08/01/2024
Henri Michaux, Ecuador
Lundi 7 mars
Dans une plantation de bananiers, caféiers, cannes à sucre, à Méra. Dans une cabane de bambous.
Peu me sépare de l’extérieur. Je suis presque dehors. Une grêle de lumière, mille couteaux viennent vers moi. Le bambou laisse passer les cris, les bruits et même les chuchotements et, si de l’autre côté quelqu’un s’approche de la paroi on croit que c’est pour vous dire un secret, ou qu’il vous épie. Le bambou n’est pas non plus san traduire tous les mouvements des alentours.
Dehors, cette partie apprivoisée de la forêt, tous pavillons déployés et les mâts de fête des palmiers. Chonta.
Des drapeaux déchiquetés, enlevés à l’ennemi, ses feuilles lacérées, et son corps est noir comme s’il sortait du feu. C’est ainsi qu’il est quand il est vieux, le bananier.
Henri Michaux, Ecuador, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p. 171-172.
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07/01/2024
Henri Michaux, Qui je fus
Ceux-là savaient ce que c’est que d’attendre. J’en ai connu un, et d’autres l’ont connu, qui attendait. Il s’était mis dans un trou et attendait.
Si toi-même cherchait un trou pour quelque usage, mieux valait, crois-moi, chercher ailleurs un autre trou, ou bien à ses côtés t’asseoir,, fumant les longues pipes de la patience.
Car il ne bougeait point de là.
On lui jetait des pierres et il les mangeait.
Il avait l’air étonné, puis il les mangeait. Il demeurait ainsi pendant le sommeil et pendant l’éveil, plus que la vie d’un préjugé, plus qu’un cèdre, plus que les psaumes qui chantent les cèdres abattus ; il attendait toujours ainsi, toujours diminuant jusqu’à n’être plus que l’orteil de lui-même.
Henri Michaux, Énigmes, dans Qui je fus, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p. 80.
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06/01/2024
James Sacré, Une petite fille silencieuse
À côté des iris sans fleurs
4
Je voudrais que tes joues
Brillent comme au loin, dans le souvenir que j’en ai,
La tuile un peu vieille d’une ou deux maisons seules
Au fond du mot Poitou,
Ou pareil que dans soudain la campagne américaine
Un grand manège où tu t’en vas, charpente en bois peinte roller-
Coaster sa construction savante et fine à travers les arbres...
On entend des cris, on entend
Le silence aussi.
Pendant toute une journée que le beau temps
A été là, quelle impatience quel genou tendre
Sur la pelouse qui dégèle !
Que faut-il oublier pour mieux t’aimer ?
(Pour qu’un poème soit un bas de robe légère
À ta jambe.)
Des petites filles qui t’ont connue sans doute
Ont dit le mot bonjour, de loin
Et comme en riant dans ce paysage où tu pourrais courir.
Un jour le monde avait ton sourire
En octobre en automne quel plaisir d’oublier
D’aimer le temps dans les saisons, le monde
Avait tes joues dans sa couleur,
Ta jambe griffée dans un buisson donne-
Moi la main, donne.
Mais tout s’incline comment dans ce poème,
Où va la jambe du temps ?
Et qu’est-ce qui saigne ?
[...]
James Sacré, Une petite fille silencieuse, André Dimanche, 2001, p. 38-40.
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05/01/2024
James Sacré, Une fin d'après-midi à Marrakech
On sait que c’est la cuisine à cause des légumes et des fruits qui sont dans un carton ça fait un coin de couleurs comme quelqu’un qui montrerait d’un coup son cœur et son désir avec beaucoup de simplicité violente. Des piments rouges, des oranges. Le mot vivre dans la grisaille et le silence de cette maison pauvre, le silence. Un coin de cuisine, aussi bien l’endroit du marché dans l’ensemble en pisé couleur d’ocre et de pierre blanchie de la ville. Ou comme dans le haut d’un champ que les gens y travaillent longtemps : mon enfance y ramasse n’importe quelle récolte elle s’accumule en couleur vive tout à l’heure on chargera tout dans la charrette le reste du champ sera plus qu’une surface de terre ou de chaume on le voit mal de plus en plus petit dans le monde autrefois demain je suis content d’avoir tout d’un coup ce carton de légumes comme un sourire en désordre. Comme si j’aimais quelqu’un quand je regarde longtemps la couleur d’une orange, le sol défait, le mur longtemps.
James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech,
André Dimanche, 1988, p. 193.
