Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

12/10/2013

Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord

images-1.jpg

                                                                   Reverdy par Picasso


Pour calmer la souffrance de ne pouvoir aller au-delà de ses limites — se replier souvent très en deça de ses limites.

 

L'esprit a créé le temps et il le trouve long. Comme il n'a pas créé la vie, il la trouve toujours un peu courte.

 

À partir d'un certain âge les artistes ont beaucoup plus besoin d'admirateurs que d'amis.

 

Ce n'est pas ce qu'écrit un auteur dans son journal qui présente la plupart du temps un réel intérêt, mais que ce soit écrit par cet auteur qui s'est, par ailleurs, distingué. On rêve d'un journal anonyme où tout ce qui serait consigné serait réellement émouvant — quelque vie particulièrement dramatique et sincèrement dévoilée. Mais ce n'est pas dans l'ordre du talent ou du génie de se dissimuler. Ce ne sont pas les faits qui comptent, mais l'homme que nous voulons voir vivre par les faits. Le journal d'un grand homme inconnu n'a jamais encore été trouvé.

 

Ils portent presque tous un masque c'est vrai — mais, ce qu'il y a de plus terrible, c'est que derrière ce masque, il n'y a rien.

 

Il y a les auteurs qui écrivent avec de la lumière, d'autres avec du sang, avec de la lave, avec du feu, avec de la terre, avec de la boue, avec de la poudre de diamant et enfin ceux qui écrivent avec de l'encre, les malheureux, avec de l'encre tout simplement.

 

 

 

Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord, dans  Œuvres complètes II, édition préparée, présentée et annotée par Étienne-Alain Hubert, "Mille&unepages", Flammarion, 2010, p. 650, 652, 658, 659-660, 666. 669.

22/09/2013

Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour

imgres.jpeg

                          Chantonner contre la peur

 

                                                             à Rachel Erlich-Giovannoni

 

On naît étrangement à la poésie.

 

On contemple des couchers de soleil, le bord des roses, la venue des formes aimées.

 

On fait ce doit faire un poète : se placer devant le monde, dans les livres et les poèmes des autres, des petits signes, un endroit pour l'affût.

 

On essaie de bouger, de vivre comme ses aînés, de mettre ses pieds dans leurs chaussures, d'habiter les vêtements qu'ils nous ont laissés ; de copier leurs postures.

 

On se dit qu'avec tout cela, on finira bien par toucher son dû, le fruit de ses efforts, qu'à force de fidélité, de services rendus à toute cette beauté, on recevra en retour un paquet de mots, de quoi faire la route.

 

Et puis, un jour, c'est un linge empêtré dans la glaise, le cadavre d'une bête ouverte qui nous fait monter dans la bouche notre première poussée de mots.

 

Le linge entre. Tire en nous. Cherche la plaie où loger et croître.

 

« Et si l'on est heureux que la terre, partout

Soit pareille et colle »

 

On croyait qu'écrire convoquait les choses dans l'ordre, chacune selon son rang, son numéro d'appel. On croyait qu'en séparant le noyau de son fruit on éviterait toute atteinte et que seule la beauté entrerait dans nos mots.

 

Un jour quelqu'un a écrit : « Durci de matière », « Ils ont dit oui /A la pourriture », et encore : « Le linge n'est pas / Ce qui pourrit le plus vite. »

 

Et c'est là, contre toute attente, que l'on a touché ses premiers mots, que l'on a fait sa première ponte.

 

C'est là que l'on a découvert son assise. Sa terre.

 

 

 Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour, éditons Unes, 2013, p. 9-10.

18/05/2013

Antoine Emaz, Cambouis

Antoine Emaz, Cambouis, poésie, écrire, lecture, fêlure

   On écrit sans doute parce qu'on n'a rien d'autre pour tenir droit dans un monde de travers.

 

   Je crois n'avoir jamais connu que des poètes fêlés. Qu'ils soient bons ou mauvais est une autre affaire, mais ce lien entre écriture et fêlure, oui. Et une fêlure d'être, profonde, pas l'égratignure sociale ou l'écorchure de vanité. Pas non plus des êtres cassés, sinon l'écriture cesserait. Des bancals, des boiteux d'être. Et chez les vrais lecteurs, de même, car il faut pouvoir l'entendre, ce son de cloche fêlée ou d'enfant qui pleure presque en silence.

