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10/12/2022

Henri Thomas, Le monde absent

 

Je viens de la rue aux travaux sans nombre,

j’ai vu l’arroseur matinal changer

le bord du trottoir en azur léger,

sur l’autre trottoir c’est encore l’ombre.

 

J’ai vu fuir, presque silencieuse,

une automobile merveilleuse,

et les petits bars, très en retard

sur le jour (ils n’ouvrent que le soir).

 

J’ai vu peu de choses et bien des choses,

la rosée au fond des parcs déserts,

la Seine où mouraient de froides roses,

les chalands de leurs panneaux couverts.

 

Que m’en restera-t-il dans dix années,

et dans trente, seul, geignant dans un lit ?

Rien peut-être, une incertaine pensée,

ou bien tout un monde, épars dans ma nuit ?

 

Henri Thomas,  Le monde absent (1947), dans

Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 133.

 

 

 

 

                                          

09/12/2022

Djuna Barnes, L'Almanach des Dames

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JANVIER

                           a trente et un jours

 

En ce premier mois de notre calendrier chrétien, la Terre est ligotée et les Mers prises dans les serres de l’effroi ! Des oiseaux, nulle évidence, la mémoire seule en a souvenance ! La sève sommeille et l’arbre en est à l’obscur, herbes vives et verdures luxuriantes ne sont que promesse incertaine, la charrue est remisée avec la herse, et les champs livrent leur surface à une moisson de neige que nulle faucille ne coupe, que nulle grange n’abrite, nulle charrette, ployant sous le faix, ne recueille, car la neige se sème toute seule et seule se récolte sans laisser la moindre trace.

Or, en ce mois de l’année, comme pour la Terre-Mère, il en va de toutes les espècesde la Nature et tout spécialement de la Femme.

Celle-ci éprouve alors une certaine commisération envers l’homme, envers ce que, des siècles durant, ses soins l’ont amené à espérer et elle ne laisse pas que de se sentir un peu coupable.

Djuna Barnes, L’Almanach des dames, traduit par Michèle Causse, Flammarion, 1982, p. 18-19.

 

 

08/12/2022

Paul Celan, La Rose de personne

 

Avec toutes les pensées je suis sorti

hors du monde : tu étais là,

toi, ma silencieuse, mon ouverte, et —

tu nous reçus.

 

Qui

dit que tout est mort pour nous

quand notre œil s’éteignit ?

Tout s’éveilla, tout commença.

 

Grand, un soleil est venu à la nage, claires,

âme et âme lui ont fait face, nettes,

impératives, elles lui ont tu

son orbe.

 

Sans peine,

ton sein s’est ouvert, paisible,

un souffle est monté dans l’éther,

et ce qui s’est nué, n’était-ce pas,

n’était-ce pas forme, et sortie de nous,

n’était-ce pas

pour ainsi dire un nom ?

 

 

Mit allen Gedanken ging ich

hinaus aus der Welt : da warst du,

du meine Leise, dumeine Offne, und —

du empfingst uns.

 

Wer

sagt, dass uns alles erstarb,

da uns das Aug brach ?

Alles erwachte, alles hob an.

 

Gross kam eine Sonne geschwommen, hell

standen ihr Seele und Seele entgegen, klar,

gebieterisch schwiegen sie ihr

ihre Bahn vor.

 

Leicht

tat sich dein Schoss auf, still

stieg ein Hauch in den Äther,

und was sich wölkte, wars nicht,

wars nicht Gestalt und von uns her

wars nicht

so gut wie ein Name ?

 

Paul Celan, La Rose de personne (Die Niemandsrose), édition bilingue, traduction de Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979 (S. Fischer Verlag, 1963), p. 31 et 30.

07/12/2022

Bernard Vargaftig, Éclat & Meute

 

Ô parole indivisible

Est-ce l’herbe des charniers

 

L’immobilité d’un mur

Ou la mort criblée d’images

 

L’aveu même d’être là

Comme l’énumération

 

D’un étang et d’un village

Tourbe neige cuivre école

 

Jusqu’au nom de chaque jour

Dans le signe sur les portes

 

Bernard Vargaftig, Éclat & Meute,

action poétique, 1977, p. 39.