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04/01/2024
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine
Oiseaux qui sont dans l’herbe en automne
Une caille est un geste
lancé dans le bleu un carré
de petit lotier (dessin
d’un village hangar et des tuiles
entre deux branches) geste lancé
par-dessus le buisson derrière
caillou tombé de la grande herbe
une ombre où dans le silence
bat son cœur d’ombre où ?
La perdrix elle pourrait être un bruit
dans ce poème (silence un automne et la
couleur des regains) si les mots...
rien qu’un motif
au bord de l’imagination : tache automne
orangé en (silence) d’un coq de roche — Brésil
ou braise en mon trou natal ; perdrix
rouge dans un regain (pas d’Amazonie) parlé
de plus en plus gris.
Une caille est tellement loin mais
presque sous mon pied (luzerne
en septembre le temps doré des
petits cailloux blancs) autrefois aujourd’hui
quelle trace : un poème aussi soudain (blanc
de la page rempli derrière la vitre un autre
espace en automne un arbre et des
petits mots noirs) aujourd’hui demain
quelle trace. Le mot caille est tellement
Loin. Poème comme un fusil.
[...]
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine,
repris dans Les Mots longtemps, Qu’est-ce que le
poème attend ?, Tarabuste, 2003, p. 81-82.
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03/01/2024
Jacques Dupin, Chansons troglodytes
Romance aveugle
Je suis perdu dans le bois
dans la voix d’une étrangère
scabreuse et cassée comme si
une aiguille perçant la langue
habitait le cri perdu
coupe claire des images
musique en dessous déchirée
dans un emmêlement de sources
et de ronces tronçonnées
comme si j’étais sans voix
c’en est fait de la rivière
c’en est fini du sous-bois
les images sont recluses
sur le point de se détruire
avant de regagner sans hâte
la sauvagerie de la gorge
et les précipices du ciel
le caméléon nuptial
se détache de la question
c’en est fini de la rivière
c’en est fait de la chanson
l’écriture se désagrège
éclipse des feuilles d’angle
le rapt et le creusement
dont s’allège sur la langue
la profanation circulaire
d’un bout de bête blessée
la romance aveugle crie loin
que saisir d’elle à fleur et cendre
et dans l’approche de la peau
et qui le pourrait au bord
de l’horreur indifférenciée
[...]
Jacques Dupin, Romance aveugle, dans
Chansons troglodytes, Fata Morgana,
1989, p. 21-23.
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02/01/2024
Jacques Dupin, écarts
Dans la nuit, un corps. De l’écriture le combustible et le conducteur. Un corps. Terre immense, ouverte, qui embaume. Qui n’a pas de mesure. Ni centre, ni aiguilles, ni lisières. Une terre, ou un corps, sans origine – insomniaque, inhumain – offert à la jouissance des monstres, et déréglant les rythmes, bousculant les vides de la feuille et les espacements du souffle.
La nuit remue, écrivait un ami lointain et le plus proche, lointain intérieur, vraie voix des écorchés vifs et la plus sensitive des fleurs nyctalopes. La nuit écrit. Ne cessera jamais d’écrire selon lui. Énigme compacte contre le ciel. Contre les dieux. Phosphore d’une trace d’encre tirant la plume ou le pinceau entre précipices et météores.
La nuit écrit. Élargissant l’espace, extravaguant la page, pulvérisant le cercle de pierres. Et enrôlant la mort. On lui doit un surcroît de force, et l’aggravation du silence. On lui doit de toucher l’extrême fond de la faiblesse, et la cime de nos plissements.
Jacques Dupin, Écarts, P.O.L., 2000, p. 32.
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01/01/2024
Bernard Vargaftig, Le monde le monde
Encore un versant d’acacias
Une route presque une syllabe
La clairière s’est dénouée
Ciel tout à coup et nudité voici comme
La ressemblance disparaît
La plage sans désolation
Sable éraflé un mouvement
Dans les profonds paysages qui s’étendent
Jardin et lointain emportés
Et hâte dont l’immensité nomme
Et le trou autour de l’aveu
Le cri le linge les dahlias d’être épars
Chaque fois l’alouette après
L’alouette est-ce où tout dérapait
L’ombre m’abandonne entre enfance
Et frémissement que le silence fuit
Bernard Vargaftig, Le monde le monde,
André Dimanche, 1994, p. 75.
