30/06/2024
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais mienne
Célébration du 9 mai 2022 sur la pelouse devant la maison d’Emily Dickinson
Dans ma vie
ai-je fini par me dire
il y a eu moins de sexe que souhaité :
amoureux morts disparus peu conformes
changés en rivières ou pierres
crapauds lézards cendres outils de jardinage.
Mieux qu’avec des humains ma curiosité s’aiguise,
je me sens comblée et plus complexe
en flirtant
avec des villes.
Me voici revenue
dans la ville qui n’est pas mienne.
Un carrefour, la tombe
d’une femme ravissante monstrueuse spirituelle.
Une autre maison toute pareille.
Surplombant la tombe un faucon bouffe un écureuil.
Que vois-tu de là, faucon ?
Aperçois-tu ma maman ?
— Peu probable, elle n’était pas de celles
qui aiment rester plantées au même endroit.
Que vois-tu de ton grenier
poète exaltée arrogante
éprise des fillettes, des rats, des scarabées, des racines de plantes printanières
Vois-tu ma maman ?
— Bien sûr que non, sourit-elle,
ta maman est devenue faucon, écureuil,
un vers que j’ai biffé trois fois.
La ville qui n’est pas mienne
empeste embaume terrasse
par ses lilas et ses latrines toujours bouchées
par la neige qui n’a cessé de tomber,
elle sent la peau vieillissante de Nonna et celle toute fraîche de Frossia,
elle sent mes larmes honteuses
de gratitude humiliation orgasme pertes tourments.
Chaque ville ne sera plus jamais mienne
D’autant plus forte l’odeur, plus vive la mèche repoussée derrière l’oreille,
plus élargi le regard s’enfuyant on ne sait vers où,
là où la carte s’achève,
où il n’y a rien à voir et ne pas voir
si tu es toi-même — Celui qui s’enfuit.
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais mienne, traduction du russe Henri Abril, dans La Revue de belles-lettres, 2024-I, p. 105.
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29/06/2024
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais mienne
p.p.s.
Dois-je façonner
un petit pot
pour y loger des boyaux
en déloger des vermisseaux
pour la beauté de mon pays
de ma pauvre terre natale
de ma terrible terre natale ?
Tout ce qui s’égosille
tout ce qui s’extasie
je le mêle au corps de glaise
pour le faire couver sous la braise
pour qu’on mange et boive la glaise
alors que moi je mène le jeu.
Moi, je dois brûler en eunuque potelé
sur sa tendre poupée brisée ;
je dois hurler en éclisse céleste
mais sans un bruit, sans mots ;
flâner en songe sur la Fontanka,
marquer d’une plaie sordide
le grand étranger de la Jdanovka,
rêver de pierre tombales…
Puis — secret hors de ma portée —
garder, tel Bachmatchkine,
un pont caduc par une morne nuit…
Peut-être
Peut-être
Peut-être
Être.
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais mienne, traduction du russe Eva Antonniko, dans La Revue de belles-lettres, 2024-I, p. 112.
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27/06/2024
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais la mienne
p.p.s.
Dans un vase, un pot pétri
par moi vaille que vaille
pourrai-je glisser des entrailles
et ayant ôté les vers
de ma si belle terre
de ma malheureuse patrie
de ma terrible patrie ?
Tout ce qui chantait
tout ce qui se pâmait
le glisser dans un corps de glaise
pour que ça roule et couve à l’aise –
pour que d’argile il se nourrisse
sans que mes doigts s’immiscent.
À moi tel un gras eunuque le flamber
au-dessus de la poupée tendre et brisée
de hurler ainsi qu’un pieu céleste
mais sans un mot un son un geste
en songe errer le long de la Fontanka,
avec la klanovka et sa plaie souillée
griffer le granit venu d’ailleurs
— griffer aux tombes des rêves ailés —
Comme un secret dont rien n’affleure,
comme Bachmatchkine la nuit vient veiller
sur un pont vétuste et fragile…
Sans qui vive
Sans qui vive
Sans qui vivre
Vivre
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais la mienne,
traduction du russe Henri Abril, dans La Revue de belles-lettres,
2024-I, p. 113.
