16/10/2023
Paul Verlaine, Jadis et naguère
Paysage
Vers Saint-Denis c’est bête et sale la campagne,
C’est pourtant là qu’un jour j’emmenai ma compagne,
Nous étions de mauvaise humeur et querellions.
Un plat soleil d’été tartinait ses rayons
Sur la plaine séchée ainsi qu’une rôtie.
C’était pas trop après le Siège : une partie
Des « maisons de campagne » était à terre encor.
D’autres se relevaient comme on bisse un décor,
Et des obus tout neufs encastrés au pilastre
Portaient écrit : SOUVENIR DES DÉSASTRES.
Paul Verlaine, Jadis et naguère, dans Poésies complètes,
Bouquins/Robert Laffont, 2011, p. 299-300.
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15/10/2023
Paul Verlaine, La bonne chanson
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué leur passé.
— Te souvient-il de notre extase ancienne ?
— Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne.
— Ton cœur bat-il toujours à mon sel nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve. — Non.
— Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! — C’est possible.
— Qu’il était bleu, le ciel, et grand l’espoir !
— L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
Paul Verlaine, La bonne chanson, dans Poésies complètes,
Bouquins/Robert Laffont, 2011, p. 108.
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14/10/2023
Paul Verlaine, L'espoir luit...
L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou ?
Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.
Que ne t’endormais-tu, le coude sur la table ?
Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,
Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste,
Et je dorloterai les rêves de ta sieste,
Et tu chantonneras comme un enfant bercé.
Midi sonne. De grâce, écartez-vous, madame,
Il dort. C’est étonnant comme les pas de femme
Résonnent au cerveau des pauvres malheureux.
Midi sonne. J’ai fait arroser dans la chambre.
Va, dors ! L’espoir luit comme un caillou dans un creux.
Ah, quand refleuriront les roses de septembre !
Paul Verlaine, Sagesse, dans Œuvres poétiques,
Bouquins/Robert Laffont, 2011, p. 203.
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12/10/2023
Eugène Savitzkaya, Au pays des poules aux œufs d'or
L’une était renarde et l’autre était héron sans avoir jamais choisi le poste qu’ils occupaient dans les classifications établies depuis belle lurette par des hommes en bésicles apparentés aux universités du monde. L’une pratiquait l’anglais avec facilité et le russe avec plaisir. L’autre ne connaissait qu’une seule langue dont il usait avec modération. Les deux vénéraient le soleil et la lune, son déflecteur de roche usée. Il portait les nuages et elle traînait les nuées.
Comment s’étaient-ils acoquinés ? Le glapissement d’une renarde n’attire pas d’ordinaire les hérons errants. Le claquement d’un bec long et fin d’un héron n’émoustille pas plus que ça une renarde.
Mais les temps varient et les cœurs changent comme varient les cieux et changent les formes des nuages.
Eugène Savitzkaya, Au pays des poules aux œufs d’or, Les éditions de minuit, 2020, p. 75.
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11/10/2023
Eugène Savitzkaya, Fraudeur
Les champs secs ou le parc brumeux.
Il a toujours aimé l’eau mais adore le grattement du chaume contre ses chaussures, l’odeur et le chant des tuyaux de paille dorée. D’un côté la croupe argileuse, de l’autre le limon d’une rivière er de son affluent. Entre deux fossés, remblais de terre herbeuse, un chemin creux ancien comme le village dont il s’éloigne. Entre deux haies d’ifs, une allée vers le château qu’il laisse pour demain, pour plus tard. Plus tard les jeunes filles aux jambes nues sur la pelouse descendant vers l’étang. Aujourd’hui, préfère l’ornière au fond de laquelle se tapit le lièvre au poil clair quand le vent du nord souffle transportant le vacarme d’un train de marchandises.
Un été torride, le parc ouvrait ses grilles et le garçon suivit le ruisseau d’eau pure et vit le poisson d’or nageant sur un fond de coquilles vides blanches comme nacre ou onyx. Ce poisson avait la forme et la délicatesse d’un pied d’enfant ; ses nageoires s’agitaient comme des voiles d’un mouvement régulier et souple. Le poisson nageait contre le courant, se déplaçait latéralement, se couchait sur le flanc, actif et lumineux
Eugène Sawitzkaya, Fraudeur, éditions de Minuit, 2015, p. 58-59.
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10/10/2023
Eugène Savitzkaya, Alain Le Bras, Quatorze cataclysmes
Au printemps, de la cime d’un arbre, araucaria, on voit le merveilleux quartier de la maison nouvelle avec les couloirs sonores, les escaliers à marche de pierre et un seul mur, debout, quelques tranquilles murets pour s’appuyer et pour poser les plans, de sèches bergeries et de nombreuses étables vides, certaines spacieuses, d’autres minuscules pour les minuscules animaux à cornes, ces derniers bâtiments pourvus de surprenantes entrées et issues. Les lapins auront peut-être des maisonnettes en terre truffées de cristaux, de pépites et de débris de coquillages laiteux et les colombes , des tourelles en roche très veinée, en marbre et en craie que l’on pourra creuser à la cuiller et manger pendant les famines.
Eugène Savitzkaya,, Alain Le Bras, Quatorze cataclysmes, Le temps qu’il fait, 1985, np.
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09/10/2023
Eugène Savitzkaya, Rules of solitude
Chaque visage est une fontaine
nouvelle qui s’écoule dans le vide et
l’obscurité. Le haut est léger et froid.
Le bas est noir et tiède. Le large
s’étend. Le long s’étire. Le vaste s’ouvre
et l’infini se referme. La nuit est
tellement parfumée.
Eugène Savitzkaya, Rules of solitude,
Quale Press, 2001, np.