 

05/12/2022

Bernard Vargaftig, Le monde le monde

 

Encore un versant d’acacias

Une route presque une syllabe

La clairière s’est dénouée

Ciel tout à coup et nudité voici comme

La ressemblance disparaît

La plage sans désolation

Sable éraflé un mouvement

Dans les profonds  paysages qui s’étendent

Jardin et lointain emportés

Et hâte dont l’immensité nomme

Et le trou autour de l’aveu

Le cri le linge les dahlias d’être épars

Chaque fois l’alouette après

L’alouette est-ce où tout dérapait

L’ombre m’abandonne entre enfance

Et frémissement que le silence fuit

 

Bernard Vargaftig, Le monde le monde, André Dimanche, 1994, p. 75.

04/12/2022

Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements

 

La fugacité disparaît

Toujours la même déflagration je t’aime

La hâte obstinément éclaire

Ton souffle où je tombe encore une fois

 

Quel dénuement n’ai-je pas dit

Un souvenir sans souvenir aucun ciel

N’a l’étendue de l’abandon

Un cri l’impudeur pensive

 

Le sens et l’effacement bougent

Le désir avec les oiseaux qui respirent

Tellement le jour était vaste

Comme quand l’aveu n’a plus d’ombre et roule

 

Quand la ressemblance sans cesse

Si ensevelie se sépare de moi

L’enfance changée en pitié

Dans les rochers que l’apaisement forme

 

Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996, p. 51.

 

03/12/2022

Andrea Zanzotto, Idiome

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     Ascoltando dal

Insiste il dito annichilito sul tasto

in una nota sempre sbagliata

eppure disumanamente giusta

       al di là di ogni esempio azzeccata

Una nota fino a che sangue è il dito

e poi si azzoppa in uno sbagliato

       movimento di trillo

       al di là di ogni esempio

       tuttavia riazzeccato

Un’infinita, irraggiante da tutto, offerta

arriva su quella nota, su quel dito

innervosito, anzi da tempo annichilito,

che vuol farsene carico, dar credito

       a un possibile universale spartito

       riversare da un nastro registrato

       a un altro

       non meno mitico instrumento

Un indirizzo o un’una dichiarazione di mittente

come becco di popicchio insistito

è in quel dito cha batte l’offerta

       sua-unica, da-nulla, che nulla alletta

       e che scavando per sempre in quel tasto

       e sbagliandolo sempre, nella deserta

realtà che per altro come mattina s’affina,

la sua ostinazione contro ogni perché,

il suo per chi per che non mai esauribile

       né esistibile assesta, indovina

 

                   Écoutant

depuis le pré

Sur la touche, le doigt anéanti insiste

sur une note toujours ratée

et pourtant inhumainement juste

       au-delà de tout exemple réussie

Une note, jusqu’à ce que sang soit le doigt,

puis, il s’estropie, en un mouvement

       de trille raté

au-delà de tout exemple

néanmoins reréussi

Rayonnant depuis toute chose, une offre infinie

parvient sur cette note, sur ce doigt

énervé, et d’ailleurs depuis longtemps anéanti,

qui veut la prendre en charge, donner crédit

       à une partition universelle possible,

déverser d’une bande enregistrée

dans une autre

non moins mythique instrument

Une adresse ou une déclaration d’expéditeur

insistante comme bec de pic-vert,

c’est sur ce doigt que tape l’offre,

       sienne-unique, de rien-du-tout, qui n’allèche rien,

       et, toujours creusant sur cette touche,

       et toujours la ratant, dans la déserte

réalité, qui par ailleurs s’affine comme matin,

son obstination contre tout pourquoi,

son inépuisable ni existible pour qui, pour quoi,

       ajuste, devine

 

 Andrea Zanzotto, Idiome, traduction de l’italien, du dialecte haut-trévisan (Vénétie) et préface par Philippe Di Meo, José Corti, 2006, p. 36 et 37.