 

   Toujours se méfier du brio, du brillant. La poésie, vue de ma fenêtre, comme un art du peu, du pauvre.

 

Rien de magique en poésie : un peu de chance et beaucoup de travail.

 

   Écrivant, on ne s'adresse pas à tout le monde mais à chacun. Cela passe ou pas, selon le lecteur, en fonction de sa culture, ses goûts, son histoire particulière... Ce qu'on nomme le « public » n'existe pas. Les lecteurs viennent un à un, pour des raisons très différentes, voire opposées. Ce qu'on nomme « public » est une somme d'individus qui, pris isolément, ont tous de solides raisons pour aimer ou détester tel ou tel travail. Je ne crois pas qu'il y ait un mouvement de mode, même s'il y a de l'air du temps. C'est bien plus complexe, le poète est seul parmi d'autres poètes, tout comme le lecteur est seul parmi d'autres lecteurs. On ne peut créer un mouvement de foule en poésie. D'où l'illusion des « écoles » « mouvements littéraires ». C'est bien plus émietté : on peut gommer les écarts en soulignant les points communs, mais pas longtemps. Rien que de bien naturel puisque les principes édictés par l'un ne peuvent être suivis par les autres, sauf à à considérer comme valorisante la piètre condition de disciple, émule, remorqué...

 

Antoine Emaz, Cambouis, Seuil, "Déplacements", 2009, p. 155, 171, 177, 179, 180.

01/05/2013

Laurine Rousselet, journal de l'attente

Laurine Rousselet,  journal de l'attente, hiver, enfance, rêve, nuit, écrire

l'hiver grandit

il touche à la maison des morts

entre les froids l'ardeur emporte la résistance

 

les familiers invoquent les doigts à remuer

sous la neige écrire redouble le secret

l'incendie troue l'enfance

les mitaines assurent au sang de fendre la peur

 

s'endormir poème le crayon dans

tout crie au dehors souffre monde

à l'intérieur du lit pousse le sombre

qui écoute ?

le songe dévore l'inconnu

il faudra désormais tout rebâtir

toujours

 

la lune monte

et marche du sourire en silence

la petite seule voit la dissipation

 

le noir en vie est à l'aube du jour qui

le présent vit devant

attends

m'avancer dans l'énormité du ciel

 

Laurine Rousselet, journal de l'attente, éditions isabelle sauvage,

2013, p. 70.

26/04/2013

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, cinq

imgres.jpeg

Écrire : la même chose sauf l'instant,

la même force spontanée moins la surprise

plus celle d'une seule fois les mots ensemble

 

il n'y a pas de sursis dans la prairie, ni en prose

pas de jaune sans herbe exacte

ni transport

 

conjointement, la colline se raréfie

la couleur durcit sa cruauté adjective

 

le même iceberg sous les jupes de la phrase

...

dans le bois de genêts, il y eut

la fuite du très aigu et du très affluent

 

ce mélange de vie parfaite et de silence actif

j'en invente la mémoire avec la même stupeur

le même jaune excellent

 

sur cette terre où abonde le palpable et le vertigineux,

verbe est le grand désirant

l'animiste

hameçonneur de jouissance, de morsures

 

constater en quoi le jaune des genêts est semblable à

celui-ci

en ce moment de marbre

en cette gravure d'amour

 

avec ses définitions à même l'écorce

austères, techniques,

et tellement chaudes à vivre

 

là où ça bruisse, sur la pente connectée

où la citronnade rétracte

 

[...]

 

 

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, cinq, André Dimanche, 2008, p. 131-132.

 

 

15/04/2013

Jules Renard, Journal

images.jpeg

Éloge funèbre. La moitié de ça lui aurait suffi de son vivant.

 

On se fait des ennemis. Avait-on des amis ?

 

Le monde serait heureux s'il était renversé.

 

Un homme qui aurait absolument nette la vision du néant se tuerait tout de suite.

 

À considérer les appétits bourgeois, je me sens capable de me passer de tout.

 

Je ne tiens pas plus à la qualité qu'à la quantité des lecteurs.

 

Les  hommes naissent égaux. Dès le lendemain, ils ne le sont plus.