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26/06/2024
Marianna Kiyanovska, Partager la lumière
C’est la faute à la guerre dit la petite fille la faute à la guerre
si le printemps tarde tellement à venir
déjà les cigognes se sont envolées, les cerisiers ont fleuri
c’est la faute à la guerre dit la petite fille
voici deux jours que mon Ouman est dans le brouillard
j’ai si mal à ma ville à mon Ouman si mal
que la douleur suspend son vol comme le halo d’une étoile ou d’une fleur
et alors on la voit dit la petite fille
je marche et je vois dit-elle
c’est la faute à la guerre dit la petite fille et le vent fait voler les cendres de la vie des gens
ici le vent emporte les cendres de la vie des gens partout
au lieu des fleurs ailleurs
à présent les gens là-haut et les cerisiers là-haut
se sont envolés ont fleuri
la petite file dit qu’il n’y a presque plus de temps c’est la faute à la guerre
dans le brouillard la guerre va plus vite que le temps plus vite que deux jours
et c’est bizarre que le printemps tarde tellement à venir
Marianna Kiyanovska, Partager la lumière, traduction de l’ukrainien Iryna Dmytrychyn, dans La Revue de belles-lettres, 2024-I, p. 121.
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24/06/2024
André Frénaud, La Sainte Face
Les années et les jours ne s’endorment pas !
Quelle action violente quand me traversent
les frondaisons resplendissantes de l’avenir.
Ô fragiles et qui ne chantez pas encore !
Là-bas, rien que les cris des koulaks dépossédés,
rien que par l’épée et les menaces, les chantiers ;
et la peur énorme comme l’Oural même ;
et l’ennemi mûrit dans notre sein après notre victoire,
et je ne sais pas s’il est celui-ci ou celui-là.
André Frénaud, La Sainte Face,
Poésie/Gallimard, 1985, p. 101.
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23/06/2024
André Frénaud, La Sainte Face
Qui ?
Qui l’atteindra ?
L’amour ardu.
Qui l’improvise ?
La tentation.
Qui l’a trompé ?
L’acolyte inspiré.
Qui lui fait piège ?
L’autre de soi.
Qui le défie ?
Le néant ombrageux.
Qui l’intronise ?
Un vent qui va.
André Frénaud, La Sainte Face,
Poésie/Gallimard, 1985, p. 201.
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22/06/2024
André Frénaud, La Sainte Face
Linge propre ou l’héritier
Prendras-tu la canne du mort
pour te rendre aux obsèques ?
Mettras-tu le linge du mort
pour aller au plaisir ?
Oui, c’est moi désormais
le défunt, justement.
André Frénaud, La Sainte Face,
Poésie/Gallimard, 1985, p. 194.
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21/06/2024
André Frénaud, Les Rois mages
La vie morte, la vie
Ma vie morte, ô mon poids fertile,
la rivière qui me conduit,
ma seule part de toute présence,
la consistance de mon défaut,
mon entrave ardemment ourdie,
mon étrave que je maudis,
glacier qui absorbes mes flammes,
sang coloré qui m’inondes,
tache à flanc de si lourde absence,
aqueduc au rebours de l’eau vive,
c’en est assez ma vie, merci.
Quand me perdrai-je hors de ma vue ?
André Frénaud, Les Rois mages, Poésie/
Gallimard, 1987, p. 160.
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20/06/2024
Fernando Pessoa, Le violon enchanté
Anamnèse
Quelque part où jamais je ne vivrai
Le jardin d’un palais renferme
Une telle beauté que j’ai mal d’en rêver.
Là, jalonnant d’immémoriaux sentiers,
Prénatales, de grandes fleurs
Rappellent ma vie perdue, avant Dieu.
Là j’étais heureux et l’enfant
Qui jouissait de fraîches ombres
Où se sentir non sans douceur un exilé,
On m’arracha toutes ces choses vraies au loin.
Ô mes patries perdues !
Mon enfance avant Nuit et Jour !
Fernando Pessoa, Le violon enchanté, Christian
Bourgois, 1992, p. 173.
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19/06/2024
François Rannou, Le Masque d’Anubis
L’herbe ni tondue ni coupée s’est pliée sous le
vent qui lisse sa paume humide glisse entre les
arbres de ce verger redevenu sauvage un Jessé
debout pisse contre le tronc d’un prunier l’urine
pulvérisée trace sa fine rigole entre les globes
charnus d’un jaune presque orangé les fourmis
entraînées ne grimperont plus le long de l’écorce quant au
rêve de l’homme perdu dans ses pensées il est lisible
déplie son phylatère de branche en branche comme si
c’était sa raison d’être mais ce ne sont que des
fragments qu’aucune langue connue ne peut
traduire son désir d’origine trouvera sa réponse
quand sur sa peau les hyménoptères de toutes sortes
l’inscriront lentement selon un nouveau temps pour
qu’il en ressente enfin l’importance vaine on l’appelle
les voix s’impatientent il fait soudain plus frais
Méditation
François Rannou, Le Masque d’Anubis,
Des Sources et des Livres, 2023, p. 43.
