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16/01/2024

Henri Michaux, Poteaux d'angle

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Le style, cette commodité à se camper et à camper le monde, serait l’homme ? Cette suspecte acquisition dont, à qui l’écrivain qui s’en réjouit, on fait compliment ? Son prétendu don va coller à lui, le sclérosant sourdement. Style : signe (mauvais) de la distance inchangée (mais qui eût pu, eût dû changer), la distance où à tort il demeure et se maintient vis-à-vis de son être et des choses et des personnes, bloqué ! Il s’était précipité dans son style (ou l’avait cherché laborieusement). Pour une vie d’emprunt, il a lâché la totalité, sa possibilité de changement, de mutation. Pas de quoi être fier. Style qui deviendra manque de courage, manque d’ouverture, de réouverture : en somme une infirmité.

 

Henri Michaux, Poteaux d’angle, dans Œuvres complètes, III, Pléiade/Gallimard, 2004, p. 1054-1055.

15/01/2024

Henri Michaux, Émergences-résurgences

 

                            Émergences-résurgences, nuit, noir

Dès que je commence, dès que se trouvent mises sur le papier noir quelques couleurs, elle cesse d’être une feuille, et devient nuit. Les couleurs posées presque au hasard sont devenues des apparitions ... qui sortent de la nuit.

 

Arrivé au noir. Le noir ramène au fondement, à l’origine.

 

Base des sentiments profonds. De la nuit vient l’inexpliqué, le non-détaillé, le non rattaché à des causes visibles, l’attaque par surprise, le mystère, le religieux, la peur..., et les monstres, ce qui sort du néant, non d’une mère.

 

Henri Michaux, Émergences-résurgences, dans Œuvres complètes, III, Pléiade/Gallimard, 2004, p. 556-7-8.

14/01/2024

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé

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Le rêve, on le sait, donne des équivalences ; assez avilissantes le plus souvent, et terre à terre.

On n’y reconnaît très mal ce qui, de jour, est considéré avec enthousiasme ou idéalisme. L’amour n’y échappe pas. Le sentiment qui en faisait l’unité, qui en donnait le sens et l’atmosphère disparaît, comme s'il ne comptait pas. La matérialité est mise au premier plan. Non pas que le rêve salisse nécessairement l’amour. Mais plutôt il ne le voit pas, ni du reste la haine, ou l’aversion. Les sentiments le font songer à des objets, les objets ordinaires de notre vie quotidienne, de notre ordinaire le plus ordinaire. Il faut qu’il dénature, qu’il passe à des choses, et les choses mêmes, qu’il les fasse passer dans une autre catégorie.

 

Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, dans Œuvres complètes, III, Pléiade/Galimard, 2004, p. 495.

13/01/2024

Henri Michaux, Passages

                              henri michaux, passages, araigné

Combien d’araignées sont mortes, desséchées, attendant des mouches succulentes tout près, tout près, mais pas assez près néanmoins, et sont tombées pour finir, grises, légères, délicates, que la vie n’a pas entretenues et qu’elle eût entretenues laides et déplaisantes, vulgaires.

 

Henri Michaux, Passages, dans Œuvres complètes, II, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 346.

12/01/2024

Henri Michaux, La Vie dans les plis

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           Aux portes de la ville

 

Je fus pris aux portes de la ville par un étrange resserrement.

Des milliers, des milliers de bouchers, l’arme levée, attendaient le premier bébé qui s’en viendrait vers eux.

Des cochers, sur des fiacres (on entendait partout les bruits de roulement sur les pavés), des cochers conduisaient vers eux ces jeunes enfants.

Et il en circulait ! Oh, ce qu’il en circulait ! Cependant aucun n’arrivait jusqu’ici.

C’est, je suppose, qu’il y avait chute.

La ville était un innombrable puits.

 

Henri Michaux, La Vie dans les plis, dans Œuvres

complètes, II, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 193.

10/01/2024

Henri Michaux,Épreuves exorcismes

 

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                      Alphabet

 

Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardais comme pour la dernière fois les êtres, profondément.

Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n’était p as essentiel disparut.

Cependant je les fouaillais, voulant retenir d’eux quelque chose que même la Mort ne pût desserrer.

Ils s’amenuisaient et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui eût pu servir dans l’autre monde, dans n’importe que monde.

Par-là, je me soulageai de la peur qu’on ne m’arrachât tout entier l’univers où j’avais vécu.

Raffermi par cette prise, je le contemplai invaincu, quand le sang avec la satisfaction, revenant dans mes artérioles et mes veines, lentement je regrimpai le versant ouvert de la vie.

 

Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p.785-786.

09/01/2024

Henri Michaux, La nuit remue

                                     

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                      Dormir

 

Il est bien difficile de dormir. D’abord les couvertures ont toujours un poids formidable et, pour ne parler que des draps de lit, c’est comme de la tôle.

Si on se découvre entièrement, tout le monde sait ce qui se passe. Après quelques minutes d’un repos d’ailleurs indéniable, on est projeté dans l’espace. Ensuite, pour redescendre, ce sont toujours des descentes brusques qui vous coupent la respiration.

