20/11/2013
Marie Étienne, Onze petits contes
28 février 2009
Elle est assise à une table en formica. Sur le plateau, des miettes de pain, des boules de mie roulées.
Celui qui avant elle était assis à cette place était un homme qu'elle aimait, et qui l'aimait
Quelque chose entre deux a eu lieu de terrible.
Lui n'est plus là.
N'est plus.
Tandis qu'elle reste à regarder les miettes de pain, les bouts de mie roulés en boule, qu'il a laissés
***
18 décembre 2011
Elle l'avait, encore une fois, aperçu, en contrebas, sur la route qui menait à la ferme, assis là, semblait-il par hasard, sans intention particulière, pas même d'attendre d'elle un geste, ou une explication qu'elle s'apprêtait à lui donner, pourtant, retardant le moment, vaquant à ses occupations, se contentant de le guetter, de vérifier qu'il était là, et de se demander, quand il n'y était pas, où il avait bien pu passer — elle lui dirait que tout allait rentrer dans l'ordre, que d'ailleurs, avec l'autre, il n'existait plus rien, oui, elle avait envie, vraiment, de lui parler —, elle le chercha des yeux, il avait disparu, cette fois, elle comprit qu'il ne reviendrait pas.
Marie Étienne, Onze petits contes (extraits d'un manuscrit en cours), dans Marie Étienne : organiser l'indicible, textes réunis et présentés par Marie Jocqueviel-Bourjea, éditons L'improviste, 2013, p. 118 et 122.
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28/10/2013
Franck André Jamme, au secret
l'odeur d'Éros
bien sûr
l'esprit
capable
de revêtir dans l'eau
un corps si singulier
et cet attrait
pourtant
pour un étrange sentiment
d'indifférence
ou bien d'absence
absolument phosphorescent
*
les mille reflets encore
dans la pupille
des presque morts
le constat
qu'au premier plan
de notre vison
déambulent les phénomènes
d'extrême violence
l'envie pourtant
de vous embrasser
constamment
Franck André Jamme, au secret, dessins de jan voss,
éditions isabelle sauvage, 2010, p. 44 et 92.
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01/07/2013
François de Malherbe, Poésies
Chanson :
Sur le départ de la vicomtesse d'Auchy
Ils s'en vont ces rois de ma vie,
Ces yeux, ces beaux yeux,
Dont l'éclat fait pâlir d'envie
Ceux mêmes des cieux.
Dieux, amis de l'innocence,
Qu'ai-je fait pour mériter
Les ennuis où cette absence
Me va précipiter ?
Elle s'en va cette merveille
Pour qui nuit et jour
Quoi que la raison me conseille,
Je brûle d'amour.
Dieux, amis de l'innocence,
Qu'ai-je fait pour mériter
Les ennuis où cette absence
Me va précipiter ?
En quel effroi de solitude
Assez écarté
Mettrai-je mon inquiétude
En sa liberté ?
Dieux, amis de l'innocence,
Qu'ai-je fait pour mériter
Les ennuis où cette absence
Me va précipiter ?
Les affligés ont eu leur peine
Recours à pleurer ;
Mais quand mes yeux seraient fontaines,
Que puis-je espérer ?
Dieux, amis de l'innocence,
Qu'ai-je fait pour mériter
Les ennuis où cette absence
Me va précipiter ?
François de Malherbe, Poésie, Librairie de la
Bibliothèque nationale, 1884, p.154-155.
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09/05/2013
Benoît Casas, L'ordre du jour
[...]
1er juin
il est quatre heures
et l'aube luit.
le rêve a toute la valeur
d'une déclaration.
j'étais devenu quelqu'un
de nulle part.
séparé de ses amours
et de ses paysages.
fusain de Sakhaline
virgilier à bois jaune.
ce que nous gardons
de l'expérience d'apprendre :
idée sur la façon d'enseigner.
l'élucidation parlée
est le ressort du progrès.
moments de l'évaporation.
la violence le désarroi des gestes
carambolage.
temps perdu.
ne pouvait pas
s'abandonner
à de l'absence
intégrale.
2 juin
si vite nous
nous sommes dit
tant de choses.
je reste dehors
le plus longtemps possible.
le monde ici
ne semble pas disposé à
se réduire à un seul
mot.
