13/02/2013
William Shakespeare, Les Poèmes, traduction Yves Bonnefoy
Vénus et Adonis
Le soleil au visage pourpre vient de se séparer de l'aube en pleurs, et Adonis aux joues de rose se hâte d'aller chasser. Il aime la chasse mais il se ri avec mépris de l'amour. Vénus, dont il obsède la pensée, se jette au-devant de lui et, en hardie amoureuse, elle se met à le courtiser.
« Ô trois fois plus beau que moi-même, dit-elle pour commencer, ô de ces prés la fleur suzeraine, douceur incomparable, éclipse de toute nymphe, plus beau qu'un homme, plus blanc et plus vermeil que ne sont les roses ou les colombes, la nature qui t'a fait en cherchant à se dépasser elle-même dit que le monde avec ta vie finira.
Daigne, ô merveille, descendre de ton coursier et, sa tête orgueilleuse, rapproche-la par le frein de l'arçon de ta selle. Si tu veux bien m'accorder cette faveur, pour récompense tu connaîtras mille secrets de miel. Viens t'asseoir ici, où jamais le serpent ne siffle et je t'étoufferai de baisers.
Et pourtant je ne rassasierai pas tes lèvres de la satiété écœurante, plutôt je les affamerai en pleine abondance, les faisant rougir et pâlir par mes inventions très nombreuses : dix baisers aussi courts qu'un seul, un seul aussi long que vingt. Un jour ne nous semblera qu'une heure, dépensé en ces jeux qui trompent si bien le temps. »
Disant cela, elle saisit cette main dont la sueur atteste la vigueur et la fougue. Et toute tremblante de passion, elle appelle cette sueur le baume, l'onguent suprême que la terre réserve pour l'apaisement des déesses. Elle est si bouleversée que son désir lui donne la force et le courage d'arracher Adonis de son cheval.
[...]
William Shakespeare, Les Poèmes, traduction et préface Yves Bonnefoy, Mercure de France, 1963, p. 13-14.
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12/02/2013
Umberto Saba, Trente poèmes, traduction Georges Mounin
Printemps
Printemps que je n'aime pas, je veux
raconter que tournant au coin
d'une rue, le présage de ta venue me blessait
comme un coup de couteau. L'ombre mince encore
des rameaux, sur la terre encore
nue, me trouble aujourd'hui comme si je pouvais,
comme si je devais
renaître. La tombe elle-même
semble mal sûre à ton retour, antique
printemps, qui, plus que nulle autre saison,
cruellement, ressuscites et tues.
Paroles
Paroles
où le cœur de l'homme, aux origines,
se regardait surpris et nu ; je cherche
un coin dans le monde, une oasis
propice où, par toutes mes larmes, vous laver
du mensonge qui vous aveugle. Du même coup
l'entassement des souvenirs épouvantables
fondrait comme neige au soleil.
Umberto Saba, Trente poèmes, traduction Georges Mounin,
L'apprentypographe, 1986, p. 17 et 26.
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11/02/2013
Lionel Ray, Comme un château défait
De toi que reste-t-il ? les mots et les chemins
de partout tombent
comme les cartes du jeu ancien.
Tu appelles du fond de la gorge
toutes les paroles du monde.
Ces mots qui ne sont à personne,
pour la grande moisson nocturne,
la messe noire du souvenir.
*
Le termps ne vieillit pas,
il tourne la page du jour,
préserve la nuit dans son poing de pierre.
Le temps est un pays immobile
en deça d etoi-même.
Il éloigne toute fin, la dissipe,
verger aux fruits obscurs
et familiers.
Lionel Ray, Comme un château défait, Gallimard,
1993, p. 94 et 95.
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10/02/2013
Aragon, Henri Matisse, roman
Matisse et Baudelaire
J'ai raconté ce drame ailleurs : cette longue et rapide rêverie d'Henri Matisse autour de Baudelaire détruite par un accident technique, trente lithographies perdues dont ne restait que le témoignage de la photographie, et comment le peintre songea à les refaire d'après la photographie, et comment il renonça à ces dessins refaits, parce que si beaux qu'ils fussent l'élan n'y était plus, l'esprit de Baudelaire.
