que vous ne voyez pas que mon œil toujours serré dans mes poings crie que mon estomac me remonte à la gorge et l’alimente d’un vol de ravets nés de sa mouture de saburre ?
Bel ange intime usure la mienne la vôtre le pardon est un pied-plat à bannir de notre vue mais ma colère m’apporte seule le bouquet de votre odeur et sa poignée de clés.
Puissant d’elle naissez comme d’elle je nais au jour.
Geôlier mes poings serrés, m’y voici, mes poings serrés m’y voilà dans ma demeure à votre barbe.
Demeure faite de votre impuissance de la puissance de mes gestes simples de la liberté de mes spermatozoïdes demeure matrice noire tendue de courtine rouge le seul reposoir que je bénisse d’où je peux regarder le monde éclater au choix de mon silence
Aimé Césaire, Soleil Cou Coupé, K éditeur, Paris 1948, p. 55-56.
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20/12/2014
William Faulkner, "La Nouvelle-Orléans", dans Croquis de la Nouvelle-Orléans
L'artiste
Un rêve, un feu sur lesquels je n'ai pouvoir me guident hors des sentiers sûrs et balisés de la solidité et du sommeil que la nature a créés pour l'homme. Un feu dont j'ai hérité malgré moi, et que je dois alimenter de verbe et de jeunesse et du vaisseau même qui le porte — le serpent qui dévore sa propre engeance —, sachant que je ne pourrai jamais donner au monde ce qui en moi cherche à se libérer.
Car où est la chair, dans quelle main le sang, aptes à modeler dans le marbre, sur la toile ou le papier, ce rêve qui est en moi et qui demande à vivre ? Je ne suis, moi aussi, qu'une motte informe de terre humide issue de la douleur et destinée à rire, à lutter, à pleurer, ne connaissant la paix que le jour où l'humidité partie, elle retournera à la poussière originelle et éternelle.
Mais créer ? Qui, parmi vous qui n'êtes pas la proie de ce feu, pour connaître cette joie, si fugace soit-elle ?
William Faulkner, "La Nouvelle-Orléans", dans Croquis de la Nouvelle-Orléans, suivi de Mayday, traduit d el'anglais par Michel Gresset, Gallimard, 1988, p. 63.
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19/12/2014
Dominique Buisset, Quadratures
J’ai aimé : trop long errata…
qu’aurais-je bien de plus à dire ?
On ne revient plus sur ses pas.
Pas aimé. Je n’ai plus ça d’ire :
Que n’ai-je trié mes émois ?
J’ai mordu à bien trop d’appas,
et bientôt, sur elles et moi,
un édredon de terre en tas…
10
À peine dit, il est trop tard,
le mot, sur le bout de la langue,
tangue, titube et puis bascule
dans l’amuïssement. Nul art,
nulle harangue n’articule
jamais plus sa musique exsangue :
dans le bercail de la guitare,
rien ne revient au crépuscule.
Dominique Buisset, Quadratures, Nous,
2010, p. 42-43
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18/12/2014
Nathalie Quintane, Les années 10
Les prépositions
Pour les pauvres. Ou est-ce que ce ne serait pas plutôt vers les pauvres ? Est-ce qu'il ne faudrait pas plutôt indiquer — une direction ? Parmi les pauvres est par exemple douteux, même si parmi maintient une disjonction — on peut être parmi et tout à fait distinct, soit : à côté ; oui, mais on peut être à côté sans être aux côtés, là est le problème. Par les pauvres — ce qui se dit peu de nos jours — est tactique et manipulateur, donc on oublie. J'aime avec, sa brutalité simple, son absence de chichi ; mais ce n'est pas adéquat dans cette situation : évidemment que je ne parle pas ici avec les pauvres. Ils vivent dans leurs coins, dans leurs banlieues ou fin fond de zones rurales ravitaillées par les corbeaux, tandis que moi je suis au-dessus de mon clavier, je tape, et par la fenêtre une brise de printemps en janvier courbe à peine mes roseaux, dans mon jardin, mon épicéa, et cet arbuste dont j'ai oublié le nom, qui a eu tellement de mal à démarrer parce que je ne l'avais pas suffisamment arrosé et qui depuis un an pousse parmi des branches, si bien qu'il va falloir en couper ; la ville est à dix minutes à pied, j'en ramène sans klaxons, mes baguettes, mes côtelettes de chez le boucher, en comptant les noisetiers qui bordent le ruisseau, et je m'apprête chaque fois à m'arrêter au beau milieu du chemin pour laisser passer, sans l'effrayer, l'écureuil.
Il y a bien des pauvres en ville, mais nos relations se limitent, pour ma part, à l'hésitation, au moment d'hésitation anticipatrice qui me fait visualiser les centimes d'euros que contiennent mon portefeuille ou ma poche, et pour leur part, je suppose, à l'analyse rapide de ma vêture et de mon comportement, qui leur font supputer la menue somme que je leur verserai, ou pas. Mais ce sont les pauvres pauvres.
[...]
Nathalie Quintane, Les années 10, La Fabrique, 2014, p. 61-63.
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17/12/2014
Jonathan Swift, Résolutions pour quand je vieillirai
Résolutions pour quand je vieillirai (1699)
Ne pas épouser une jeune femme.
Ne pas rechercher la compagnie des jeunes à moins qu'ils ne le désirent réellement.
Ne pas être acariâtre, morose ou soupçonneux.
Ne pas tourner en ridicule les manières, l'esprit, les modes, les guerres, etc.
Ne pas aimer trop les enfants ou les laisser venir trop près de moi.
Ne jamais répéter trop souvent la même historie aux mêmes personnes.
Ne pas être avare.
Ne pas négliger la décence ou la propreté de peur de tomber dans l'ignominie.
Ne jamais être trop sévère pour les jeunes et plutôt tenir compte de leur juvéniles excentricités et de leurs faiblesses. [...]
Ne pas donner son avis quand on ne vous le demande pas ni en encombrer personne que ceux-là seuls qui le désirent. [...]
Ne pas parler beaucoup et surtout de moi-même.
Ne pas me vanter de ma beauté, ou de ma force passée, ou de mon succès auprès des dames, etc. [...]
Ne pas être affirmatif ou opiniâtre.
Ne pas vouloir passer pour un homme qui observe toutes ces règles, de peur de n'en observer aucune.
Jonathan Swift, Résolutions pour quand je vieillirai, dans Œuvres, édition établie et annotée par Émile Pons, Pléiade, Gallimard, 1961, p. 1307-1308.
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