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30/03/2024

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, dix-neuf

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On aimerait une prose qui épouserait notre promenade, un réel d’écriture et une dilatation d’amour dont on connaîtrait les illusions — le sachant ne le sachant pas— la découverte d’un lieu, la naissance d’un pas composé, aimé pouvant sauter le ruisseau dans l’élan des yeux, des forces en action, la perdrix figée, le lièvre qui a peur, la phrase irait comme ça, la lettre que je vous écrirais en même temps, bien qu’il soit trop tôt pour nous, puis trop tard, la vie ayant passé dans l’intervalle, les temps toujours brisés malgré ces accompagnements et cette malice que les corps si doucement montraient, si souplement la couleuvre glissant mais trop tard aussi, les yeux n’ayant pas eu le temps, ce qui les troublait, les trouble encore, les nôtres pourtant rompus à la fiction mais avides d’instants, sûrs d’avoir rêvé, heureux de n’avoir pas inventé cet éclat pareil de la littérature quand il n’en était pas question entre nous (…)

 

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, dix-neuf, Flammarion, 2024, p. 47.

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, dix-neuf

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On aimerait une prose qui épouserait notre promenade, un réel d’écriture et une dilatation d’amour dont on connaîtrait les illusions — le sachant ne le sachant pas— la découverte d’un lieu, la naissance d’un pas composé, aimé pouvant sauter le ruisseau dans l’élan des yeux, des forces en action, la perdrix figée, le lièvre qui a peur, la phrase irait comme ça, la lettre que je vous écrirais en même temps, bien qu’il soit trop tôt pour nous, puis trop tard, la vie ayant passé dans l’intervalle, les temps toujours brisés malgré ces accompagnements et cette malice que les corps si doucement montraient, si souplement la couleuvre glissant mais trop tard aussi, les yeux n’ayant pas eu le temps, ce qui les troublait, les trouble encore, les nôtres pourtant rompus à la fiction mais avides d’instants, sûrs d’avoir rêvé, heureux de n’avoir pas inventé cet éclat pareil de la littérature quand il n’en était pas question entre nous (…)

 

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, dix-neuf, Flammarion, 2024, p. 47.

29/03/2024

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, dix-neuf

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La tradition veut que l’amour ne puisse exister préalablement à sa déclaration. Seuls les mots l’autorisent, seuls ils le déclenchent et seuls ils le consacrent Dans cette perspective, nous étendons les pouvoirs de la langue à tout ce qui la précède, nous divulguons ces pouvoirs  depuis les corps et  les images. Poésie est le nom de ces plongées dans la nuit continuée des commencements. Partie prenante de cette perspective est le paysage. L’amour, et plus encore ce pourquoi il naît, peuvent loger dans un « jeu de langage » gagné par les stridences et la rouerie des échanges.

 

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, dix-neuf, Flammarion, 2024, p. 51.

28/03/2024

Antonin Artaud, Le Théâtre de la cruauté

antonin artaud,le théâtre de la cruauté,corps

POST-SCRIPTUM

Qui suis-je ?
D’où je viens ?
Je suis Antonin Artaud
et que je le dise
comme je sais le dire
immédiatement
vous verrez mon corps actuel
voler en éclats
et se ramasser
sous dix mille aspects
notoires
un corps neuf
où vous ne pourrez
plus jamais m’oublier

Antonin Artaud,
 Le Théâtre de la cruauté, dans 

Œuvres complètes, tome XIII, Gallimard, 1974, p. 118.

27/03/2024

Antonin Artaud, L'Anarchie sociale de l'art

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   Au cours de la première Révolution Française on a commis le crime de guillotiner André Chénier. Mais dans une époque de fusillades, de faim, de mort, de désespoir, de sang, au moment où se jouait rien de moins que l’équilibre du monde, André Chénier, égaré dans un rêve inutile et réactionnaire, a pu disparaître sans dommage ni pour la poésie ni pour son temps.

   Et les sentiments universels, éternels d’André Chénier, s’il les a éprouvés, étaient ni tellement universels ni tellement éternels qu’ils puissent justifier son existence à une époque où l’éternel s’effaçait derrière un particulier aux préoccupations innombrables. L’art, justement, doit s’emparer des préoccupations particulières et les hausser au niveau d’une émotion capable de dominer le temps.
   Or tous les artistes ne sont pas en mesure de parvenir à cette sorte d’identification magique de leurs propres sentiments avec les fureurs 
collectives de l’homme.


   Et toutes les époques ne sont pas en mesure d’apprécier l’importance sociale de l’artiste et cette fonction de sauvegarde qu’il 
exerce au profit du bien collectif.


Antonin Artaud, L’Anarchie sociale de l’art, dans Œuvres complètes, tome VIII, Gallimard, 1971 et 1980, p. 233.



26/03/2024

Michel Deguy, Ouï dire

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Quand le vent pille le village

         Tordant les cris

            L’oiseau

S’engouffre dans le soleil

 

            Tout est ruine

               Et la ruine

Un contour spirituel

 

Michel Deguy, Ouï dire,

Gallimard, 1966, p. 33.

25/03/2024

Michel Deguy, Biefs

 

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Un jour elle sera là elle apparaîtra

Elle n’était pas là elle était ailleurs Voici qu’elle

Viendra de là-bas ici elle entrera

J’aurai affaire à elle Elle sera là pour moi

C’est moi plutôt qui entrerai dans son champ d’absence

Qui ne cesse pas Je serai happé pris dedans Soudain

Elle sera ici la fascinante Elle apparaîtra de là-bas de

Cet horizon Visible

 

Michel Deguy, Biefs, Gallimard, 1964, p. 51.

