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16/04/2024

Ossip Mandelstam, Simple promesse

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On s’assiéra dans la cuisine tous les deux,

La lampe à pétrole sentira un peu.

 

Un couteau affûté, une miche de pain…

Gonfle à bloc le primus, si tu veux bien,

 

Ou ramasse encore de la ficelle pour

Mieux fermer le cabas avant le jour,

 

Lorsque nous voudrons aller à la gare,

Là où l’on peut échapper aux regards.

                                    Janvier 1931, Leningrad

Ossip Mandelstam, Simple promesse

(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,

L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 86.

24/10/2023

Étienne Faure, Vol en V

                      étienne faure, vol en V, pluie, regard

L’interférence des yeux sous le porche

où nous nous sommes abrités à cause

de l’eau qui fait rage, bel orage, électrise

l’arcade, commence à nous envouter au point

de non-retour à nos destinées respectives, désirs

qu’il pleuve, qu’il pleuve, bergère urbaine

sous la voûte en abîme que la vie reflète,

inverse,

U

l’air est connu, mais on se fait reprendre

aux yeux de lac artificiel au bord de l’hydro-

électrique décharge entre deux averses — arcane,

c’est un peu moi qui suis là-bas dans ses yeux

quand elle regarde en long et en large où aller,

pressentant l’impossible retrait en arrière-

saison, chez soi, faux domicile, à présent plongée

en son for intérieur, enfance avec,

et tout ce qui s’y verse — la pluie redouble —

si proche et fluide est la vision d’autrui,

soudain clairvoyance.

sous le porche

 

Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 49.

18/02/2019

François Cheng, Enfin le royaume

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L’immense nuit du monde

     semée de tant d’étoiles,

Prendrait-elle  jamais sens

     hors de notre regard ?

 

Longues nuits d’hiver, restent croisées nos branches,

     la promesse est en nous ;

Nous n’oublierons rien, nous oublierons tout,

     déjà proche est la brise.

 

François Cheng, Enfin le royaume, Gallimard, 2018, p. 35, 43.

08/11/2018

Rolando Alberti, Magique, extrêmement

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Érection

 

De petits flocons de neige

descendent du ciel gris

fondant à terre comme de petits désirs.

Tu es mon petit flocon de neige

une pente sans terre

un regard sans rencontre.

Être qui vécut dans ma petite éternité

voyageant dans les méandres comme la prière d’un dieu,

pensée qui devient chair

comme l’acte fécondateur

déesse ensorceleuse qui te montra dans l’autre

à l’homme en marche noyé dans les océans du temps.

 

Rolando Alberti, Magique, extrêmement, traduit de l’italien

par François Bordes, dans L’étrangère, n° 47-48, automne 2018, p. 167.

 

21/12/2017

René Char, Aromates chasseurs

 

Sous le feuillage

 

   Frapper du regard, c’est se dessiner dans les yeux des autres, y découvrir leurs traits modifiés auprès des nôtres, mais pour ombrer notre ceinture de déserts.

   Celui qui prenait les devants s’appuya contre un frêne, porta en compte la récidive de la foudre, et attendit la nuit en désirant.

 

René Char, Aromates chasseurs, Gallimard 1976, p. 35.

28/06/2017

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, dans Secousse

 

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                 Sonnets de la tristesse

                               I

On voit parfois, quand on traverse un village,
un coin de rideau qui se soulève au bas d’une fenêtre,

puis le mouvement de recul d’un visage ridé
c’est que nous aurons regardé dans cette direction,

 

attirés par ce mouvement – comme d’une aile d’oiseau –,

soudain, il se sera inscrit dans notre champ de vision.

Rabaissé, le rideau estompe le visage, puis le gomme

comme si depuis la nuit des temps le dessin devait être raté,

 

celui d’une vie, eau morte qui désormais clapote
derrière une fenêtre qui désormais sert de frontière,
mais transparente pour laisser voir ce qu’il y a d’encore vivant

 

dehors où nous passons. Et nous n’aurions rien soupçonné

si le rideau n’avait pas été soudain corné, comme la page

d’un livre quand on en interrompt la lecture.

 

 

                                      III

Quelle tristesse... Tous ces vieillards assis
sur des fauteuils ou des fauteuils roulants, immobiles,

en rang d’oignons ou en cercle dans la salle commune,

tête qui tombe sur la poitrine et qui semblent

 

ne plus rien attendre – sinon la mort.
Et quand vous passez, quelques têtes, mais pas toutes,

se relèvent, se tournent lentement à mesure,
vous suivent des yeux – comme des vaches dans un pré.

 

Une « fin de vie » peut durer très longtemps,

et si l’on a toujours la conscience du temps...