Les voici pourtant, dont, cinq ou six, nous allons garder jalousement le souvenir. Comme une leçon que nous donne Matisse, un exemple : le renoncement de sa créature par le créateur, Éve de son dieu refusée pour n'être pas celle qui au serpent cèdera. Plus tard les peintres viendront comparer à ces photographies par Matisse préférées et qui vont illustrer Les Fleurs du Mal, ces redites de sa première pensée, et qu'il aura délibérément écartées. Ils apprendront le choix, cette auto-chirurgie de l'artiste. Ils verront Matisse brisant le miroir où seul se regarde Matisse, et ne transparaît plus Baudelaire. Et peut-être prendront-ils peur devant eux-mêmes, leur facile satisfaction d'eux-mêmes. Il y a de quoi vaciller.
Comment avec des mots parler le langage à ces dessins répondant, ce langage d'absence, où chaque flexion de la syntaxe impliquerait l'effacement de la chose exprimée, la disparition de Baudelaire ? L'étrange de cette aventure est que, Baudelaire évanoui, demeurent les interprètes de Baudelaire ; Matisse, si l'on veut, mais enfin Matisse que nous voyons dans les yeux des acteurs, tout à l'heure récitant L'Invitation au Voyage ou La Chute d'un Icare, Matisse dans l'absence de Baudelaire, la présence de Matisse dans l'absence de Baudelaire, ; et par là de lui-même différent (je cherche avec impatience le vocabulaire de cette nuit éclairée).
Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto Gallimard, 1998 [1971], p. 457 et 459.
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09/02/2013
Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner
Quai de la Seine
Au petit matin je m'éveille dans la désolation, ne sachant ni où je me trouve ni ce qui m'a amenée là. J'ouvre les yeux puis les referme bien vite, les rouvre, les ferme de nouveau. Il faut prendre une décision, mais de quelle nature et tendant vers quoi ? Je sais simplement que je ne pourrai demeurer longtemps sur ce sol inégal et douloureux à ma chair de poisson. Ma chair de femme est peu sensible aux menues attaques, tandis que le bas de mon corps, nerveux, élastique mais également tendre et d'un consistance délicate (chair peu serrée comme celle du cabillaud), souffre du moindre caillou sur lequel il repose.
Mais où aller, et de quelle façon ?
Ainsi je suis échouée, misérable, dans la vaste ville inconnue. Puis, un instant d'oubli, et mes yeux s'ouvrent malgré moi : la lueur de l'aube à peine voilée d'une brume d'émail, déjà la promesse rouge du soleil d'été loin là-bas sur l'eau grise (pas la mer, non, me dis-je avec détresse, pas la mer d'où je viens mais quelque fleuve à l'eau douce et sale, douce, écœurante et huileuse, et tantôt grise, tantôt brune, pas la mer, ni l'odeur de la mer, mais quoi ?), seul point distinct parmi les ombres, les vapeurs claires. Et tout le reste envahi d'incertitude, baignant dans une clarté trouble, une lumière de zinc : la péniche qui passe lentement, que je devine tout près à la rumeur de l'eau fendue (pareil est le bruit de l'eau quand je glisse de la surface jusqu'au fond de la mer en gardant tendu bien droit le bas de mon corps, la queue seule ondoyant au rythme lent que je donne à la descente, ouverte largement, largement déployée, translucide), les maisons ou les immeubles qui bordent l'autre rive, comme soulevés de terre et fabriqués d'évanescence.
C'est ainsi que sur terre, hors de l'eau, m'apparaît toute chose.
Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner, "Musées secrets", Flohic éditions, 1999, p. 7, 9, 11.
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08/02/2013
Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca]
Nocturne
La colline est nocturne, dans le ciel transparent.
Ta tête s'y enchâsse, elle se meut à peine,
compagne de ce ciel. Tu es comme un nuage
entrevu dans les branches. Dans tes yeux rit
l'étrangeté d'un ciel qui ne t'appartient pas.
La colline de terre et de feuillage enferme
de sa masse noire ton vivant regard,
ta bouche a le pli d'une cavité douce au milieu
des collines lointaines. Tu as l'air de jouer
à la grande colline et à la clarté du ciel :
pour me plaire tu répètes le paysage ancien
et tu le rends plus pur.
Mais ta vie est ailleurs.
Ton tendre sang s'est formé ailleurs.
Les mots que tu dis ne trouvent pas d'écho
dans l'âpre tristesse de ce ciel.
Tu n'est rien qu'un nuage très doux, blanc
qui s'est pris une nuit dans les branches anciennes.
Notturno
La collina è notturno, nel cielo chiaro.