24/03/2024

Michel Deguy, Donnant Donnant

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Donnant

              Donnant est la formule

                                                  l’échange sans marché

où la valeur d’usage ne serait que l’échange du don

où le commun n’est pas même cherché, foison des

incomparables sans mesure prise en commun, un troc où

la fleur d’ail se change en ce qui n’est pas de refus

 

                  Que désirez-vous donner

                  C’est le geste qui compte

 

Miche Deguy, Donnant Donnant, Gallimard, 1981, p. 57.

23/03/2024

Michel Deguy, Poèmes de la presqu'île

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                               Le sablier

 

   Si je perds l’habitude de t’aimer, nous voici comme deux retraités qui jardinent séparés par un fil plus épais qu’une digue.

   Pour réapprendre : placer la pommette gauche contre ma pommette droite, et frapper doucement sur la nuque pour faire passer de mon côté tes cils, le sable de tes cheveux, ton souffle au goût de fruit.

   Toutes les trois minutes renverser le sablier.

 

Micherl Deguy, Poèmes de la presqu’île, Gallimard, 1961, p. 100.

21/03/2024

Emily Dickinson, Du côté des mortels

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S’il n’avait pas de crayon

Emprunterait-il le mien —

Usé — là— émoussé – mon cher,

De t’écrire tant.

S’il n’avait pas de mot —

Ferait-il la Pâquerette,

Presque aussi grande que je l’étais —

Quand il m’a cueillie ?

 

Emily Dickinson, Du côté des mortels, poèmes

1860-1861, traduction François Heusbourg,

Editions Unes, 2023, p. 57.

20/03/2024

Zmoky Dickinson, Du côté des mortels

       emily dickinson, du côté des mortels, agonie, retour

Même si je rentre très tard — très tard ­

Au loin je rentre ­— cela compensera —

Plus forte sera l’Extase

Qu’ils se seront faite à m’attendre —

Quand la nuit — tombera — muette — et noire —

Ils m’entendront frapper sans s’y attendre —

Le moment sera donc si bouleversant —

Brassé par des décennies d’Agonie !

 

Rien que d’imaginer le feu brûler —

Imaginer ces yeux si longtemps soustraits se tourner —

Songer à ce que moi-même je dirai,

Et ce que lui-même me dira à moi —

Voilà qui fait oublier les Siècles d’errance !

 

Emily Dickinson, Du côté des mortels, poèmes 1860-1861,

traduction François Heusbourg, éditions Unes, 2023, p.71.

 

 

19/03/2024

Emily Dickinson, Du côté des mortels

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Je n’oserais pas quitter mon ami,

Au cas où — au cas où il devrait mourir

Pendant mon absence — et que — trop tard

Je rejoigne le Cœur qi m’attendait —

 

Si je devais décevoir les yeux

Qui ont scruté ­ — tant scruté — pour voir —

Et ne pouvaient se résoudre à se fermer avant

Qu’ils m’aient « aperçue » — ils m’ont aperçue —

 

Si je devais poignarder la foi patiente

Si sûre de ma venue —­ bien sûr je suis venue —

À l’écoute — à l’écoute — endormi —

En prononçant mon nom doucement —

 

Mon cœur souhaiterait se briser avant ça —

Se briserait alors — alors brisé —

Serait aussi inutile que le prochain soleil du matin —

Là où le givre de minuit — s’étendait !

 

Emily Dickinson, Du côté des mortels, poèmes

1860-1861, traduction François Heusbourg, éditions

Unes, 2023, p. 105.

18/03/2024

André du Bouchet, Ici en deux

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... toute la nuit

 

comme

sur le point de mourir

 

sans

que ma mort appartienne alors

davantage

                  que la clarté

venue

de la nuit blanche

 

 

 

n’a

appartenu à la nuit

 

André du Bouchet, Ici en deux,

Poésie/Gallimard, 2011, p. 65.

17/03/2024

André du Bouchet, Air

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Amarre

 

La grosse corde des jours de campagne

m’a lié

je m’use

couvert d’une écorce de fer

et comme moi

le jour s’est fermé

ma plaie

enterrée

la bande d’arbres

en diagonale

et l’air

au croc

qui nous faisait trembler

la surface de la terre

je suis sourd

et lisse

je ne comprends pas les mots de l’arbre

qui par moments continue de parler

au-dessus de la baignoire

posée dans le pré

comme une auge froide

d’où le jour sera sorti

entier.

 

André du Bouchet, Air,

Clivages, 1977, np.

16/03/2024

Witold Gombrowicz, Moi et mon double

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(...) Mais ce mot « je suis », sans aucun attribut, ce fait nu et terrible, me remplissait d’épouvante.il semblait qu’il n’y avait rien de plus difficile que d’être soi-même, ni plus ni moins. Ce mot impliquait une affreuse nudité ; D’ailleurs j’avais craché sur l’esprit et il s’était enfui. « Non, non —murmurai-je recroquevillé et frémissant — je ne veux pas être moi-même. Je préfère être un employé subalterne au ministère des Affaires étrangères, je préfère servir  quelque chose ou quelq’un.

 

Witold Gombrowicz, Moi et mon double, traduction C. Jezewski et D. Autrand, L’œl de la Lettre, 1990, p. 25.