3 juin
au matin soleil déjà vif
jour d'été précoce.
paysages destructifs.
renoncement.
regards remontent sa jupe.
et de suite,
chaque terme
est à sa place logique.
les grandes villes
spécialisent les plaisirs.
lieu de conflit entre
hasard et coup.
Benoît Casas, L'ordre du jour, "Fiction & Cie", Seuil, 2013, p. 116-117.
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30/01/2013
Caroline Sagot-Duvauroux, Le livre d'El, d'où
Caroline Sagot-Duvauroux, Le livre d'El, d'où, José Corti, 2012.
C'est perdu qu'on écrit, perdu pour l'enfance et la chérissant partout où l'insolence avant 20 ans délivre du sérieux du monde injuste.
(Le livre d'El, d'où, p. 144)
Le titre du livre de Caroline Sagot-Duvauroux est explicité dans un avant-dire, véritable prélude, isolé du reste par une page blanche et d'un seul tenant. Premier d'un ensemble à constituer — toujours « le livre est à venir » — Le livre d'El d'où1 se déploie autour de l'absence, celle de l'être aimé, est aussi un livre pour vaincre la douleur de la perte, en même temps qu'il se développe à propos de ce qu'est l'écriture.
El, devenu mot, est la fin du prénom de l'homme disparu, michel, et est présent dans d'autres prénoms de personnages cités, celui du peintre catalan Miquel Barceló et du joueur de tennis Raphaël Nadal. Nadal renvoie par ailleurs à nada, "rien" : rien apparaît dès la citation de Bernard Noël en exergue (« comment dire ? cela crie mais ne dit plus rien »), et rien est également associé dans les premières pages à Racine et Bérénice (« Un vers de Racine, un vers de Bérénice, de rien à rien »). Rien se transforme en cendre plus avant, avec la même référence : « L'embâcle de cendre fige une ombre menue qui menace. Qu'est-ce ? Racine peut-être ou bien Bérénice seule. Sans que de tout le jour menace » ; le vers entier enfin est lié à « caroline et michel » : « Il faut rester ahuri par l'insignifiance de deux prénoms qui furent prononcés pour que se puisse écrire : / sans que de tout le jour je puisse voir Titus »2. La mort ne brise pas ce qui peut encore, et toujours, s'écrire « Elle aime El ».
El est également joint à Buffre, mot du causse Méjean pour "battu par les vents", pris en 2010 par Caroline Sagot-Duvauroux pour titre d'un livre où des motifs du Livre d'El d'où apparaissent, la violence, le gouffre du passé, l'enfance et la relation au "rien" : « Il n'y a rien ici [sur le causse] (...). On a passé l'enfance à convoiter ce rien. On y est. On a quitté la pensée. Rien est imprenable quelle délivrance. Rien vous tient. »3 L'enfance est présente dans Le livre d'El d'où, mais aussi l'enfant qui « ie à l'éperdu » El et elle, qui est du côté de la cendre et, donc, de la mort4. Quant au mot buffre, qui aurait peut-être signifié autrefois "beffroi" — tour d'où l'on guette — est qoulignée plusieurs fois sa proximité avec bulbe et buffle, proximité phonique mais aussi avec ce qui, souterrain, donnera une plante, et avec l'animalité.
Le second élément du tire est en rapport ave cun tatouage de michel : ce qui est inscrit est ambigu, à cause de la maladresse du tatoueur lisible aussi bien j'ai que d'où ; cette confusion des lettres, l'impossibilité de fixer un sens à ce qui est inscrit sur le corps, pourrait être manière de dire ce qu'est la poésie : non pas absence de sens, mais seulement le fait d'accepter l'ambiguïté, peut-être l'indécidable. Il faut ajouter que le livre est dédié sous la forme « à = toi », à signifiant "vers", le mouvement, et toi « contient tous les tu du monde ». Liaison de à et de buffre (= vent) : « c'est la préposition qui fait la phrase, c'est à. Et le vent. Dans la folie prédatoire de rejoindre. » Rejoindre dans l'absence le corps perdu — car c'est bien du corps qu'il s'agit (corps amoureux et "corps" de la langue), ce pourquoi la première citation est empruntée à "Mauvais sang" de Rimbaud, « Faim soif cris, danse danse danse », un temps où l'extérieur est absent.