Vi s'inquadra il tuo capo, che muove appena
e accompagna quel cielo. Sei come una nube
intravista fra i rami. Ti ride negli occhi
la stranezza di un cielo che non è il tuo.
La collina di terra e di foglie chiude
con li massa nera il tuo vivo guardare,
la tua bocca ha la piega di un dolce incavo
tra le coste lontane. Sembri giocare
alla grande collna e al chiarore del cielo :
per piacermi ripeti lo sfondo antico
e lo rendi piú puro.
Ma vivi altrove.
Il tuo tenero sangue si è fatto altrove.
La parole che dici non hanno riscontro
con la scabra tristezza di questo cielo,
Tu non sei che una nube dolcissima, bianca
impigliata una notte fra i rami antichi.
Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca],
traduction de l'italien et préfacé par Gilles de Van,
Poésie du Monde entier, Gallimard, 1969, p. 85 et 84.
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07/02/2013
Alexis Pelletier, Comment ça s'appelle
Revenir aux oiseaux
Des mois sans oiseaux
je veux dire le mot oiseau
Et d'y revenir c'est comme un grand dépaysement
Je me suis souvent demandé pourquoi les oiseaux
et la question est aussi bête que
pourquoi le bleu ou pourquoi peindre
le même motif et pourtant la question
reste même si la réponse la modifie progressivement
Ce n'est pas vraiment le mot oiseau qui m'arrête
ni l'oiseau en général mais un oiseau particulier
ou un vol d'oiseaux particulier en ville surtout
des étourneaux mais pourquoi pas
en bord de Seine des bernaches cravants
avec les changements irréguliers de leur troupe ou
bruit grondant
Cela fonctionne par glissements
le mot oiseau porte en lui l'appel d'une précision
plus grande et alors de prendre dans
le réservoir percé de la mémoire
Et les souvenirs mobilisent un espace
un corps fluctuant je me souviens très bien
d'un eider observé à la jumelle
en plaine d'Alsace je ne sais sur quel lac
et photographié et de l'immense
bonheur intérieur au télescopage du
canard plongeur et de l'édredon de mon enfance
celui d'un marron foncé et que je n'ai jamais
oser déchirer pour voir comment les plumes à l'intérieur
j'en voyais un enfin ce n'était pas des blagues
l'histoire des plumes
[...]
Alexis Pelletier, Comment ça s'appelle, Tarabuste, 2012, p. 76-77.
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06/02/2013
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet
Difficultés baroques
Il y a des mots que certains jours je ne peux prononcer. Par exemple aujourd'hui, en parlant au téléphone avec l'écrivain D — qui est bègue — j'ai voulu lui dire que j'avais lu un petit livre très joli intitulé L'impossibilité d'écrire. J'ai dit « L'impossibilité...» et je n'ai pu continuer. M'est monté un brouillard, m'est montée mon existence à la gorge, j'ai été prise de vertiges, j'ai su que ma gorge était le centre de tout et j'ai su également que jamais je n'allais prononcer « écrire ». D. — bien ou mal — a complété la phrase, ce qui m'a donné une peine infinie car pour cela j'ai dû vaincre je ne sais combien de voyelles en guise d'écueils. Ah ! ces jours où mon langage est baroque et où j'emploie des phrases interminable pour suggérer des mots qui refusent d'être prononcés par moi ! Si au moins il s'agissait de bégaiement. Mais non ; personne ne se rend compte. Le plus curieux, c'est que quand cela m'arrive avec quelqu'un que j'aime je m'inquiète tant que je redouble d'amabilité et d'affection. Comme si je devais lui offrir des substituts du mot que je ne dis pas. Récemment, par exemple, j'ai eu envie de dire à D. : si ce que vous me dites si souvent est vrai, s'il est vrai que vous mourez d'envie de coucher avec moi, venez, venez à l'instant même. Peut-être qu'avec le langage du corps je lui aurais donné quelque chose d'équivalent au mot écrire. Cela m'est arrivé une fois. Une fois, j'ai couché avec un peintre italien parce que je n'ai pu lui dire : « J'aime cette peinture ». Par contre, j'ai répondu à ses avances par une série d'images surchargées et ambiguës et c'est ainsi que nous avons fini au lit parce que je n'ai pas pu prononcer la phrase que je pensais. J'ai aussi fini en pleurs dans ses bras, en le caressant comme si je l'avais mortellement offensé et en pensant, tandis que je le caressais, qu'en vérité je ne lui offrais pas beaucoup de compensations, qu'en vérité je restais sa débitrice.