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31/12/2023
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements
La fugacité disparaît
Toujours la même déflagration je t’aime
La hâte obstinément éclaire
Ton souffle où je tombe encore une fois
Quel dénuement n’ai-je pas dit
Un souvenir sans souvenir aucun ciel
N’a l’étendue de l’abandon
Un cri l’impudeur pensive
Le sens et l’effacement bougent
Le désir avec les oiseaux qui respirent
Tellement le jour était vaste
Comme quand l’aveu n’a plus d’ombre et roule
Quand la ressemblance sans cesse
Si ensevelie se sépare de moi
L’enfance changée en pitié
Dans les rochers que l’apaisement forme
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements,
André Dimanche, 1996, p. 51
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30/12/2023
Edoardo Sanguineti,Codicille
le passage à créativité et développement » après (et après tout) a été très facile :
(et l’imudon, plus que prodigieux, ne fut pas du tout superflu) : (et je ne te cache pas
les infinies complications symboliques que je ne te révèle pas) :
mais maintenant que j’atterris
maintenant que j’ai vu les intellectuels des cinq continents célébrer cette cour
élyséenne (j’étais un E. T., mais en pire, qui disait classes sociales, lutte des classes,
et caetera et caetera, et patati et patata), je suis à la recherche d’un habitat : et toi ?
Edoardo Sanguineti Codicille, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas, éditons NOUS 2023, p. 15.
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29/12/2023
Edoardo Sanguineti, Codicille
je fais de l’écriture, et ne suis pas écriture :
reste le fait tout de même, que je fais des étincelles
(avec le feu et les flammes) : (je fais l’amour, et je te fais pitié) : (et j’ai fait les sept
rêves) : (et je fais le joyeux, et je ne le suis pas)) : (et je fais la tête que tu me vois) :
(je la fais longue et grosse, et cuite et crue) : (j’ai les yeux plus gros que le ventre) :
(je fais le bras de fer, je montre mes muscles) : (et je vais me faire voir et foutre) :
(m’occuper de mes oignons, de mes affaires) : (j’en fais pour trois, à moi tout seul : pour ainsi dire) :
(et pour faire et défaire) : (je me mets en quatre, en cent, et je sais y faire) : (et
enfin j’y mets fin) : n’étant pas écriture, donc, en attendant,
je garde en tête la similitude :
(et ainsi je la transmets à ce papier) :
Edoardo Sanguineti, Codicille, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas, éditions NOUS, 2023, p. 9.
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27/12/2023
Paul Éluard, Pour vivre ici, onze haïkaïs
Palissades peintes
Les arbres verts sont tout roses
Voilà ma saison.
L’automobile est vraiment lancée
Quatre têtes de martyrs
Roulent sous les roues.
Ah ! mille flammes, un feu, la lumière,
Une ombre !
Le soleil me suit.
Une plume donne au chapeau
Un air de légèreté
La cheminée fume.
Paul Éluard, Pour vivre ici, onze haïkaïs,
dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard,
1968, p. 51)52.
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26/12/2023
Paul Éluard, Pour vivre ici, onze haïkaïs
Le vent
Hésitant
Roule une cigarette d’air
Le cœur à ce qu’elle chante
Elle fait fondre la neige
La nourrice des oiseaux
La muette parle
C’est l’imperfection de l’att
Ce langage obscur
Femme sans chanteur
Vêtements noirs, maisons grises
L’amour sort le soir
Paul Éluard, Pour vivre ici, onze haïkaïs,
Dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard,
1968, p. 51-52.
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25/12/2023
Roger Gilbert-Lecomte, Haïkaïs
Haïkaïs (2)
L’aube — Chante l’alouette —
Le ciel est un miroir d’argent
Qui reflète des violettes
La nuit — L’ombre du grand noyer
est une tache d’encre aplatie
au velours bleu du ciel
Vie d’un instant…
J’ai vu s’éteindre dans la nuit
L’éternité d’une étoile
Roger Gilbert-Lecomte, Œuvres complètes, II,
Poésie, Gallimard, 1977, p. 127.
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Roger Gilbert-Lecomte, Haïkaïs
Haïkaïs (2)
L’aube — Chante l’alouette —
Le ciel est un miroir d’argent
Qui reflète des violettes
La nuit — L’ombre du grand noyer
est une tache d’encre aplatie
au velours bleu du ciel
Vie d’un instant…
J’ai vu s’éteindre dans la nuit
L’éternité d’une étoile
Roger Gilbert-Lecomte, Œuvres complètes, II,
Poésie, Gallimard, 1977, p. 127.
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