 

Écrire pour quelqu'un, c'est comme écrire à quelqu'un : on se croit tout de suite obligé de mentir.

 

Il faut vivre pour écrire, et non pas écrire pour vivre.

 

Mon ignorance et l'aveu de mon ignorance, voilà le plus clair de mon originalité.

 

 

Jules Renard, Journal, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 1094, 1114, 1118, 1119, 1124, 1128, 1132, 1151, 1164

12/03/2013

Antonella Anedda, Arbres

 

                           

imgres.jpeg

                                           Arbres

 

   Lorsque j'étais enfant je pensais que l'Est était le seul endroit où l'herbe avait un son. Est, répétais-je et je n'entendais pas seulement un bruissement mais une musique ample, une musique de tiges, une symphonie composée par l'espace, pour l'espace. Depuis le port minuscule d'une île au sein de l'île, du double cœur des roches et des eaux occidentales, l'Italie n'était que la porte d'un Continent plus vaste. Il suffisait d'enjamber cette bande de terre et l'Occident se réduisait soudain à un rivage, c'était le lieu depuis lequel la pensée s'élançait, sans écrans, sans obstacles, vers des steppes intérieures. Dans ce vent phénicien oscillaient, beaucoup plus imposants que les lièges de la Gallura (1), d'autres chênes. En restant immobile, au-delà du mur de pierres sèches et de l'horizon effrangé par la chaleur, il y aurait le chêne de la résignation d'André Bolkonsky dans Guerre et Paix, le chêne-prière dont parle Marie Tsvetaïeva dans Indices terrestres : « Récemment à Kountsevo, j'ai fait opinément des signes de croix devant un chêne Il est clair que la source de la prière n'est pas la peur, mais l'enthousiasme. »

   Et l'enthousiasme avait des noms-grelots : Lithuanie, Estonie, voix-sonnailles qui balaient les distances et viraient en plongée vers les eaux de la Kama, jusqu'à Voronej, à l'orient des vers de Mandelstam : « Je regardais, en m'éloignant, un orient de conifères ». Est était alors le raccourci pour dire un Orient plus rapide et moins légendaire, plus proche et plus somptueux Un fil traversait les lieux dont les noms reviendraient plus tard, passant par-dessus bord, glissant des livres à la page manuscrite, d'une feuille à l'autre comme De l'interlocuteur de Mandelstam, traduit par Celan, et de la "lettre-Est" de son poème dédié à Marina Tsvetaïeva, avec le fleuve Oka au loin et ce son, Taroussa, emporté vers l'exil d'Ovide, en Colchide : Orient de douleur, Orient des adieux. En exil — écrire c'est en faire l'expérience — « de l'empire de la Grande Rime Intérieure ».

[...]

 

Antonella Anedda, traduit d el'italien par J.-B. Para, dans Europe, n° 1000, "Abécédaire", août-septembre 2012, p. 17.



1 Région du nord-est de la Sardaigne, incluant le petit archipel de la Maddalena (NdT.).

02/03/2013

Agnès Rouzier, Le fait même d'écrire

Qu'importe la chambre, — si ce n'est tout entier le temps — qu'importe la chambre ? Pouvait-on même dire : refuge ? (Je effacé par nous mais recevant de cet insistant pluriel sa légèreté principale. Je s'écoutant rire). Qu'importe la chambre, hors les autres cellules qui l'écrasent, l'enserrant, l'entourent, la protègent, qu'importe la chambre hors ces escaliers qu'il faut monter pour l'atteindre, qu'importe la chambre si ce n'est cette île, en plein ciel, portée par d'autres îles, et ce personnage anonyme qui y accède (mettons qu'ils se souvienne de ... ou de tout autre). Qu'importe ce faisceau de questions hors cette clôture que nul ne déchiffre, mais que chacun touche et parcourt. Voici que le vent a tourné et que la plage oblique vers un autre espace : la mer impatiente. Jadis chaude, maintenant glacée, frangée d'une même route, même rangée d'immeubles, glacée : roulé en boule dans un creux de sable, un chandail abandonné. Qu'importe la chambre — ou salle à manger — et nous le revoyons dans la petite cuisine — je vous en prie il faut le délivrer — dans la petite cuisine en désordre — mais toujours le bocal de cornichons au sel, à moitié vide — devant le bol de café au lait (odeur et couleur écœurante, bord ébréché) qu'importe, si nous l'effaçons il se crée — ici bougeant, ici dormant, homme, paysage, et ville, et machine, et fleuve, insecte ou vague, ici endormi et plus dense, de tout son corps pesant attiédi de sueur et d'odeur nocturne (au plus fort), ou bien éveillé les pieds nus après la douche, dans le plaisir infiniment fragile de l'été, avant d'avaler — aliment complet et réminiscence — un verre de lait glacé, ô mères... Qu'importe la chambre, et ce récit qui le délivre, l'enserre : le roi dit nous voulons. Et toi, penché, tu te souviens : moi-je (ou bien la rue, la pluie, les courses, le matin fatigant, et les oranges que l'on transporte déjà fades).