Quelle tristesse... Tous ces regards éteints,

 

ce silence des vies qui viennent ici finir
et dont on ne soupçonne même pas ce qu’elles furent

ailleurs en leurs lieux et en leur temps.

 

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, dans Secousse,

revue en ligne n° 22, été 2017, éditions Obsidiane.

 

 

 

29/01/2017

Laure (Laure Colette Peignot), Écrits

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La vie répond — ce n’est pas vain

on peut agir

contre — pour

La vie exige

le mouvement

La vie c’est le cours du sang

le sang ne s’arrête pas de courir dans les veines

je ne peux pas m’arrêter de vivre

d’aimer els êtres humains

comme j’aime les plantes

de voir dans les regards une réponse ou un appel

de sonder les regards comme un scaphandre

mais rester là

entre la vie et la mort

à disséquer des idées

épiloguer sur le désespoir

Non

ou tout de suite : le revolver

 

il y a des regards comme le fond de la mer

et je reste là

quelques fois je marche et les regards sr croisent

tout en algues et détritus

d’autres fois chaque être est une réponse ou un appel

 

Écrits de Laure, Jean-Jacques Pauvert, 1971, p. 150.

 

30/10/2016

Guido Cavalcanti, Rime

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XXIV sonnet

 

   Amour m’a fait revivre un amoureux

regard spirituel, si attirant

qu’il me saisit aujourd’hui beaucoup mieux

et me force à penser d’un cœur ardent

 

   à ma dame, envers qui ne vaut rien

ni merci ni pitié ni d’être patient,

elle qui souvent me cause un chagrin

tel que mon cœur peu de vie en ressent.

 

   Mais quand je sens qu’un aussi doux regard

depuis les yeux jusqu’au cœur m’est entré

et y a mis un esprit tout de joie,

 

   de rendre grâces à elle je ne tarde :

ainsi soit-elle par Amour priée

qu’un peu de pitié ennui ne lui soit !

 

Guido Cavalcanti, Rime, traduction Danièle Robert,

Vagabonde, 2012, p. 89.

24/10/2016

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela

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Méditatif

 

Avant l’horreur c’était encore

si peu de chose : vivre, un clin d’œil un regard

mais quel regard quand il appareillait

vers l’espace profond d’une nuit d’août

illuminés par les étoiles déjà mortes

signaux qui viennent d’autrefois pour nous sourire.

 

Après l’horreur nulle mémoire mais le masque

préparé. Après l’horreur

une outre bue un crâne déserté

ne sont pas plus sonores ni plus vide que de creux

terrible dans la pierre Ici persiste l

a forme exacte de ce couple

pourchassé, ici l’empreinte pure,

ici, seulement bonne pour l’écho

sous le pas des troupeaux paisibles, l

a fuite immobile     statue

aveugle et ressemblante.

 

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard,

1979, p. 35.

29/03/2016

Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde du jardin

 

                              

                           

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                                      Zone franche

 

S’avancer sur la pointe des pieds et, crainte de froisser la lumière déclinante d’une fin de journée (si fragile, son équilibre), s’arrêter, interdit, sur le seuil de la clairière, parmi les bruyères, les sphaignes.

 

Arbre soi-même sur-le-champ au cœur et en dehors du temps.

 

Jalousement, une zone franche ; aucune traverse zigzaguant entre mottes et touffes, aucune trace n’en violent l’espace.

 

------------------

 

En face, si proche — et pourtant ! — court une lignée de bouleaux légers comme neige dans un ciel neuf, fuyants, frêles (limite dérobée du rêve) et cependant fringants, se tenant droits.

 

Formeraient, serrés étroitement les uns contre les autres, une barrière à claire-voie.

 

Hampes nues d’arrière-automne.

 

Où, reprenant, poursuivant sans relâche sa reconnaissance, le regard, oublieux, vagabonde.

 

Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde de ce jardin, Corti, 2016, p. 21-22.

19/12/2015

Édith Azam, Vous l'appellerez : Rivière

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Elle regarde à nouveau le moulin, pense qu’il a encore vieilli, qu’elle ne lui connaît pas d’enfance, qu’il perd ses osselets en inventant des mots qui ne s’oublient jamais, qu’elle a mille ans d’absence sur tous les dictionnaires, que la vie n’est qu’un tour de passe-passe, que ses yeux s’habituent à la nuit, que dans ses mains à lui, même affaiblies, la lumière sera : toujours belle.

 

                                                                            Rivière

                                                                   ils ont bien vu

                                                                                  oui

                                                              en retrouvant le sol

                                                                     qu’elle pouvait

                                                                             se glisser

                                                                               partout

                                                                          qu’elle était

                                                                         pour la terre

                                                                             la source :

                                                                             le langage

 

Édith Azam, Vous l’appellerez : Rivière, La Dragonne, 2013, p. 74.