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet, Ypsilon éditeur, 2012, p. 80-81.
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05/02/2013
Jules Renard, L'œil clair
Un lever de soleil
L'écrivain le plus paresseux assiste, au moins une fois dans sa vie, au lever du soleil ; mais il doit, par scrupule, intituler sa description : Un lever de soleil, et non, à la manière des grands auteurs : Le Lever du soleil.
Le soleil ne se lève pas deux fois sous le même aspect et au même endroit. Autant de soleils, autant d'impressions qui s'effaceraient les unes les autres ! C'est d'ailleurs bien joli d'en voir un par an, et on s'expose à ne pas le contempler du premier coup. Il suffit que le ciel ce matin-là, reste bouché. Le lendemain, notre ardeur ne sera-t-elle pas diminuée ? Il est possible qu'au troisième jour on renonce à un spectacle qui se dérobe, ou que le soleil finisse par ne plus se lever que dans notre imagination, et que le lecteur ne soit tout de même pas privé de sa page de style.
Voici un pauvre lever de soleil que j'ai pris, cette année, de la terrasse de mon jardin.
Sautant du lit à quatre heures, je dis d'abord pour rassurer ma famille inquiète : « C'est une migraine (ou une colique) qui m'empêche de dormir ! » Je ferme la porte (sans cette précaution, le jardinier croirait à un voleur), je me promène dans les allées et je surveille l'horizon. Il n'est pas facile de deviner à quel point exact de l'orient le soleil va paraître. Faute de patience, on a presque toujours le dos tourné quand il se lève. C'est ce qui m'arrive. Ce petit rond d'un rose terne, là, dans la brume, ce soit être lui ; c'est lui ! Je l'ai manqué. D'où sort-il ? On dirait une lune noyée. Il ne faut pas être un aigle pour le fixer. Un homme sans orgueil l'observe à l'aise. Mais peu à peu, ce pâle soleil divise la brume en nuages qui bougent, précisent leurs formes développées et s'écartent. Et il faut que le soleil les ait tous dispersés, et qu'il reste seul, qu'il rayonne et nous aveugle, pour qu'on puisse vraiment dire qu'il s'est levé.
Il se trouve alors au-dessus de l'horizon à la hauteur de nos yeux éblouis et vaincus.
Cependant la terre s'éveille ; les coqs s'enrouent ; le coq du clocher accroche au passage une vapeur blanche échappée au soleil ; la cheminée du moulin fume, et le château continue de dormir. Une cloche tinte au vent du nord : signe de beau temps.
Volontiers, les paysans se vantent de se lever à l'aurore, et je ne vois que Ragotte qui se fourre au poulailler, mais les chevaux et les bœufs, qui ont passé la nuit au pré, et des moutons que personne ne garde, se remettent déjà à manger.
Une pie et un loriot traversent, deux tourterelles fendent l'air, et un merle que je connais, cherche sans doute, d'une haie à l'autre, son petit sifflet d'un sou. Là-bas, un lapin, qui croyait l'homme à jamais disparu, n'entend rien et s'amuse, et, près de moi, une fleur s'ouvre ; elle ouvre lentement, comme une fillette, ses lèvres pures où brille la rosée.
Et c'est tout.
Rien ne s'ajoutera plus au mystère accompli.
On s'intéresse de moins en moins à la renaissance quotidienne des choses, on ne s'obstine que par pudeur, on bâille, on fait à la nature une bouche grande comme ce trou noir où le lapin vient de sauter au bruit de notre pied engourdi frappant le sol, et on va — que voulez-vous qu'on fasse ? — délicieusement se recoucher.
Jules Renard, L'œil clair, L'Imaginaire / Gallimard, 1990 (1913), p. 99-101.
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04/02/2013
Yves Di Manno, terre sienne
Terre
Terre
mise en vers
(admise ?) (inverse ?)
(devant l'hiver)
malgré l'averse
l'aplat les plis
du noir au vert
*
l'amplitude la lente
pluie du verre
éparpillé
dans l'ouragan
des herbes folles
arrachées aux
abords du pré
*
noir comme vert
(deux panneaux
entrouverts)
diptyque sur
la vitre ayant
été soufflée
(voir-contre-nerf)
*
que le vent gagne
en s'étendant
(sur l'angle droit
le pouce en bas
ensanglanté
au seuil d'une autre
aspérité
*
(mais la matière
en est ôtée
la vitre noire
le cadre vert
sciure la soute
après l'hiver
la suie dilapidée
*
(Le noir s'étend
à l'angle droit
du chevalet)
sueur la sente
(le hallier)
et les débris
décomposés
*
deux carrés
(un triangle)
une tringle
brisée
un appel
à l'orée
du sentier
[...]