Ou bien, couché sur le dos, on soulève les genoux. Ce n’est pas préférable, car l’eau que l’on a dans le ventre se met à tourner, à tourner, à tourner de plus en plus vite ; avec une pareille toupie, on ne peut dormir.

C’est pourquoi plusieurs, résolument, se couchent sur le ventre — mais, aussitôt ­ils le savent, mais tant pis, disent-ils — ils tombent ils tombent dans quelque abîme profond, et si bas qu’ils soient, il y a toujours quelqu’un qui leur tape dans le derrière pour les enfoncer encore plus bas… plus bas.

Ainsi, l’heure d’aller dormir est pour tant de personnes un supplice sans pareil.

 

Henri Michaux, La nuit remue, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard,

1998, p. 472-473.

08/01/2024

Henri Michaux, Ecuador

             henri michaux, ecuador, tropiques

Lundi 7 mars

Dans une plantation de bananiers, caféiers, cannes à sucre, à Méra. Dans une cabane de bambous. 

  Peu me sépare de l’extérieur. Je suis presque dehors. Une grêle de lumière, mille couteaux viennent vers moi. Le bambou laisse passer les cris, les bruits et même les chuchotements et, si de l’autre côté quelqu’un s’approche de la paroi on croit que c’est pour vous dire un secret, ou qu’il vous épie. Le bambou n’est pas non plus san traduire tous les mouvements des alentours.

  Dehors, cette partie apprivoisée de la forêt, tous pavillons déployés et les mâts de fête des palmiers. Chonta.

 

  Des drapeaux déchiquetés, enlevés à l’ennemi, ses feuilles lacérées,  et son corps est noir comme s’il sortait du feu. C’est ainsi qu’il est quand il est vieux, le bananier.

Henri Michaux, Ecuador, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p. 171-172.

07/01/2024

Henri Michaux, Qui je fus

                     henri michaux,disparition,qui je fus

   Ceux-là savaient ce que c’est que d’attendre. J’en ai connu un, et d’autres l’ont connu, qui attendait. Il s’était mis dans un trou et attendait.

   Si toi-même cherchait un trou pour quelque usage, mieux valait, crois-moi, chercher ailleurs un autre trou, ou bien à ses côtés t’asseoir,, fumant les longues pipes de la patience.

   Car il ne bougeait point de là.

   On lui jetait des pierres et il les mangeait.

   Il avait l’air étonné, puis il les mangeait. Il demeurait ainsi pendant le sommeil et pendant l’éveil, plus que la vie d’un préjugé, plus qu’un cèdre, plus que les psaumes qui chantent les cèdres abattus ; il attendait toujours ainsi, toujours diminuant jusqu’à n’être plus que l’orteil de lui-même.

 

Henri Michaux, Énigmes, dans Qui je fus, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p. 80.

06/01/2024

James Sacré, Une petite fille silencieuse

 

james sacré, une petite fille silencieuse

À côté des iris sans fleurs

                                          

                         4

 

Je voudrais que tes joues

Brillent comme au loin, dans le souvenir que j’en ai,

La tuile un peu vieille d’une ou deux maisons seules

Au fond du mot Poitou,

 

Ou pareil que dans soudain la campagne américaine

Un grand manège où tu t’en vas, charpente en bois peinte roller-

Coaster sa construction savante et fine à travers les arbres...

 

On entend des cris, on entend

Le silence aussi.

 

 

Pendant toute une journée que le beau temps

A été là, quelle impatience quel genou tendre

Sur la pelouse qui dégèle !

Que faut-il oublier pour mieux t’aimer ?

(Pour qu’un poème soit un bas de robe légère

À ta jambe.)

Des petites filles qui t’ont connue sans doute

Ont dit le mot bonjour, de loin

Et comme en riant dans ce paysage où tu pourrais courir.

 

 

Un jour le monde avait ton sourire

En octobre en automne quel plaisir d’oublier

D’aimer le temps dans les saisons, le monde

Avait tes joues dans sa couleur,

Ta jambe griffée dans un buisson donne-

Moi la main, donne.

Mais tout s’incline comment dans ce poème,

Où va la jambe du temps ?

Et qu’est-ce qui saigne ?

[...] 

James Sacré, Une petite fille silencieuse, André Dimanche, 2001, p. 38-40.

05/01/2024

James Sacré, Une fin d'après-midi à Marrakech

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On sait que c’est la cuisine à cause des légumes et des fruits qui sont dans un carton ça fait un coin de couleurs comme quelqu’un qui montrerait d’un coup son cœur et son désir avec beaucoup de simplicité violente. Des piments rouges, des oranges. Le mot vivre dans la grisaille et le silence de cette maison pauvre, le silence. Un coin de cuisine, aussi bien l’endroit du marché dans l’ensemble en pisé couleur d’ocre et de pierre blanchie de la ville. Ou comme dans le haut d’un champ que les gens y travaillent longtemps : mon enfance y ramasse n’importe quelle récolte elle s’accumule en couleur vive tout à l’heure on chargera tout dans la charrette le reste du champ sera plus qu’une surface de terre ou de chaume on le voit mal de plus en plus petit dans le monde autrefois demain je suis content d’avoir tout d’un coup ce carton de légumes comme un sourire en désordre. Comme si j’aimais quelqu’un quand je regarde longtemps la couleur d’une orange, le sol défait, le mur longtemps.