©Photo Chantal Tanet.

08/10/2015

Bernard Noël, Poèmes, I, espace pour ombre

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espace pour ombre

 

espace

de quelle eau lente

fait

un sourire s’épuise

trop devenu sourire

tu

déchires la glace

et

la surface tombe

 

           *

 

qui parle

si le temps est désert

si ta place gelée

on

pose un souvenir

la nuit écume

le corps se fend

 

hier

comme une pierre au fond de l’eau

 

              *

 

regard

de quel regard tombé

cette durée t’exile

l’amour te traverse

et

l’intouchable

 

la vitre refuse l’ongle

le miroir boit le visage

 

le rire même

s’éparpille cassé

 

[...]

 

Bernard Noël, Poèmes I, Textes / Flammarion,

1983, p. 139-141.

14/09/2015

Raymond Queneau, L'instant fatal, II

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                       Quelqu’un

 

Quand la chèvre sourit

quand l’arbre tombe

quand le crabe pince

quand l’herbe est sonore

 

plus d’une maison

plus d’une coquille

plus d’une caverne

plus d’un édredon

 

entendent là-bas

entendent tout près

entendent très peu

entendent très bien

 

quelqu’un qui passe et qui pourrait bien être

et qui pourrait bien être quelqu’un

 

                          Pins, pins et sapins

 

Le ciel la mer saline et les rochers plein d’eau

le cœur de l’anémone auprès des pins têtus

la marche auprès du ciel la marche auprès de l’eau

et la course assoiffée auprès des pins têtus

 

herbes mousses lichens et toutes les bestioles

le regard s’est perdu sous les sapins têtus

le regard qui s’égare après tant de bestioles

les peuples effarés sous les sapins têtus

 

le ciel la mer saline où sabre le soleil

tranche la tête plane aux sapins éperdus

se cabrant dans le ciel et se cabrant dans l’eau

 

tandis qu’une bestiole à l’ombre d’un lichen

cerne de son trajet le bois des pins têtus

sans qu’un regard disperse une route inutile

 

Raymond Queneau, L’instant fatal, II, dans Œuvres complètes, I, édition Claude Debon, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 96-97.

08/07/2015

Chloé Bressan, Claire errance

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Nous ressentons le simple, le tors, le vain, le secourable, altération profonde, vit là le solitaire. Nous ressentons le ténu, le dense, le palpitant, le hors d’atteinte. Nous entrons. Nous disparaît. Nous n’est plus possible à surveiller. On ne surveille pas deux ciels à la fois. On passe un  après un. Et encore, tout juste. On longe l’étrange ligne qui semble ne pas finir au fond du regard. Accepter de faire le guet pour les autres pendant qu’ils traversent le jour dans la poussière conforme.

 

Vient l’heure où il devient urgent de faire passer devant un motif d’absence.

 

Chloé Bressan, Claire errance, éditions sabelle sauvage, 2015, p. 36.

27/05/2015

Ingeborg Bachmann, Trois sentiers vers le lac

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                                Problèmes, problèmes

 

   « Alors à sept heures. Oui mon chéri. J’aimerais mieux. Café du Hochhaus. Parce que par hasard je... Oui, par hasard, de toute façon il faut que j’aille chez le coiffeur. À sept heures, c’est à peu près ce que je prévois si j’ai le temps de... Quoi, ah bon ? Il pleut ? Oui, je trouve aussi. Il pleut sans arrêt. Oui, moi aussi. Je suis contente. »

   Beatrix souffla encore quelque chose dans le micro du combiné et posa le récepteur, soulagée elle se tourna sur le ventre et appuya de nouveau sa tête sur les coussins. Pendant qu’elle s’efforçait de parler avec animation, son regard était tombé sur le vieux réveil de voyage avec lequel jamais personne ne voyageait, il n’était effectivement que neuf heures et demie, ce qu’il y avait de mieux dans l’appartement de sa tante Mihailovics, c’état les deux téléphones, et elle en avait un dans sa chambre à côté de son lit, pouvait à tout moment parler dedans, se mettant alors volontiers les doigts dans le nez quand elle faisait semblant d’attendre posément une réponse, ou préférant encore, aux heures tardives, faire des pédalages ou exécuter des exercices encore plus difficiles, mais à peine avait-elle raccroché qu’elle était déjà rendormie. Elle était capable dès neuf heures du matin de répondre avec une voix claire et nette, et ce brave Erich pensait alors qu’elle était, comme lui, debout depuis longtemps, qu’elle était peut-être même déjà sortie et se trouvait en cette journée prête à toute éventualité.

 

Ingeborg Bachmann, Trois sentiers vers le lac, traduction de l’allemand Hélène Belleto, Actes Sud/Babel, 2006, p. 51-52.