Yves Di Manno, terre sienne,
éditions isabelle sauvage, 2012,
p. 11-17.
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03/02/2013
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière
L'agitation du rêve
I
Dans ce rêve le fleuve encore : c'est l'amont,
Une eau serrée, violente, où des troncs d'arbres
S'entrechoquent, dévient ; de toute part
Des rivages stériles m'environnent,
De grands oiseaux m'assaillent, avec un cri
De douleur et d'étonnement, — mais moi, j'avance
À la proue d'une barque, dans une aube.
J'y ai amoncelé des branches, me dit-on,
En tourbillons s'élève la fumée,
Puis le feu prend, d'un coup, deux colonnes torses,
ont un porche de foudre. Je suis heureux
De ce ciel qui crépite, j'aime l'odeur
De la sève qui brûle dans la brume.
Et plus tard je remue des cendres, dans un âtre
De la maison où je viens chaque nuit,
Mais c'est déjà du blé, comme si l'âme
Des choses consumées, à leur dernier souffle,
Se détachait de l'épi de matière
Pour se faire le grain d'un nouvel espoir.
Je prends à pleines mains cette masse sombre
Mais ce sont des étoiles, je déplie
Les draps de ce silence, mais découvre
Très lointain, très proche la forme nue
De deux êtres qui dorment, dans la lumière
Compassionnée de l'aube, qui hésite
À effleurer du doigt leurs paupières closes
Et fait que ce grenier, cette charpente,
Cette odeur du blé d'autrefois, qui se dissipe
C'est encore leur lieu, et leur bonheur.
[...]
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie / Gallimard
1995 (1987), p. 85-86.
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02/02/2013
Jean Follain, Usage du temps
Figures du temps
Cet idéal ciel il semble qu'il ne forme
qu'une unique armoirie
un blason solitaire.
En ce temps où Paris était tout un théâtre
et des corps de femme
un sésame
des filles vivaient qui avaient vingt ans
à beautés vivaces
à semblables voix
et parfois dans la chaleur de Rome
par mégarde un pape brisait son verre
et l'eau claire en coulait
la même absente du calvaire.
Sur les objets chaque jour la poussière
était lentement essuyée
avec un morceau déchiré
du corsage étoilé des fêtes
tissé dans la manufactures
que cernaient les prés et les nuages.
Des maisons pleines de lâches,
de forçats, de déserteurs,
montraient des barrières en fleur.
Souvent une main se refermait
comme une prison de chair
sur un insecte à couleur d'or
et féru de silence.
Vers les classes les drapés les champs
descendaient dans leurs plis antiques
et l'écolier cherchait les péninsules.
L'arbre et le bouquet
mendiaient l'existence
feuille par feuille et fleur par fleur.
Le jardinier éclairé par des lueurs
conduisait sa maîtresse à travers les châssis
cependant que lignes et volumes
ne cessaient pas de gouverner un buste exquis.
Jean Follain, Usage du temps, Poésie / Gallimard,
1983 (1943), p. 196-197.
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01/02/2013
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Sonnet posthume
Dors : ce lit est le tien... Tu n'iras plus au nôtre.
— Qui dort dîne. À tes dents viendra tout seul le foin.
Dors : on t'aimera bien. — L'aimé, c'est toujours l'Autre...
Rêve : la plus aimée est toujours la plus loin...
Dors : on t'appellera beau décrocheur d'étoiles !
Chevaucheur de rayons !... quand il fera bien noir ;
Et l'ange du plafond, maigre araignée, au soir,
— Espoir — sur ton front vide ira filer ses toiles.
Museleur de voilette ! un baiser sous le voile
T'attend... on ne sait où : ferme les yeux pour voir.
Ris : Les premiers honneurs t'attendent sous le poêle.
On cassera ton nez d'un bon coup d'encensoir,
Doux fumet !... pour la trogne en fleur, pleine de moelle
D'un sacristain très bien, avec son éteignoir.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros,
Tristan Corbière, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1970, p. 849.
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