02/12/2022

Buson, Le parfum de la lune

   

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les journées lentes

s'accumulent

si loin autrefois

 

le poirier en fleurs

sous la lune

une femme lit une lettre

 

je marche, je marche

songeant à des choses et à d'autres

le printemps s'en va

 

au bord du chemin

des jacinthes d'eau arrachées fleurissent

la pluie du soir

 

la nuit, des voix d'hommes

irriguant les champs

la lune d'été

 

la nuit voilée

les grenouilles brouillent

l'eau et le ciel

 

Buson (1716-1783), Le parfum de la lune,

traduction Cheng Wing fun et Hervé

Collet, Moundarren, 1992, p. 55, 59,

68, 80, 90, 93.

01/12/2022

Louise Warren, Bleu de Delf : archives de solitude

 

                             Commencement

L’été, alors qu’enfant j’allais à la campagne, j’aimais franchir ce lieu interdit que nous appelions tantôt le château, tantôt les ruines, mais jamais la maison brûlée. Une vaste demeure, qui, construite en retrait de notre avenue, semblait reculer tout au fond du paysage. Le sol et les murs de plusieurs pièces de cette maison avaient été recouverts de mosaïque turquoise, vertes ou bleues, ainsi que de grands miroirs, puisque nous trouvions partout de ces éclats de feu que nous ne cessions de retourner au soleil. Tout m’apparaissait possible pour cette maison qui laissait entrer les mauvaises herbes, les chats et chiens errants, le ciel et les enfants. Elle correspondait à la maison de mes rêves. Une maison où l’intérieur et l’extérieur habitent ensemble, où les framboises poussent dans le salon. Un lieu plein d’étrangeté et où le paysage se berce doucement dans les tiroirs, où les escaliers ne mènent nulle part ailleurs que devant soi.

         Les années passaient et, dans ce fouillis de mauvaises herbes, on ne voyait plus rien briller que les guêpes. Il n’y eut bientôt ni entrée ni escalier, les ruines furent rasées pour faire place à une série de maisons basses, chacune collée à un jardinet de banlieue. J’ai longtemps établi un lien entre ces ruines, les maisons en démolition du centre-ville, mon appartement brûlé de la rue Hutchinson, et la poésie. Un fil sacré qui déterminerait un périmètre dans l’imaginaire. La poésie a cette force de traversée, celle de commencer par les ruines.

 

Louise Warren, Bleu de Delf : archives de solitude, éditions Trait d’union, Montréal, 2003, p. 28.

 

30/11/2022

Erich Fried, Es ist was es ist

Erich Fried, Es ist was es ist

Par la pensée

 

Te penser

et penser à toi

et penser à toi toute entière et

penser au te-boire

et penser au t’aimer

et penser à l’espérer

et espérer et encore

et toujours plus espérer

le te-revoir-toujours

 

Ne pas te voir

et par la pensée

non seulement te penser

mais aussi déjà te boire

et déjà t’aimer

 

Et alors seulement ouvrir les yeux

et par la pensée

d’abord te voir

et puis te penser

et puis de nouveau t’aimer

et de nouveau te boire

et puis

te voir de plus en plus belle

et puis te voir penser

et penser

que je te vois

 

Et voir que je peux te penser

et sentir ta présence

quand bien même

je ne peux te voir avant longtemp

 

Quoi ?                                

 

Qu’es-tu pour moi ?

Que sont pour moi tes doigts

et tes lèvres ?

Qu’est pour moi le son de ta voix ?

Qu’est pour moi ton odeur

avant l’étreinte

et ton parfum

pendant l’étreinte

et après ?

 

Qu’es-tu pour moi ?

Que suis-je pour toi ?

Que suis-je ?

 

Erich Fried, Es ist was es ist, traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.

 

 

29/11/2022

Erich Fried, Es ist was es ist

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Une nuit à Londres

 

Garder les mains

devant le visage

et laisser clos

les yeux                      

ne voir qu’un paysage

montagnes et torrent

et dans la prairie deux animaux

bruns sur le versant vert clair 

qui monte jusqu’à la forêt plus sombre

 

Et commencer à sentir

l’herbe fauchée

et tout en haut au-dessus des pins

en cercles lents un oiseau

petit et noir

sur le bleu du ciel

 

Et tout

absolument paisible

et si beau

que l’on sait

que cette vie vaut la peine

parce que l’on peut croire

que tout ça existe

 

Erich Fried,  Es ist was es ist, Verlag Klaus Wagenbach, 1983, traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.