 

James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech,

André Dimanche, 1988, p. 193.

04/01/2024

James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine

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           Oiseaux qui sont dans l’herbe en automne

 

Une caille est un geste

lancé dans le bleu un carré

de petit lotier (dessin

d’un village hangar et des tuiles

entre deux branches) geste lancé

par-dessus le buisson derrière

caillou tombé de la grande herbe

une ombre où dans le silence

bat son cœur d’ombre où ?

 

La perdrix elle pourrait être un bruit

dans ce poème (silence un automne et la

couleur des regains) si les mots...

                           rien qu’un motif

au bord de l’imagination : tache automne

orangé en (silence) d’un coq de roche — Brésil

ou braise en mon trou natal ; perdrix

rouge dans un regain (pas d’Amazonie) parlé

de plus en plus gris.

 

 

Une caille est tellement loin mais

presque sous mon pied (luzerne

en septembre le temps doré des

petits cailloux blancs) autrefois aujourd’hui

quelle trace : un poème aussi soudain (blanc

de la page rempli derrière la vitre un autre

espace en automne un arbre et des

petits mots noirs) aujourd’hui demain

quelle trace. Le mot caille est tellement

Loin. Poème comme un fusil. 

[...]

James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine,

repris dans Les Mots longtemps, Qu’est-ce que le

poème attend ?, Tarabuste, 2003, p. 81-82.

03/01/2024

Jacques Dupin, Chansons troglodytes

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 Romance aveugle

 

Je suis perdu dans le bois

dans la voix d’une étrangère

scabreuse et cassée comme si

une aiguille perçant la langue

habitait le cri perdu

 

coupe claire des images

musique en dessous déchirée

dans un emmêlement de sources

et de ronces tronçonnées

comme si j’étais sans voix

 

c’en est fait de la rivière

c’en est fini du sous-bois

les images sont recluses

sur le point de se détruire

avant de regagner sans hâte

 

la sauvagerie de la gorge

et les précipices du ciel

le caméléon nuptial

se détache de la question

 

c’en est fini de la rivière

c’en est fait de la chanson

 

l’écriture se désagrège

éclipse des feuilles d’angle

le rapt et le creusement

dont s’allège sur la langue

la profanation circulaire

 

d’un bout de bête blessée

la romance aveugle crie loin

 

que saisir d’elle à fleur et cendre

et dans l’approche de la peau

et qui le pourrait au bord

de l’horreur indifférenciée

[...] 

Jacques Dupin, Romance aveugle, dans

Chansons troglodytes, Fata Morgana,

1989, p. 21-23.

02/01/2024

Jacques Dupin, écarts

                               jacques dupin, troglodytes, nuit

Dans la nuit, un corps. De l’écriture le combustible et le conducteur. Un corps. Terre immense, ouverte, qui embaume. Qui n’a pas de mesure. Ni centre, ni aiguilles, ni lisières. Une terre, ou un corps, sans origine – insomniaque, inhumain – offert à la jouissance des monstres, et déréglant les rythmes, bousculant les vides de la feuille et les espacements du souffle.

 

La nuit remue, écrivait un ami lointain et le plus proche, lointain intérieur, vraie voix des écorchés vifs et la plus sensitive des fleurs nyctalopes. La nuit écrit. Ne cessera jamais d’écrire selon lui. Énigme compacte contre le ciel. Contre les dieux. Phosphore d’une trace d’encre tirant la plume ou le pinceau entre précipices et météores.

 

La nuit écrit. Élargissant l’espace, extravaguant la page, pulvérisant le cercle de pierres. Et enrôlant la mort. On lui doit un surcroît de force, et l’aggravation du silence. On lui doit de toucher l’extrême fond de la faiblesse, et la cime de nos plissements.

 Jacques Dupin, Écarts, P.O.L., 2000, p. 32.

01/01/2024

Bernard Vargaftig, Le monde le monde

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Encore un versant d’acacias

Une route presque une syllabe

La clairière s’est dénouée

Ciel tout à coup et nudité voici comme

La ressemblance disparaît

La plage sans désolation

Sable éraflé un mouvement

Dans les profonds  paysages qui s’étendent

Jardin et lointain emportés

Et hâte dont l’immensité nomme

Et le trou autour de l’aveu

Le cri le linge les dahlias d’être épars

Chaque fois l’alouette après

L’alouette est-ce où tout dérapait

L’ombre m’abandonne entre enfance

Et frémissement que le silence fuit

 

Bernard Vargaftig, Le monde le monde,

André Dimanche, 1994, p. 75.