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08/10/2023
Eugène Savitzkaya, Cochon farci
Comment vais-je mourir demain, par miracle,
aussi brusquement qu’apparu, dans un demi-souffle,
en puanteur commune, avec les roses sur le ventre
et délivré par une fée, né et mort
au même instant, dans l’articulation
de la phrase ?
Eugène Savitzkaya, Cochon farci, éditions de
Minuit, 1996, p. 31.
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07/10/2023
Jean-Luc Sarré, Autopportrait au père absent
Le sommeil n’a de cesse qu’il ne m’ait éconduit ;
cette nuit n’a pas fait exception à la règle,
mais quelques rares voitures circulaient sous la pluie
et le bruit était doux de leurs pneus sur l’asphalte.
Je poursuivais mon apprentissage du silence
tout en pensant à ces tours pendables que mon corps
ne cesse de me jouer depuis bientôt dix ans
convaincu qu’il m’en réservait de pires encore.
Renoncement, abdication, abjuration
me proposent aussitôt leurs services, mais j’aime voir,
et la lumière du jour ne devrait plus tarder.
Sans doute pourrais-je abjurer la poésie
si ce n’était par là abjurer le regard.
Jean-Luc Sarré, Autoportrait au père absent, Le Bruit du temps, 2010, p. 68.
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06/10/2023
Jean-Luc Sarré, Les journées immobiles
Enfance
la route vers la mer
est longtemps jaune et grise
elle va dans l’air chaud
et les vapeurs d’essence
c’est la route des insectes
et des peurs infimes
celle aussi d’une joie étrange
malmenée jusqu’à ce qu’on aperçoive
enfin entre les branches les barques
la rade endimanchée
Jean-Luc Sarré, Les journées immobiles,
Flammarion, 1990, p. 47.
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05/10/2023
Jean-Luc Sarré, Apostumes
L’harmonie n’est pas une chimère, c’est ce que semble vouloir dire les ombres conciliantes de certains matins.
L’essentiel de ce qui a pu m’arriver et légèrement me surprendre durant toutes ces années me semble aujourd’hui d’une banalité effrayante.
Que la technologie me résiste, je l’admets volontiers —surtout restons ennemis ! — mais qu’elle se gausse de mon incapacité à la maîtriser voilà qui me met en fureur.
La souffrance physique confisque le regard qu’elle ne rend, quand c’est le cas, qu’en partie ; on peut même dire le plus souvent qu’elle l’annihile.
Jean-Luc Sarré, Apostumes, Le Bruit du temps, 2017, p. 155, 156, 158, 171.
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04/10/2023
Jean-Luc Sarré, Apostumes
La préparatrice, en m’injectant un produit à base d’iode avant de me conduire au scanner, s’est excusée d’avoir les mains froides. Était-ce pour que je les regarde ? En tout cas je n’y ai pas manqué et, de fait, elles étaient fort belles.
Jamais (à ma connaissance) une robe de deuil n’a clôturé un défilé de mode. Quel manque d’humour mais de réalisme surtout !
La solitude ? Un mot, une chimère, la plupart du temps. Ma seule compagnie m’est une agression. Pourtant il m’arrive de me complaire avec plus encombrante compagnie encore.
Jean-Luc Sarré, Apostumes, Le Bruit du temps, 2017, p. 40-41, 49, 50.
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30/09/2023
Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l'épine
Épître chagrine à Mademoiselle***
Quel espoir vous séduit ? quelle gloire vous tente ?
Quel caprice ! A quoi pensez-vous ?
Vous voulez devenir savante ?
Hélas ! du bel esprit savez-vous les dégoûts ?
Ce nom jadis si beau, si révéré de tous,
N’a plus rien, aimable Amarante,
Ni d'honorable, ni de doux.
(…)
Pourrez-vous toujours voir votre Cabinet plein
Et de pédants et de poètes
Qui vous fatigueront avec un front serein
Des sottises qu’ils auront faites ?
Pourrez-vous supporter qu’un Fat de qualité
Qui sait à peine lire, et qu’un caprice guide,
De tous vos ouvrages décide ?
Un esprit de malignité
Dans le monde a su se répandre.
On achète un bon livre afin de s’en moquer,
C’est de plus longs travaux le fruit qu’il faut attendre :
Personne ne lit pour apprendre ;
On ne lit que pour critiquer.
(…)
Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine,
édition Sophie Tonolo, Poésie/Gallimard, 2023, p. 39.
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29/09/2023
Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l'épine
Chanson
À la Cour
Aimer est un badinage,
Et l’amour
N’est dangereux qu’au Village.
Un Berger,
Si sa bergère n’est tendre,
Saura se pendre,
Mais il ne saurait changer.
Et parmi nous quand les belles
Sont légères ou cruelles,
Loin d’en montrer du dépit ,
On en rit,
Et l’on change aussitôt qu’elles.
Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine,
édition Sophie Tonolo, Poésie/Gallimard, 2023, p. 98-99.
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28/09/2023
Antoinette Deshoulières, De rose ne reste alors que l'épine
Rondeau
Le bel esprit, au siècle de Marot
Des dons du Ciel passait pour le gros lot,
Des Grands Seigneurs il donnait accointance,
Menait parfois à noble jouissance,
Et qui plus est, faisait bouillir le pot.
Or est passé ce temps où d'un bon mot,
Stance ou dizain, on payait son écot.
Plus n’en voyons qui prennent pour finance
Le bel esprit.
À prix d’argent l’auteur comme le sot,
Boit sa chopine, et mange son gigot,
Heureux encor d’en avoir suffisance.
Maints ont le chef plus rempli que la panse
Dame ignorance a fait enfin capot
Le bel esprit.
Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine,
édition Sophie Tonolo, Poésie/Gallimard, 2023, p. 98.
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