 

28/11/2022

Erich Fried, Es ist was es ist

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Une sorte de poème d’amour       

        

Qui te désire              

quand je te désire                    

 

Qui te caresse            

quand ma main te cherche ?               

 

Est-ce moi

ou les vestiges de ma jeunesse ? 

 

Est-ce moi

ou les prémices de ma vieillesse ?        

 

Est-ce ma rage de vivre

ou ma peur de la mort ?

 

Et pourquoi mon désir

devrait-il avoir du sens pour toi ?

 

Et que t’apporte mon expérience

qui n’a fait que m’attrister ?                         

 

Et que t’apportent mes poèmes                       

où je ne fais que dire             

 

combien c’est devenu difficile                          

de donner ou d’exister ?                                  

 

Et pourtant dans le jardin au vent                   

le soleil brille avant la pluie                             

 

et l’air embaume l’herbe agonisante                

et le troène                                                       

 

et je te regarde et

ma main part à ta recherche                           

  

Attente                       

        

Ta voix lointaine                                          

toute proche au téléphone –

et bientôt je l’entendrai de tout près

plus lointaine

parce qu’alors elle devra emprunter             

le long chemin                                      

qui mène de ta bouche à mes oreilles           

en passant entre tes seins                              

franchir ton nombril                            

et le petit mont                                     

en suivant tout ton corps                              

que tu regardes d’en haut                             

jusqu’à ma tête en contrebas                        

dont le visage                                       

est enfoui entre tes cuisses soulevées

dans ta toison                                       

et dans ton ventre

 

Erich Fried, Es ist was es ist, traduits de l’allemand par Chantal Tanet et Michael Hohmann

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

27/11/2022

Erich Fried, Es ist was es ist

 

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Merci et pardon

(50 ans après l’arrivée au pouvoir d’Hitler)

 

Beaucoup trop accoutumés

à hocher la tête d’indignation

devant les crimes        

de l’époque de la croix gammée

 

nous oublions

d’être un peu reconnaissants

à nos prédécesseurs

pour ce que leurs actions

 

pourraient nous aider encore

à reconnaître à temps

le forfait infiniment plus grand

que nous préparons aujourd’hui

 

Dankeschuld

(50 Jahre nach der Machteinsetzung Hitlers)

 

Viel zu gewohnt

uns vor Entrüstung zu schütteln

über die Verbrechen

der Hakenkreuzzeit

 

vergessen wir

unseren Vorgängern doch ein wenig

dankbar zu sein

dafür dass uns ihre Taten

 

immer noch helfen könnten

die ungleich größere Untat

die wir heute vorbereiten

rechtzeitig zu erkennen

 

 

Conversation avec un survivant

 

Qu’as-tu fait jadis

que tu n’aurais pas dû faire ?

« Rien »

 

Qu’est-ce que tu n’as-tu pas fait

que tu aurais dû faire ?

« Des choses et d’autres

ceci et cela :

certaines choses »

 

Pourquoi ne les as-tu pas faites ?

« Parce que j’avais peur »

Pourquoi avais-tu peur ?

« Parce que je ne voulais pas mourir »

 

D’autres sont-ils morts

parce que tu ne voulais pas mourir ?

« Je crois

que oui »

 

As-tu autre chose à ajouter

sur ce que tu n’as pas fait ?

« Oui : Te demander

Qu’aurais-tu fait à ma place ? »

 

Cela je ne le sais pas

et je ne peux pas te juger.

Il n’y a qu’une chose que je sache :

Demain aucun d’entre nous

ne restera en vie

si nous aujourd’hui

recommençons à ne rien faire

 

Gespräch mit einem Überlebenden

 

Was hast du damals getan

was du nicht hättest tun sollen ?

„Nichts“

 

Was hast du nicht getan

was du hättest tun sollen ?

„Das und das

dieses und jenes :

Einiges“

 

Warum hast du es nicht getan ?

„Weil ich Angst hatte“

Warum hattest du Angst ?

„Weil ich nicht sterben wollte“

 

Sind andere gestorben

weil du nicht sterben wolltest ?