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18/06/2024
François Rannou, Le Masque d'Anubis
Ses petits pieds essaient de ne pas peser sur le
plancher du dortoir la fenêtre est de l’autre côté
du couloir dans la nuit elle s’est levée pour voir dans
le parc l’herbe recouverte de givre éclairée par
la lune blanche ronde comme un sou intensément
c’est presque le Saint-Esprit qui tomberait sur le
monde croit-elle rêveuse concentrée sa chemise
longue en tulle blanc simple se mêle à ce qui brille
sans nom sur ses lèvres elle reste ainsi longtemps
puis elle regagne son lit précautioneusement avec
cette joie qu’elle voudrait partager avec les
autres filles endormies dans leur sommeil ou
plutôt une sorte de confiance pas de naïveté juste
l’humble pureté facétieuse parfois d’une fillette
traversa
nt désormais qu’elle est à l’autre bout du
temps la nuit nue claire d’un funèbre jardin sans limites
La Fillette du pensionnat de Kerbertrand
François Rannou, Le Masque d’Anubis,
Des Sources et des livres, 2023, p. 33-34.
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17/06/2024
François Rannou, La Masque d'Anubis
Les lents chevaux de
l’orage font vibrer
la terre sèche leur dense échappée vers le
fond du champ remonte
jusqu’à mes cuisses
roues du vélo
que j’ai tout à l’heure
jeté sur le talus
tournent dans l’air lourd
que la pluie tombe n’est plus une espérance
vaine me dit-elle
tandis que coule de
ses lèvres vers son
cou ce très fin trait
rouge que brouillent mes questions
François Rannou, Le Masque d’Anubis,
Des Sources et des Livres, 2023, p. 17-18
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16/06/2024
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé
Le lac près de l'Opéra
En promenade. À partir de la place de l'Opéra, où quelque autobus a dû me transporter, faisant quelques pas dans une rue médiocre, qui en traverse une plus large, je me détache progressivement des grandes artères et des boulevards dont j'entends encore faiblement la rumeur s'amenuisant... Soudain je débouche sur une vaste étendue d'eau, dont je ne fais qu'entr'apercevoir l'autre rive dans le lointain, avec ses baies, ses plages, ses criques, ses villas éparses ou groupées.
Comment ! Un lac ! Si près de l'Opéra ! Je n'en reviens pas.
Il est vrai que je prends souvent les mêmes autobus, sur les mêmes trajets, un peu en maniaque, qui n'accepte pas d'être longtemps détourné de sa vie propre. Tout de même ! À ce point ! C'est impardonnable ! Depuis des dizaines d'années que je vis à Paris... Enfin, je l'ai trouvé. Et cet horizon ! Justement ce qui manquait à ce cette capitale un peu usée... et sans chercher détails ni explications, je me laisse envahit et gonfler de la joie inespérée. Quel avenir ! Une existence nouvelle va commencer.
L'impression a tellement pénétré en moi que, réveillé, je ne m'en réveille pas tout à fait, et sans doute je n'y tiens pas, j'aurais trop peur de retrouver une ville où, à nouveau, un lac manquerait. Je reste sans bouger, méfiant, sachant que malgré la certitude encore persistante d'un lac proche et presque à ma porte, il est préférable que je ne lève pas le petit doigt, que je ne me livre (mot si juste) à aucun acte, le plus petit geste en ces heures matinales étant parfois capable d'entamer et de recouvrir en un rien de temps les plus grandes découvertes de la nuit et de vous reconduire illico au strict quotidien.
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé, [1969] dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 482.
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15/06/2024
Ethel Adnan, Je suis un volcan criblé de météores
Poèmes d’amour
I
Ma gitane avait
de l’argent indien
sur tout le corps
Son nombril
comme l’étoile du matin
ses yeux
comme les prairies
des sierras
Elle était un cerf
et un sentier
menant à un archétypes de
lac
Un jour le soleil brilla
dans ses cheveux
et la forêt prit feu
mais la voiture tomba en panne
dans un virage de
a route
Et nous avons dormi sur un lit d’hôpital
afin de renaître
comme l’Arc-en-ciel indien.
(...)
Etel Adnan, Je suis un volcan criblé de météores, Poésie/Gallimard, 2023, p. 125-126.
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13/06/2024
René-Guy Cadou, Hélène ou le Règne végétal
Le réalisme se complaît dans un romantisme quotidien et ne procède que par bilans.
Sans vouloir faire fi des récentes conquêtes surréalistes, qu’il me soit permis d’écrire que cette poésie ne redeviendra audible qu’en revenant à une simplicité, une pureté, une identité somme toute élémentaires.
Ne pas faire dire aux mots plus qu’ils ne peuvent.
Il y a toujours divorce entre la poésie du moment et le public du moment.
René-Guy Cadou, Hélène ou le Règne végétal, suivi de Usage inerne, Poésie/Gallimard, 2024, p. 233, 235, 236, 241
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