 

Agnès Rouzier, Le fait même d'écrire, Change / Seghers, 1985, p. 30-31.

17/02/2013

James Sacré, Un Paradis de poussières

imgres-1.jpeg

James Sacré a obtenu le prix Max Jacob pour l'ensemble de son œuvre. Il lui sera remis le 21 février au Centre National du Livre.


Au lieu de m'en tenir à des souvenirs jamais précis

(Des choses, de mes sentiments pour ces choses),

A des photographies de mince intérêt, le plus souvent mal prises,

Est-ce que ça serait pas mieux d'oublier tout le détail

De ma rencontre avec des endroits, des moments de ce pays

Avec des gens,

Et de simplement regarder pour écrire

Les images de tant de beaux livres ? n'ont-elles pas

Dans leurs couleurs, dans ce qu'elles donnent à voir

Tous les mots dont j'ai besoin pour dire ?

Ma si pour dire quoi qui me ramène à mon désir

De reprendre un café cassé ?

Le passé mal photographié, demain rien de précis

Je vais continuer de mal oublier.

 

                                               *

 

Il y a toujours quelque chose comme une ruine dans ce que

l'œil regarde :

Mur de maison qui s'en va, terrasse qui tombe

Et tout à côté des constructions pas finies, couleur de brique et de béton.

Au loin de grands feuillages d'arbres bougent

(Je pense à ce village en Vendée

Où l'enfance a connu déjà

Ces formes de feuillages muets).

On est à côté de la vie défaite et qui se continue pourtant :

Des bruits de moteurs et le pas des mules,

Une voix qui n'en finit pas de crier je sais pas quoi.

Je pense

A ces grands gestes d'arbres, à l'enfance à jamais solitude

Ça n'aide guère

A savoir se tenir dans le monde en désordre.

 

James Sacré, Un Paradis de poussières, André Dimanche, 2007,

p. 108-109.

© Photo Tristan Hordé.

17/12/2012

Caroline Sagot Duvauroux, Le livre d'El d'où

DSC_0008.JPG

Caroline Sagot Duvauroux et Jean-Louis Giovannoni, lecture à la librairie José Corti.


[...]

Ensuite je dirai c'est un poème mais n'en suis pas très sûre. Une conversation peut-être. De chaque chose je me suis servi pour qu'explosent des bulles à mes yeux surpris. Un jour je dirai l'histoire des amours affreuses qui peuplent les belles amours et puis un autre jour je tirerai la langue des langues despotiques. Mon chien parlera, tiens, pour te faire rire et avec toi, tous les anonymes que tu fus et que tu protégeais de moi et des langues mortes d'en savoir trop. Mais si je peux — le pourrai-je — j'écrirai le poème, il te regarde, le poème. Dans la prison de Bapaume les grands escogriffes aux yeux vides empruntent les recueils pour trouver des phrases belles pour leurs chéries. Ils avouent : Nous recopions. Je recopierai les vers qui traînent entre l'arme et la plaie. Si je ne le peux pas, si je ne sais pas, tu diras ce n'est pas très important en caressant mon corps mourant. Tu ne caresseras pas mon corps mourant.

             

                                                     * 

[...]

 

Quelques autistes tranchent leurs mots au tranchant des distances. À ras le monde soudain. C'est là que la distance opère la langue. À ras. La mutile de tout le monde soudain. Mais aucun ne renonce. Le silence soudoie la linéarité de l'expression. Tout est possible soudain. Là gonfle dans mille directions. Le soudain monde.

