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01/06/2024

Franz Kafka, À Milena

 

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(…) Comme je t’aime (et je t’aime donc, toi la récalcitrante, comme la mer aime un minuscule galet de son fond, c’est exactement ainsi que mon amour te recouvre — et que chez toi je vois de nouveau le galet, si les cieux le permettent) j’aime le monde entier et ton épaule gauche en fait aussi partie, non, c’était d’abord le droit et c’est pourquoi je l’embrasse, quand j’en ai envie (et que tu es assez gentille pour entrouvrir la blouse) et l’épaule gauche en fait aussi partie et ton visage au-dessus de moi dans la forêt et ton visage en-dessous de moi dans la forêt et le repos sur ton sein presque nu. Et c’est pourquoi tu as raison quand tu dis que nous n’avons déjà fait qu’un et je n’ai aucune peur de cela, mais c’est mon seul bonheur et ma seule fierté et je ne le limite pas du tout à la forêt.

   Mais maintenant entre ce monde du jour et cette « demi-heure au lit » que tu as dans une lettre qualifiée de termes méprisants comme une affaire d’hommes, il y a un abîme, que je ne peux pas franchir, sans doute parce que je ne le veux pas. Là-bas c’est l’affaire de la nuit, vraiment dans tous les sens du terme l’affaire de la nuit ; ici c’est le monde et je le possède et maintenant je devrais sauter dans la nuit pour en reprendre possession. Peut-on reprendre encore une fois possession d’une chose ? Cela ne signifie-t-il pas : la perdre. Ici il y a le monde que possède et je dois aller de l’autre côté pour céder à un étrange enchantement, un tour de magie, une pierre philosophale, une alchimie, un anneau magique.

   Vouloir saisir dans la nuit par un sortilège, furtivement, le souffle court, désemparé, oppressé, ce que chaque jour offre aux yeux ouverts ! (« Peut-être » ne peut-on avoir d’enfants autrement, « peut-être » les enfants sont-ils aussi un sortilège. Laissons encore de côté cette question) C’est pourquoi je suis si reconnaissant (à toi et à tout) et donc c’est samozrejmé (=  tout naturellement) qu’à côté de toi je suis au plus haut point calme et au plus haut point bouleversé, au plus haut point contraint et au plus haut point libre, voilà pourquoi après cette prise  de conscience j’ai abandonné toute autre forme de vie.

 

Franz Kafka, À Milena, traduction Robert Kahn, NOUS, 2021, p. 200-201.

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