„Ich glaube

ja“

 

Hast du noch etwas zu sagen

zu dem was du nicht getan hast ?

„Ja : Dich zu fragen

Was hättest du an meiner Stelle getan ?“

 

Das weiß ich nicht

und ich kann über dich nicht richten.

Nur eines weiß ich :

Morgen wird keiner von uns

leben bleiben

wenn wir heute

wieder nichts tun

 

 

Erich Fried, Es ist was es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte, traduction inédite Chantal Tanet et Michael Hohmann.

26/11/2022

Erich Fried, Es ist was es ist

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 Car

 Car

il y a l’alpha

et l’oméga

 

Car au commencement

Car j’ai faim

Car j’ai peur

 

Car je suis là

Car je veux vivre

Car j’aime

 

Car à mi-chemin

demande

« Encore combien de temps ? »

 

Car à mi-chemin

demande

« A quoi bon tout ça ?»

 

Car à la fin

ne dira pas même

« Eh bien meurs donc »

 

 

Denn

        

Denn

ist das Alpha

und das Omega

 

Denn am Anfang

Denn ich habe Hunger

Denn ich habe Angst

 

Denn ich bin da

Denn ich will leben

Denn ich liebe

 

Denn in der Mitte

fragt

„Wie lange denn noch ?“

 

Denn in der Mitte

fragt :

„Wozu denn das alles ?“

 

Denn am Ende

wird nicht einmal sagen

„So stirb denn

 

 Les derniers seront les premiers

Parce que les choses passées ne sont pas encore

précisément examinées, il se tourne

l’homme de conscience

vers les choses qui les ont précédées

 

Mais l’homme sans conscience

se sert déjà de poignées artificielles

pour se saisir des choses à venir

et de celles qui suivront

 

L’homme de conscience

a découvert entretemps

que la clé

qui donne accès aux choses qui les ont précédées

 

se trouve dans des choses antiques

qui existaient encore avant ces choses

ou plus profondément encore

au sein de leurs conditions préexistantes

 

Mais l’homme sans conscience

fait des progrès plus rapides. Aussi

se pourrait-il que nous tous

et également l’homme de conscience

 

il nous conduise

aux dernières extrémités, bien avant

que l’homme de conscience

ait remonté

 

aux causes premières

jusqu’aux ultimes racines du mal

qui avait rendu sans conscience

l’homme sans conscience

 

Die Letzten werden die Ersten sein

        

Weil die vorigen Dinge noch nicht

genau untersucht sind, wendet

sich der Gewissenhafte

den vorvorigen zu

 

Doch der Gewissenlose

übt schon Kunstgriffe, um die nächsten

und übernächsten Dinge

in den Griff zu bekommen

 

Der Gewissenhafte

hat mittlerweile entdeckt

dass der Schlüssel

zu den vorvorigen Dingen

 

in älteren Dingen liegt

die noch vor diesen Dingen waren

oder noch tiefer in deren

Vorvorbedingungen

 

Der Gewissenlose aber

macht raschere Fortschritte. Deshalb

wird er vielleicht uns alle

und auch den Gewissenhaften

 

schon zu den letzten Dingen

gebracht haben, lange bevor

der Gewissenhafte

die tiefsten Wurzeln des Übels

 

das den Gewissenlosen

gewissenlos werden liess

zurückverfolgt hat

bis zu den ersten Dingen

 

Erich Fried, Es ist was es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte, traduction inédite Chantal Tanet et Michael Hohmann.

24/11/2022

Julia Lepère, Par elle se blesse

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Sur la rive

Je suis entre deux

Hommes comme sur un couteau j’efface

Tout. Pleine d’eux

Au milieu de ces vies qu’on cherche pour se taire

Il faudra bien que la vitesse nous

Fasse disparaître

Nous aussi

Nuée de plomb

 

Dans ce film pourquoi

TU à l’approche me blesse-t-il autant tu la filmes

Si lentement

Je ferme

 

À côté de moi quelqu’un s’endort

Je pourrais être à lui, comme à n’importe qui — un instant

Imaginer le suivre

Agitée

Et repartir

 

Julia Lepère, Par elle se blesse, Poésie/Flammarion,

2022, p. 51.