 

Le silence serait-il l'enjeu de la parole ?

 

Alors la terre rouge naît du vert. La promenade déroule les épisodes du paysage dans le temps de la marche. C'est en couleur. Dans le temps de nos écrits, c'est noir et blanc. À cause du mauvais temps, sans doute, car on tourne en technicolor. On dit Vert dans le temps qui va. On arrache un pied à l'appui d'ensuite et le passé parle, les morts parlent. Ça sort de ligne, ça lève, c'est de l'annonce aussi, de l'ivraie, de l'ongle. Alors les temps tracent l'ébauche d'une langue de foin, de larmes, de poussière ; de jonchée. Des temps tournent bosse la terre se creuse, l'eau coule au front. La poésie ravine un principe linéaire.


                                                    *

 

Les mots du poème cherchent dans l'affinité avec la chose dont ils se séparent, le retour, la conversion dans la propulsion. Que la chose les expulse, soit, les exile, mais aussi les suinte, les épouse, les jouisse... rosée. Un instantané que révèle l'eau jaillissante. Un baptême de rosée ? La phrase cherche à exister quelque chose plus qu'à exister. Un écho rote sous la phrase les quelques mots qui font la phrase. Les sanglots des rouleaux qui n'aborderont pas. Ça remonte d'un mufle extravagant, ça reflue d'abordage, la langue du sanglot.

 

 

Caroline Sagot Duvauroux, La livre d'El d'où, José Corti, 2012, p. 46, 74-75 et 126.

©Photo Tristan Hordé.

 

 

Sur les livres de Caroline Sagot Duvauroux, on peut lire un article du poète Serge Ritman (Serge Martin) à l'adresse:

http://martinritman.blogspot.fr/2011/11/cacophonie-vs-polyphonie-ou-la.html

14/11/2012

Christiane Veschambre, Après chaque page

imgres.jpeg

   On n'écrit pas pour se bâtir un "soi" — je n'écris pas pour devenir "moi".

   On n'écrit pas plus pour "s'emparer du monde", ainsi que le dit un article rendant compte du roman "événement de la rentrée" (septembre est aussi le mois de la rentrée dite littéraire en France). Le journaliste se félicite de cette détermination de l'auteur, et de ce que, en même temps, son livre "invite à rester soi".

 

   C'est d'abord désemparé, dessaisi qu'on vient à écrire. Dessaisi de tout contenu préalable, de toute forme reconnue. Dessaisi du rassurant partage forme / contenu. Aussi y a-t-il peu de chances pour que le livre qui naîtra peut-être de cet "espace vide", comme le nommait Peter Brook en parlant des conditions nécessaires du travail théâtral, fasse partie des "romans de la rentrée".

   Quelque chose du "moi" et du "monde" s'effrite, s'écroule, se dissout. La lumière de septembre (m') ouvre l'espace intérieur et extérieur, au-dedans et au-devant de moi, qui délivre des confrontations dialectiques, quelque chose veut, comme un animal caché sous la terre, sous l'eau ou dans la grotte, surgir et le traverser, cet espace, et c'est avec des mots qu'il me faut le laisser venir. Lui qui vient d'un monde sans mots, sans catégories, sans intentions.

   Et il disparaîtra. Ce qui surgit, toujours disparaît. Ça s'appelle la Vie. Ça ne se capture pas, ça ne se construit pas, ça ne se crée pas. Ça peut nous traverser, ça peut redonner vie, imprévisible, inassignable, à nos mots. Ça nous échappe, nous la perdons. Mais de la même façon que nous voulons vivre, encore vivre, jusqu'à la mort, contre la mort, nous l'espérons, la Vie, avec nos mots, après chaque page, nous la perdons, nous l'attendons, la prochaine fois peut-être, elle nous adviendra, et nous disparaissons.

 

Christiane Veschambre, Après chaque page, Le Préau des collines, 2010, p. 32-33.

08/11/2012

Édith Azam, Salle de spectacle du silo d'Arenc

imgres.jpeg

J'écrire ?