Si complexe soit la composition du Livre d'El d'où, ce n'est pas un labyrinthe comme le laisserait d'abord penser l'apparence du texte : différentes dimensions de caractères sont mises en œuvre, des décrochages isolent des fragments, des bribes de dialogue entre caroline et michel sont intégrés, des signes de ponctuation ou des mots qui font tenir la phrase en tant que telle sont repris à la suite d'un paragraphe, dessinant le squelette de ce qui vient d'être lu, une espèce de calligramme ; etc. La composition s'apparente, semble-t-il, à celle d'une pièce musicale, avec le retour de "thèmes" — lieux (Tanger, Rochefourchat, villes de l'Inde), motifs du nom, de la douleur, mots, formes, y compris pour questionner l'ordre de la langue (« Ah ce génie des langues à purger d'ambiguïté les choses »), et comment faire autrement puisque « La phrase cherche à exister quelque chose plus qu'à exister ». Le texte de Caroline Sagot-Duvauroux s'ancre dans la littérature et se construit par elle, de L'Annonce faite à Marie à Au-dessous du volcan, et entre dans cet ensemble ses propres textes, Le Buffre, mais également Hourvari dans la lette, plus ancien.
La lecture du Livre d'El d'où est exigeante, l'écriture qui entend s'avancer vers l'inconnu de nous-même n'est jamais aisée à lire, mais ce qui est connu n'a pas besoin d'être écrit, « La phrase noue la gorge d'une illisible vision. // Si la vision était lisible on cesserait d'écrire. » Le mouvement contre l'absence — quoi de plus violent parce qu'impossible à penser ? — ne peut être que violent pour vaincre ce à quoi aboutit la disparition de l'Autre : la perte d'un regard, de mots. De là la douleur, « D'où vient tla douleur ? / D'être rendue à la foule des insignifiances ? Innommée donc innommable. Beckettienne soudain rendue au milieu précisément indifférent ». Donc il faut continuer, « tant qu'il y a des mots » (Beckett, L'innommable), aller à, vers, sinon pour être nommée, pour résister à la déroute, ce qui se dit par exemple par un de ces jeux phoniques du livre où « le son réalise le sens dans l'insens : À l'abordage. Aux abords d'à, je ».
Cette recension a été publiée dans Sitaudis (www.sitaudis.fr) en décembre 2012.
1 On pense de suite avec ce titre aux résonances bibliques ( El, présent dans des prénoms d'origine hébraïque, signifie "dieu") aux titres des livres d'Edmond Jabès (Le Livre de Yukel, El, ou le dernier livre, etc.).
2 Il y a dans la Bérénice de Racine (acte IV, scène 5) une réciprocité impossible ici :
« Que le jour recommence et que le jour finisse, / Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, / Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! »
3 Caroline Sagot-Duvauroux, Le Buffre, Barre-de-Cévelnnes, éditions Barre parallèle, 2010.
4 voir notamment « Que fuyons-nous si résolument ? Sous les monts l'enfant mort ?»
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29/09/2011
Alain Veinstein, Voix seule
Un pas
À mesure que je m’enfonce
je n’ai rien tant à cœur
que la vérité.
Mais quoi que je fasse et dise,
pas de pas gagné
qu’il soit possible de tenir :
tous les témoins sont morts
et je reste seul en scène
à tenir un rôle
que les vrais mots de l’enfance
feraient voler en éclats.
Jour
Le seul jour jusqu’ici
je l’ai éclairé
à coups de pelle. Souvenez-vous.
Malgré les éclats de rire
et le effets de cruauté,
la pelle
m’a appris la vie.
Je lutte ici même contre l’envie
de la reprendre
et d’ensanglanter avec fureur
la terre épuisée par la brume.
Où es-tu ?
Parti pour ne pas revenir,
ne plus être
père,
père, jamais
et pourtant
les deux bras tendus,
je brandis
une couronne de roses
et je crie :
je suis ton enfant,
celui que tu berçais dans tes bras,
prêt à se faufiler, si Dieu le veut,
comme un rat dans ta tombe.
Et pourtant, nous ne nous reverrons plus,
nous avons, toi et moi, des visages sans avenir.
Le ciel est froid et sombre
contre mon dos.
Il ne manquerait plus que le vent se lève
sur le petit tas brillant
que j’appelais père
il y a à peine un instant.
Alain Veinstein, Voix seule, Fiction & Cie, Seuil, 2011, p. 59, 91 et 122.
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