J'écrire et ne sais pas pourquoi          j'écris

J'écrire me connaît

L'acte d'écrire nous sait par cœur

Écrivant ce n'est pas moi

non ce n'est absolument pas moi qui          écrit

Écrire me bouillonne et cherche plus que moi dans moi

Mais je ne décide pas

Je ne décide pas          jamais          ce que j'écrire

Je n'ai que la volonté d'écrire

mais que j'écrire c'est plus que moi

écrire me boursoufle me fatigue m'épuise

et j'aimerais ne pas j'écrire

j'aimerais plus jamais ça mais j'écrire          plus fort que moi

À chaque fois l'acte d'écrire emporte tout et malgré moi

Alors j'écris

J'écris le hurlement d'écrire qui a su remonter jusqu'à moi

Le hurlement d'écrire tient debout dans le corps

 

Il faudrait retrousser la peau

 

Il faudrait bien admettre enfin

qu'écrire n'est rien d'autre

que notre chair          hurlante

 

Édith Azam, Salle de spectacle du silo d'Arenc, architecte Roland Carta, photographies Lisa Ricciotti, éditions Al Dante, 2012, n.p.

09/10/2012

Valérie Rouzeau, Va où

imgres.jpeg

Des heures de nuit des heures de jour je fais mon temps je                 pointe quoi passe

Poèmes à la chaîne j'avance bien j'oublierai peut-être au bout tout

Si je détache mieux mes syllabes de mon sentiment dans le   vide si je tiens le rythme d'enfer

M'évertue à poursuivre juste sans sauter une seule ligne de    chance j'oublierai peut-être au bout tout

Tellement tout sera loin au bout après des saisons de peine   lourde mon boulet sous des tas de feuilles

 

                                                    *

 

Me mets en quarantaine pour faire mes lignes quoi d'autre

Me dégourdis les doigts sentiment sur la touche tac tac tac   suis toquée

Me ressemble à l'index toc toc toc suis frappée

Ça peut durer longtemps de pianoter toujours et de taper     jamais

Si je perdais mon temps il me ferait ce coup-là de me  retrouver

 

Valérie Rouzeau,  Va où, Le temps qu'il fait, 2002, p. 23 et 59.

29/09/2012

Jacques Dupin, L'embrasure

Jacques Dupin, L'embrasure, amour, écrire

Ce qu'une autre m'écrivait

comme avec une herbe longue et suppliciante

 

toi, toute, en mon absence, là,

dans le pur égarement d'un geste

hostile au gerbier du sang,

tu t'en délivres

 

tel un amour qui vire sur son ancre, chargé

de l'ombre nécessaire,

ici, mais plus bas, et criant

d'allégresse comme au premier jour

 

et toute la douleur de la terre

se contracte et se voûte

et surgit en une chaîne imprévisible

crêtée de foudre

et ruisselante de vigueur

 

                                 *

 

Malgré l'étoile fraîchement meurtrie

qui bifurque

— c'est sa seule cruauté le battement

de ma phrase qui s'obscurcit

et se dénoue —,

il est encore capable, lui, de soutenir

 

la proximité du murmure

 

Jacques Dupin, L'embrasure, Gallimard, 1969,

p. 32 et 53.

28/09/2012

Henri Thomas, La joie de cette vie

 

henri thomas,la joie de cette vie,écrire,vivre

   J'écris, comme si écrire était mon unique moyen de vieillir sans douleur, et sans jouer un rôle dans les rouages, comme Paulhan, où l'on disparaît quand la machine se modifie pour votre mort.

  

   Je quitte tout, presque tout, pour la route des mots.

 

   Si la mort est la solution forcée du problème appelé la vie, nous ne comprenons pas plus le problème que la solution, et si nous pouvons constater cela, c'est grâce au langage, que nous ne comprenons pas davantage.

 

Je n'ai pas vécu ce que j'écris maintenant ; je le vis, je le découvre, en l'écrivant — sur le mode de l'écriture, comme on dit en croyant par cette formule expliquer quelque chose.

 

Je n'ai, pour répondre de moi, que mes livres, que j'ai oubliés, après m'y être absorbé, peut-être résorbé. Ils sont pareils en cela aux amours, dont on n'a plus guère que le titre : un nom, un prénom, une couleur dominante ; le reste a disparu comme l'herbe des champs, comme les lignes écrites il ya six mois ou dix ans.

 

Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 21, 28, 29, 30, 33.